Le saint dispose aussi d'une grande liberté d'action, à la manière de ceux qui l'ont précédé au Haut Moyen Âge. En raison de son pouvoir, il invente des gestes qui, par leur originalité, leur spontanéité, lui permettent de venir à bout du diable, ce sont les actions charismatiques par excellence.
Les saints ont parfois recours à la violence physique pour faire fuir le démon, comme si la répétition des adjurations, les mots n'étaient pas suffisants pour venir à bout de sa présence. Ainsi, Hildegarde de Bingen indique, dans les consignes données à l'abbé de Brauweiler, que la possédée doit être battue avec des verges 874 . Saint Bernard touche le cou d'un enfant possédé avec son bâton 875 , il le donne à celle qui est tourmentée par un succube pour qu'elle le mette dans son lit 876 . Dans ces deux cas, il n'y a pas de violence physique. Asseline tente de guérir la femme qui a un démon dans son tibia à distance mais, comme elle n'y parvient pas, elle se rend à Cologne pour battre le démon à coups de verges et prier, ce qui la sauve 877 . Pour sa part, saint Berthold de Garst chasse le diable qui a pris la forme d'un porc, avec une botte de paille, et l'hagiographe de conclure : "Il est digne à bon droit d'être vénéré, celui qui domine le diable par la force d'une botte de paille" 878 . Quelles sont les origines de ce motif ? Dans les Dialogues de Grégoire le Grand (rédigés entre 563 et 594), saint Benoît utilise la verge pour lutter contre un démon 879 . Dans la vie de Théodore de Sykéôn (v. 527/565-613), le saint expulse son premier démon à l'aide d'un fouet et renouvelle les coups sur le corps ou le cœur d'autres possédés 880 . L'origine du motif des coups contre les possédés est donc à chercher dans l'hagiographie byzantine. Les coups portés contre le diable évoquent aussi indirectement les mortifications du corps imposées dans le cadre de la théologie monastique. La flagellation, qui s'ajoute au jeûne, la chasteté, la veille et le port du cilice permettent au moine de participer aux souffrances du Christ. Frapper le diable, n'est-ce pas s'en prendre à celui qui contrôle un corps, à l'agent du péché ? 881
Dans un autre domaine, saint Bernard a recours à un talisman qui prend la forme d'un texte contre le démon rédigé sur un morceau de bois placé autour du cou d'une ancienne possédée pour tenir le diable éloigné d'elle 882 . Le procédé qui consiste à attacher une pancarte au cou de la possédée n'est pas fréquent, c'est, me semble-t-il, la seule occurrence dans le corpus de textes. Il faut mettre ce choix sur le compte de la grande liberté dont Bernard jouit face au diable. Peu préoccupé par la liturgie, il s'engage dans ce combat sans hésiter à inventer les procédés adaptés à chaque situation. Bien sûr, une telle pancarte n'est pas sans rappeler les talismans magiques qui, depuis l'Antiquité protègent hommes et femmes contre les démons. Amulettes et talismans ne sont d'ailleurs pas éloignés, dans l'esprit, du port de reliques protectrices contre les maladies et les démons 883 . Ces talismans ou philactères font d'ailleurs l'objet de nombreuses condamnations 884 .
Aliments, objets bénits, coups sont autant de manifestations extraordinaires du charisme du saint et de l'incroyable liberté dont il dispose pour faire l'exorcisme, conformément à la tradition inaugurée par les saints du Haut Moyen Âge et par leurs successeurs du XIe siècle.
"Désigne sept prêtres, bons témoins et de mœurs irréprochables (…). Ils l'entoureront, chacun tenant en main une verge, figure de celle par laquelle Moïse sortant d'Egypte, frappa la mer Rouge et le rocher sur l'ordre de Dieu, pour que, comme Dieu a rendu les miracles manifestes par la verge, de même ici, qu'il se glorifie lui-même de ce que le pire des ennemis ait été expulsé par ces verges", Vita S. Hildegardis, XXI, p. 61.
Vita prima Bernardi, c. 17, p. 278.
Ibidem, c. 35, p. 288.
"Daemon latitans in tibia cujusdam mulieris apud Coloniam, confessus est, numquam istam Dei Ancillam delectatione carnis esse pollutam. Illa mulier per quindecim annos a daemone possessa, ita per quarumdam ancillarum Dei orationem sanitati mentis est reddita, quod tamen in ejus tibia daemon sibi habitationem constituit. Venit Coloniam virgo Ascelina per archiepiscopus evocata, quae virgis tibiam mulieris verberando, daemonem sursum adscendere fecit, et orationis instantia ex toto expulit.", Vita S. Ascelina, p. 654.
Vita S. Bertholdi, XIV, p. 241.
"Benoît le frappa de son bâton, et dès lors le frère n'éprouva plus la suggestion du petit noiraud" (II, 4, 3), comme l'abbé de Fondi (I, 2, 8) dans Grégoire le Grand, Dialogues, éd. et trad. A de Vogüé et P. Antin, SC 260, t. II, 1979, p. 152.
Voir A. J. Festugière, Vie de Théodore de Sykéôn, Société des Bollandistes, 1970 (Subsidia Hagiographica 48) : "Le père du démoniaque lui remit un fouet, et avec larmes lui dit : "Prends ceci, messire, serviteur du Christ, entre en rage contre mon enfant et frappe-le en disant : 'Au nom de mon Seigneur, sors, sors, esprit impur de ce garçon'. Ce qu'ayant entendu, le juste fit ainsi" p. 18. Le texte mentionne aussi : "Après les avoir torturés par la grâce divine du Christ et le signe de la sainte croix, et les coups sur la poitrine, il fit une prière une bonne heure puis se mit à leur ordonner de sortir des possédés et de rentrer en leur lieux", p. 41. Face à Pierre, fils possédé d'un marchand, Théodore "marqua son visage du signe de la croix et le fouetta sur le cœur", il est dit en effet que le démon mange le cœur du possédé, p. 75. Le passager d'un bateau possédé : "Le saint (…) se saisit de lui, le frappa d'un coup sur la poitrine, menaça par un signe de croix le démon caché en lui et, tandis qu'il criait, lui commanda de sortir", p.109. A propos d'un autre possédé, "lui frappant la poitrine de la main", p. 114.
Sur la mortification et l'ascèse monastique, voir U. Berlière, L'ascèse bénédictine des origines à la fin du XIIe siècle, Paris, 1927 ; G. Constable, Attitudes toward Self-Inflicted Suffering in the Middle Ages, Brookline, Hellenic College Press, 1982.
"In nomine Domini nostri Jesu Christi praecipio tibi, daemon ne hanc amodo mulieram praesumas contingere", Vita Prima S. Bernardi, II, n. 22, c. 281.
Voir "Protective amulets and talismans" dans R. Kieckhefer, Magic in the Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 75-80.
Voir en particulier Yves de Chartres, Panormia, PL 161, c.1317-1318 "si quis etiam philacteriis usus fuerit, anathema sit".