Dans la lutte qu'il entreprend contre le diable pour guérir le possédé, le saint dispose des recommandations faites par le Christ aux Apôtres (Mc 9, 14-29 ; Lc 9, 37-43 ; Mt 17, 14-21). Il s'agit de la prière et du jeûne auxquels on pourrait ajouter l'aumône comme l'indique Hildegarde de Bingen à l'abbé de Brauweiler.
Depuis le modèle évangélique, dans les vies du Haut Moyen Âge et du XIIe siècle, les saints et les clercs en lutte contre le démon, au cours d'un exorcisme, se livrent à la prière.La Vita prima de saint Bernard de Clairvaux indique que la prière permet au saint de recevoir la puissance de Dieu : "et tandis qu'il se plonge dans la prière, une force s'échappe de lui par l'effet du ciel" 856 . Et c'est en esprit de force, "in spiritu fortitudinis", qu'il apostrophe le diable.
‘"Finalement, l’homme de Dieu, confiant en la miséricorde du Christ, s’applique plus profondément à la prière et, plongé dans son devoir de piété, étant attentif aux prières et aux larmes de ceux qui demandent au nom de Jésus Christ, contre le démon ennemi il se dresse au combat avec la force d’un athlète courageux" 857 .’La spiritualité cistercienne de Bernard de Clairvaux est une spiritualité de la prière, elle constitue la réponse normale dans la foi aux difficultés de la vie 858 . Dans une autre vie cistercienne, la prière est un recours face à la possession : Asseline recommande de dire l'Ave Maria et la possédée est guérie 859 . C'est le conseil de la sainte, approprié et bien suivi qui rend efficace la prière. Cependant, comparativement à d'autres vies du XIIe siècle, la prière dans la partie de la Vita prima rédigée par Ernaud de Bonneval est au second plan. L'essentiel du miracle est sa dimension pastorale et "l'oraison privée est reléguée au magasin des accessoires" 860 . La pastorale apparaît dans la sollicitation de la prière de la communauté des fidèles : "revenu vers le peuple, il leur demanda de prier avec beaucoup d'attention" 861 .
‘"Ton juge est ici esprit inique, le pouvoir suprême est là. Alors, résiste, si tu peux. Il est ici celui qui devait souffrir pour notre salut. Alors, dit-il, le prince de ce monde sera jeté dehors (Jean XII, 34). C’est là ce corps qu’il a reçu de la Vierge, qui a été étendu sur l’arbre de la croix, qui a été mis au tombeau, qui est ressuscité de la mort et qui est monté au ciel devant les yeux des disciples. Par la puissance terrible de cette majesté, j’ordonne à toi, esprit malin, de sortir de sa servante, et que tu n’aies pas l’envie d’y revenir par la suite." 862 ’Dans cette prière d'exorcisme qui a lieu dans l'Église, au moment de la célébration de l'eucharistie, se trouvent, mélangés aux injonctions adressées au diable, les éléments du Credo qui, avec l'Ave Maria et le Notre Père, sont les prières les mieux connues des chrétiens au Moyen Âge 863 . Ce texte nous fait percevoir le glissement subtil opéré par le saint vers l'adjuration du diable dans le but de joindre les fidèles à la cérémonie. En récitant le Credo et en y ajoutant quelques formules exorcistiques, la communauté tout entière participe, elle reconnaît la prière qui lui est familière et ajoute son murmure à la parole du saint. Pour saint Bernard en effet, la prière "c'est l'union à Dieu, donnée et vécue sans restriction. Ubi unitas, ibi perfectio. Dans cette ultime unité, chacun atteindra une intégration totale, sans division interne ; tous se rejoindront dans une communion indissociable et tous semblablement adhèreront à Dieu, devenant un seul esprit" 864 . La prière d'exorcisme telle qu'elle est prononcée par saint Bernard réalise cette unité des esprits seule réellement efficace contre le diable 865 . La prière prononcée en commun dans l'église incline la communauté des fidèles, conduite par le saint, dans la verticalité de la transcendance. Une force collective est créée pour venir à bout de la présence diabolique. Cette force est telle qu'elle permet parfois à de simples laïcs de mettre fin, seuls, à la puissance diabolique. Dans le livre des miracles de Notre-Dame de Rocamadour, la mère et les chevaliers qui accompagnent le jeune noble prient avec une telle insistance qu'ils parviennent, en l'absence du clergé, à guérir le possédé 866 .
La vie de saint Norbert de Xanten offre un exemple différent d'utilisation de la prière dans les exorcismes. Comme le souligne Patrick Henriet, dans l'ensemble de la Vita, la prière du saint est un exorcisme dans un tiers des mentions. Pendant l'épisode de la guérison du soldat de l'empereur, le saint prie à voix basse durant tout l'après-midi et les compagnons sont invités à faire contrition. Patrick Henriet indique que "toute l'obsession démonologique de la Vita relève à la fois de la pastorale et de la construction d'une intériorité monastique, le saint agit plus par ses prières en tant qu'homme intérieur que comme représentant d'une communauté". Ainsi, la vie de saint Norbert de Xanten donne lieu à une "pastorale de la purification intérieure qui dépasse la pastorale du miracle et de l'exorcisme chez Ernaud de Bonneval" 867 .
Si la prière est essentielle, elle peut être associée au jeûne, pratique ascétique depuis le Haut Moyen Âge, comme le rappelle Hildegarde de Bingen :
‘"Ainsi, depuis le jour de la Purification de Marie nous, ainsi que les gens des deux sexes de notre province, peinâmes jusqu'au samedi de Pâques pour elle, par des jeûnes, des prières, des aumônes, des mortifications du corps" 868 .’La sainte associe les laïcs de sa ville à ses mortifications. Le but est la pureté de tous afin de prononcer une prière efficace. Le choix de commencer jeûnes et prières à cette date n'est pas un hasard. La fête de la Purification de Marie a été instaurée par le Pape Gélase Ier en 494 dans le but de remplacer les Lupercales romaines. Ces fêtes avaient pour but de chasser les mauvais esprits des vierges afin de préparer la fertilité de leur mariage 869 . De même, au cours de l'exorcisme de Nivelles, lors de la nuit qui s'écoule entre les deux étapes du combat, saint Norbert de Xanten décide de ne pas manger tant que la jeune fille ne serait pas guérie 870 . Dans de nombreuses vies de saints, le jeûne et la prière sont associés 871 .
Par la simple adjuration, enfin, les saints imitent le Christ. Dans la vie de saint Bernard apparaît la phrase : "Il ordonne au diable de partir" 872 . Cette formule se rapproche de celle des Évangiles où Jésus, s'adressant au possédé de Gérasa, dit : praecipiebat enim spiritui inmundo ut exiret ab homine (Lc 8, 29) et exi spiritus inmunde ad homine (Mc, 5, 8). Elle exprime, dans sa plus grande simplicité, l'action accomplie par le saint qui expulse le diable de sa propre autorité. L'adjuration au nom de Jésus apparaît aussi, comme dans la vie de saint Norbert de Xanten : Adiuro te per Iesum Christum filium Dei 873 . Même si la formule d'adjuration au nom de Jésus se retrouve dans les textes liturgiques, ainsi isolée et telle qu'elle est prononcée par les saints, elle témoigne de leur autorité.
Par la prière, le jeûne et les adjurations accomplies de leur propre autorité ou au nom du Christ, les saints du XIIe siècle parviennent à mettre le diable en fuite. Dans ces moments où ils associent aussi parfois les fidèles, ils font la meilleure démonstration de leur charisme car ils imitent le Christ.
Vita prima S. Bernardi, II, 13, c. 276.
Vita S. Bertrandi Convenensi, 12, p. 1176-1177.
M. Casey, "Le spirituel : les grands thèmes bernardins", dans Bernard de Clairvaux. Histoire, mentalités, spiritualité, Colloque Lyon-Cîteaux-Dijon, SC 380, Paris, Cerf, 1992, p. 605-635.
"Quaedam monialis in Valle etiam cum qualibet fere nocte opprimeretur a daemone in lecto sibi vim inferente, a viro nobili domino de Juncvilla evocata, quae docuit illam dicere "Ave Maria", liberata est.", Vita S. Ascelina, p. 654.
P. Henriet, La parole et la prière au Moyen Âge. Le verbe efficace dans l'hagiographie monastique des XIe-XIIe siècles, Bruxelles, De Boeck, 2000, p. 131-133.
Vita prima S. Bernardi, II, 13, c. 276.
Ibidem, II, 14, c. 276.
L'un des textes du Credo tel qu'il est récité et connu au Moyen Âge est : "Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre ; et en Jésus Christ son fils, un seul Notre Seigneur, qui fut conçu du Saint-Esprit, naquit de la Vierge Marie, souffrit sous Ponce Pilate, fut crucifié, mourut et fut enseveli, descendit aux enfers, le troisième jour ressuscita de mort, monta aux cieux, est à la droite de Dieu le Père tout-puissant et après viendra juger les vifs et les morts", cité dans N. Bériou, J. Berlioz, J. Longère, Prier au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 1991, p. 82.
M. Casey, "Le spirituel, les grands thèmes bernardins", dans Bernard de Clairvaux, Histoire, mentalité, spiritualité, op. cit, p. 628.
P. Brown souligne déjà dans son étude sur la sainteté dans l'Antiquité tardive, la solennité de la prière prononcée au moment de l'exorcisme : "De là l'importance imaginative des grandes prières d'exorcisme qui maintenaient et articulaient, dans une forme liturgique l'attente (…), elles étaient des affirmations majestueuses de l'ordre véritable et de la juste possession dans un monde cruel et désordonné, (…) elles avaient pour reflet l'impression visuelle écrasante que donnaient les grandes basiliques elles-mêmes", P. Brown, Le culte des saints, op. cit., p. 143.
Liber miraculorum S. Mariae de Rupe, I, 35, p. 130-132.
P. Henriet, La parole et la prière au Moyen Âge, op. cit., p. 172.
Vita Hildegardis, 22, p. 64.
Remarque de P. Dronke, "Problemata Hildegardiana", Mittellateinisches Jahrbuch 16, Stuttgart, 1981, p. 122.
Vita A. S. Norberti, 10, p. 680.
"Ils la conduisirent à la basilique Saint-Juste où, autant qu'elle le pouvait, elle s'adonnait à des jeûnes et à des prières", Vita S. Bertrando Convenensi, 12, p. 1176-1177.
Imperat diabolo ut recedat, Vita prima S. Bernardi, II, 24, c. 282.
Vita A. S. Norberti, 14, P. 686.