- Les reliques

Comme le saint dispose, de son vivant, de telles facultés de guérison, les restes de son corps héritent, après sa mort, des mêmes pouvoirs. Comme nous l'avons vu dans le chapitre III, les reliques sont aussi employées pour guérir les possédés 906 .

Sigewise, la possédée d'Hildegarde de Bingen est conduite auprès de nombreux lieux saints, mais sans succès. Hildegarde indique dans sa lettre à l'abbé de Brauweiler que ce genre de démon "reste volontiers avec les hommes et la croix du seigneur et les reliques des saints et tout ce qui regarde le service de Dieu, il le néglige et s'en moque et ne le croit guère" 907 . Finalement, c'est Hildegarde qui remporte la victoire contre le diable à la place de saint Nicolas, de même que saint Bernard l'emporte à la place de saint Syr.

Comme pour la plupart des démoniaques, l'approche du lieu saint est une torture, car le diable sait qu'il devra être chassé du corps qu'il occupe. Dans le livre des miracles de saint Gilles, la possédée refuse d'être conduite dans la crypte inférieure où se trouve le tombeau du saint 908 . Enfin, les reliques sont apportées avec les croix pour elle 909 .

Les reliques sont aussi entourées de récits aux origines mystérieuses : un épisode relaté dans le De pignoribus de Guibert de Nogent mentionne un exorcisme réalisé grâce à la dent du Christ conservée à Saint-Médard 910 . Enfin, la possédée errante évoquée dans la translation des reliques de saint Jacques, quand elle arrive au tombeau du saint, se jette sous le coffre qui contient ses restes 911 .

Cette proximité physique passe par le contact avec le tombeau ou les reliques. Bien souvent, les reliques sont posées sur la tête du possédé. Ce geste s'explique, comme le suggère P.A. Sigal, par un rapprochement avec les miracles du vivant du saint. De son vivant en effet, le saint impose les mains au malade et au possédé, il lit sur sa tête les Évangiles ou les exorcismes. Ainsi, les reliques sont posées sur la tête de la victime du démon comme le racontent la vie de saint Faron 912 ou les miracles de saint Winnoc 913 . Les reliques peuvent aussi être placées dans la bouche de la possédée car c'est par elle que s'exprime le diable 914 , ou sur son torse : des cheveux et des poils de la barbe de saint Bernard de Clairvaux ainsi qu'une dent du saint sont placés sur la poitrine du forcené 915 . Henri, chanoine de Bingen, indique dans le procès de canonisation de sainte Hildegarde que ses cheveux ont servi pour guérir deux possédés 916 .

Ainsi, le pouvoir charismatique du saint lui survit à travers ses reliques et les saints qui, de leur vivant, avaient fait des exorcismes, voient ce miracle se perpétuer sur leur tombe. C'est en tout cas le message que souhaitent faire passer les hagiographes qui rédigent les vies des saints. En ce qui concerne Bernard de Clairvaux, l'exorcisme accompli avec les poils de sa barbe par des frères ne figurait pas dans la première version de sa Vita, il a été ajouté ensuite dans le manuscrit d'Anchin, un Codex destiné à la demande de canonisation. Cet exorcisme était en effet contradictoire avec la volonté de l'ordre qui ne souhaitait pas que les miracles thaumaturgiques se développent autour du tombeau du saint. Dans la perspective de canonisation, il était en effet superflu, selon l'ordre, d'ajouter des miracles post mortem, vu ce que le saint avait été capable de faire de son vivant 917 . Le procès de canonisation d'Hildegarde de Bingen, qui ne put aboutir, fait la part belle à la réputation d'exorciste de la sainte 918 . Sur un ensemble de 39 dépositions, 27 cas de guérisons de possédés sont évoqués, la plupart ayant eu lieu sur son tombeau. Les miracles posthumes et les exorcismes sont l'objet d'un enjeu hagiographique car, en fonction de la place qui leur est donnée, l'image et la postérité du saint seront différentes.

Notes
906.

P. J. Geary, Le vol des reliques au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1993 ; A. Angenendt, Heilige und reliquien, op. cit.

907.

Vita Hildegardis, p. 60.

908.

"La femme ne voulait pas qu'on la fît entrer dans la crypte (in cryptam inferiorem) où repose le corps", Liber miraculorum S. Virgilii.

909.

Vita S. Bertholdi, XXV, p. 250-251.

910.

Voir Anonymi Suessionensis narratio dans Guibert de Nogent, Quo ordine sermo fieri debeat, R.B. C. Huygens, CCCM 127, Turnhout, Brepols, 1993. Dans cet ouvrage qui date de 1120, Guibert de Nogent qui est interpellé à plusieurs reprises à propos d'une dent du Christ se décide à s'expliquer par écrit à son sujet. Son texte présente en appendice des Dedicationes présentes dans un manuscrit de la bibliothèque Vaticane provenant de Saint-Médard. A la fin du XIe ou au début du XIIe siècle, un moine de Saint-Médard écrit un texte servant les prétentions de son abbaye. Dans ce texte, qui raconte la dédicace de la Basilique de saint Arnoul par Léon IX en 1049, il invente un événement de toute pièce, celui de la guérison d'un démoniaque grâce à la dent du Christ conservée à Saint-Médard.

911.

Narratio de reliquiis, Annexe 7.

912.

"Et quia paschalis erat solemnitas, ipsi quidem vadunt Domino nocturnam persoluturi synaxim, duos vero e fratribus, qui super aegroto curam gererent dereliquunt ; quorum alter vero beatissimi praesulis dexteram gerens, super caput furentis imponunt.", Liber miraculorum S. Faronis, 2, p. 617.

913.

Miraculi S. Winnoci 23, p. 282.

914.

C'est ce que raconte le livre des miracles de saint Faron : "Adsunt igitur ecclesiae custodes, sanctique pontificis dexteram ori furentis ingerunt", Liber miraculorum S. Faronis, 5, p. 617.

915.

Vita prima S. Bernardi, IV, 27, c. 336.

916.

Acta Inquisitionis de virtutibus et miraculis S. Hildegardis, Analecta Bollandiana, tome 2, 1883, p. 121.

917.

Sur les développements et la rédaction de la Vita prima et les considérations à propos de l'exorcisme posthume, voir A. H. Bredero, Bernard de Clairvaux, culte et histoire, Turnhout, Brepols, 1998, p. 65 et suiv. L'édition de Migne a, pour sa part, repris le miracle.

918.

Acta Inquisitionis (…) S. Hildegardis, op. cit., p. 116-129.