Même si le diable semble pour un temps avoir le beau rôle, il doit bien vite lâcher sa proie. Son expulsion du corps possédé fait alors l'objet de précisions anatomiques saisissantes : comme purgé à la suite d'une indigestion, le corps tombe, exsangue.
Les vies de saints sont très systématiques pour décrire l'expulsion physique du démon. La vie de saint Bernard de Clairvaux indique : "Il sort brusquement, dans un infect vomissement, il surgit tout tremblant" 842 . Ailleurs, à la suite d'un autre exorcisme, il est précisé : "un vomi sordide jaillit comme un torrent et le démon s'échappa très rapidement comme une vrille en lançant des immondes insultes" 843 . La vie d'Hildegarde de Bingen mentionne "vomissent une écume sordide dans les airs" 844 . Dans la vie de saint Norbert de Xanten, "il ne tarda pas à sortir, laissant derrière lui des traces répugnantes" 845 . La femme sauvée par saint Bertrand de Comminges "vomit beaucoup de sang" 846 . Dans le livre des miracles de saint Virgile, le diable "s'enfuit dans un vacarme et un sifflement immense, beaucoup des gens qui assistaient à la scène sentant la violence de son départ" 847 .
Dans la plupart des textes, la libération du diable a lieu de manière violente, par la bouche, conformément aux représentations iconographiques. Dans un seul cas, la fuite du diable a lieu du sexe de la possédée : "alors l'esprit immonde s'en alla par l'endroit intime de la femme en une horrible déjection" 848 . Cette précision est certainement en rapport avec les connotations sexuelles du monde diabolique, mais rien n'est dit, dans la Vita, sur l'éventuelle licence dans laquelle Sigewise aurait été plongée pendant sa vie. Le flux d'entrailles qui accompagne l'expulsion de ce démon est là aussi pour achever d'évoquer le dégoût que le diable inspire à la sainte 849 . Cette expulsion s'accompagne de cris, pour dramatiser la scène. R.C. Finucane l'évoque, une forte intensité sonore accompagne le moment du miracle : "le moment de la guérison est parfois précédé de cris, de pleurs horribles, de scènes dramatiques accompagnées d'une clamore horrifico. L'environnement du sanctuaire est empli d'émotion, et la crise est souvent le signe que le miracle ne va pas tarder" 850 .
Après cette violente expulsion, le possédé est comme un costume vide. Ce corps malmené, déchiré, torturé à l'extrême, s'effondre. Le possédé est ramené "à demi mort" et il reste "muet pendant trois jours" 851 . Nombreux sont les individus ainsi libérés qui connaissent une sorte de prostration : "Et celle qui, avant, ne pouvait être tenue par un grand nombre de personnes, l'ennemi l'ayant lâchée, ne put plus se tenir debout mais s'effondra, prostrée auprès du saint, les bras en croix, rendant grâce à Dieu et à son libérateur" 852 . Cette libération spectaculaire, aussi impressionnante que l'était la possession, ne manque pas de frapper le public de la scène qui, un temps amusé par le démon, réserve ses applaudissements au saint.
L'exorcisme s'achève, en effet, toujours par la réussite du saint qui donne l'occasion à l'assistance de se réjouir en une sorte de "happy end". La vie de saint Bernard annonce : "les assistants se réjouissent et, levant les mains au ciel vers Dieu qui, du haut du ciel les a visités, ils rendent grâce". Plus loin, le texte ajoute : "une immense clameur se souleva dans l'église, tous les âges poussèrent des cris de joie retentissants comme de l'airain en l'honneur de Dieu qui fut béni de tous, et chacun se retira sans cesser de le vénérer" 853 . Des Te Deum 854 sont chantés 855 . La joie bruyante du public exprime son soulagement après sa grande inquiétude face au possédé et au cours de l'exorcisme. Au fur et à mesure du spectacle, le suspense a grandi, les personnes présentes se sont identifiées avec les protagonistes de ce drame, et elles vivent la libération du possédé comme un événement qui les touche. Conscientes de leurs propres péchés, elles se sentent proches de la victime du démon, elles ont souffert avec elle l'épreuve de la possession et celle de l'exorcisme, elles se sentent, avec elle, libérées.
Toute cette mise en scène semble répondre à un but : la mise en valeur de l'action du saint en vue de son édification. Mais des récits qui donnent un temps la part belle au diable, sont à double tranchant dans la mesure où ils donnent l'impression de la faiblesse du saint. Des critiques ne s'y trompent pas qui font, au XIIIe siècle, de saint Bernard, celui qui ne parvient pas à faire les exorcismes, comme nous le verrons au chapitre IX.
Vita prima S. Bernardi, II, 11, c. 275.
Ibidem, 17, c. 278.
Vita S. Hildegardis, 20, p.57.
Vita A S. Norberti, 10, p. 681.
Vita S. Bertrando Convenensi, 12, p. 1176-1177.
Liber miraculorum S. Virgilii, p. 89.
Vita S. Hildegardis, 22, p. 65.
L'image est conforme à la Vita Martini, p. 293 qui indique un "flux de ventre", "fluxu ventris egestus est".
R.C. Finucane, Miracles and pilgrims. Popular beliefs in Medieval England, London, 1997, p. 88.
Liber miraculorum S. Virgilii, p. 89.
Vita S. Bertholdi, XXV, p. 251.
Vita prima S. Bernardi, II, 14, c. 277.
Il s'agit d'un hymne liturgique des solennités triomphales, évocatrice des victoires pacifiques ou guerrières remportées par l'Église du Christ. Te Deum laudamus existe en Gaule et en Italie au VIe siècle, son auteur inconnu est probablement occidental, voir H. Leclercq, "Te Deum", DACL, XV².
Vita S. Hildegardis, 21, p. 62.