B - Le miracle de la reconciliation ou la résolution des conflits

Pour Michele Grana, à travers les exorcismes de saint Martin à Trèves et celui de saint François à Arezzo, l'exorcisme est un moment-clé de la concorde civile et de l'affirmation du pouvoir dans la société de la fin de l'Antiquité et du Moyen Âge 919 . Dans une situation exceptionnelle, peut apparaître plus aiguë et plus urgente la nécessité de l'ordre public. La possession concerne alors davantage la collectivité qu'un individu, comme le montre pour la première fois Sulpice Sévère dans la vie de saint Martin. Le phénomène de la possession démoniaque a en effet des répercussions sur la vie citadine dans son ensemble, car il est le symptôme d'une crise plus profonde et moins visible. Pour Dominique Barthélemy, qui ne dit pas autre chose, l'exorcisme est une expérience de violence collective destinée à ramener la paix, "le processus de paix, déjà en cours, a besoin d'un catalyseur" 920 . C'est en Flandre, dans la deuxième moitié du XIe siècle, qu'apparaissent des récits de réconciliation qui incluent des exorcismes. La vie de saint Arnoul présente plusieurs exemples d'exorcismes qui ont lieu au moment où le saint intervient pour résoudre un grave conflit 921 . La manifestation publique et spectaculaire de la puissance divine a pour effet de rétablir la concorde 922 .

Qu'en est-il pour les vies de saints du XIIe siècle ? Peut-on considérer que, pour certaines d'entre elles, la possession d'un individu n'est pas l'élément crucial, mais que cet événement est révélateur d'autres troubles ? Saint Norbert de Xanten et saint Bernard de Clairvaux sont sollicités pour guérir des possédés alors qu'ils engagent une tournée diplomatique ou une tournée de prédication 923 . Il convient de replacer leurs rencontres avec les possédés dans leur contexte historique.

En ce qui concerne Norbert de Xanten, les épisodes de possession interviennent à divers moments-clés du récit de la vie du saint 924 . En 1121, après avoir obtenu du pape Calixte II un mandat de prédicateur universel, il est élu prévôt d'une collégiale de la ville de Laon, avec le soutien de l'évêque Barthélemy. L'évêque lui propose ensuite de fonder sa propre communauté. La chose est faite en 1121 à Prémontré. Il semble, d'après la Vita, que les débuts de l'ordre connaissent quelques difficultés. Norbert se rend à Nivelles, ville riche, afin de trouver des moyens de subsistance et pour recruter de nouveaux disciples, certains n'ayant en effet pas supporté la rudesse de sa règle 925 . Le saint arrive dans la ville au moment décisif de la fondation de son ordre alors que quelques citoyens lui sont hostiles, la population écoute ses sermons mais hésite à suivre ses recommandations 926 . Un des bourgeois de la ville qui connaissait Norbert, lui présente sa fille, possédée de douze ans. La réussite de l'exorcisme et la dimension spectaculaire qu'il a pris, donnent toute sa crédibilité à Norbert qui acquiert davantage d'autorité aux yeux des fidèles et des membres de son ordre, il fait taire les jalousies qu'il suscite.

Les autres rencontres de saint Norbert avec les possédés ont lieu au moment du développement de l'ordre et de son extension entre 1123 et 1126, date à laquelle saint Norbert devient évêque de Magdebourg. De nombreux frères sont tentés par le diable 927 , le saint exorcise le fils d'un convers, puis a lieu la tentation du portier 928 . A la suite de ces deux récits, est racontée la possession de l'intendant de Maastricht, où se trouve Norbert. L'exorcisme semble réussir dans un premier temps mais est retardé par les événements qui secouent la ville : tout d'abord, la plupart des personnes présentes au cours de l'exorcisme se sont enfuies car le diable a révélé leurs péchés, ensuite le saint met fin à son jeûne à l'annonce de la guérison de l'intendant. Mais :

‘"Entre les habitants de la ville subsistait une haine à mort. Toute la journée, Norbert s'employa à l'apaiser. Avec la grâce de Dieu, il leur apporta la paix. Mais le diable expulsé de leurs cœurs ne voulait pas céder. Il revint dans le malheureux que l'on croyait guéri. Le voilà qui se mit à crier, à entrer en fureur. Lorsque le prêtre de Dieu revint à l'église, on lui annonça : "Ne savez-vous pas que l'énergumène d'hier est repris de son mal ?" L'homme de Dieu répondit : "Il ne sera pas délivré tout de suite. Ceci lui arrive à cause de ses péchés – c'était l'intendant de la ville – et c'est à juste titre qu'il est livré à son bourreau. Laissez-le encore un moment. Encore quelques jours, il aura fini d'expier et il sera guéri". Il souffrit en effet étrangement durant trois jours, puis la divine miséricorde le délivra. Il rentra chez lui sain de corps et d'esprit" 929 .’

L'hagiographe souligne le lien existant entre les péchés non confessés, les querelles ou les haines qui règnent dans la ville et l'existence d'un possédé lui même pécheur par sa fonction. L'exorcisme spectaculaire a eu lieu, le saint se donne désormais du temps pour que le possédé soit enfin guéri, le temps est en effet nécessaire pour l'expiation de ses péchés. La vie du saint s'achève avec l'exorcisme d'un soldat de l'empereur Lothaire, peu après son couronnement à Rome et le rétablissement d'Innocent II sur le trône pontifical (1133). Cette guérison est sans doute une façon de répondre à certaines critiques qui affirmaient que le prédicateur était devenu un grand personnage de la cour impériale 930 . Parmi tous les exorcismes accomplis par Norbert de Xanten, celui qui correspond le mieux au type d'exorcisme charismatique permettant la résolution des conflits est celui qu'il a réalisé à Nivelles en 1121. C'est là, en effet, que son miracle met fin aux dissensions et à l'hostilité.

Dans la vie de Bernard de Clairvaux, les exorcismes interviennent lorsque le saint traverse une ville au cours de ses voyages diplomatiques. A Reims, le démoniaque lui est présenté alors qu'il cherche à régler un conflit entre le peuple et l'évêque 931 . Le possédé apparaît donc à un moment de tension dans la vie citadine. La série des exorcismes italiens est exemplaire de ce phénomène. Dans la ville de Milan éclate une véritable épidémie de possession au passage du saint 932 , qui se prolonge au moment où il s'engage vers Pavie et Crémone 933 . Ces crises de possession en série sont à replacer dans le contexte religieux et diplomatique de l'époque. Le second livre de la Vita raconte, en effet, les événements intervenus entre le schisme d'Anaclet et les tentatives de réconciliation entre Louis VII et Thibaut de Champagne entre 1130 et 1147. En 1130 a eu lieu la double élection des papes Anaclet II et Innocent II. Au concile d'Etampes, saint Bernard prend position en faveur d'Innocent II et déploie, dans les années qui suivent, toute son énergie afin de trouver une solution favorable à Innocent II qui est chassé de Rome en 1133. Saint Bernard, après de nombreuses pérégrinations, se rend en Italie dans le but de négocier avec les princes et les villes un retour du pape à Rome. Après avoir participé à la Diète de Bamberg et au concile de Pise, il arrive en 1135 à Milan qui connaît une violente révolte. La ville est divisée, au sein des institutions communales apparaissent deux partis : Anaclet II et Conrad III s'opposent à Innocent II et Lothaire III. Ernaud de Bonneval aurait eu connaissance des événements survenus dans la ville grâce au témoignage de Raymond de Foigny. Le seul historien de la ville de Milan est, à l'époque, Landolf de Saint-Paul, auteur d'une Historia Mediolanensis 934 . Selon l'historien, Bernard de Clairvaux s'est présenté comme le successeur d'Ambroise. Cette venue suscite dès lors une grande admiration de tous les citoyens de la ville qui lui réservent un chaleureux accueil. Landolf affirme alors que la riche Milan se donne et accomplit une telle pénitence que les possédés sont libérés et les malades guéris. L'historien n'en dit pas plus mais confirme le rapport de Raymond de Foigny 935 . A la suite de ces guérisons spectaculaires, accomplies en présence d'une immense foule, c'est le peuple de la ville qui donne l'obédience à Bernard et à Innocent II et Lothaire. Saint Bernard présente donc le cas d'une personnalité forte et fascinante qui, intervenant dans une situation difficile, semble un moment résoudre toutes les difficultés. Le charisme du saint réside dans l'accomplissement d'un autre miracle qui dépasse la guérison de la possession : la résolution des dissensions qui déchirent la ville.

La suite de la Vita prima raconte une autre crise résolue de façon semblable 936 . L'Aquitaine connaît, dans les années 1130, le même schisme que le reste de l'Occident. Girard d'Angoulême, primat d'Aquitaine, reconnaît sa soumission à Anaclet et accepte la légation que lui propose le pape. Le duc Guillaume X adhère au choix de Girard, alors qu'une partie des évêques d'Aquitaine a choisi Innocent II. Le duc représente un danger pour le parti d'Innocent II, car il est en mesure de solliciter le ralliement du duc de Bretagne, des rois de Castille et de Léon. Après une première intervention de saint Bernard auprès du duc d'Aquitaine, ce dernier se convertit en avril 1131 au parti d'Innocent II, tout en lançant une violente harangue contre le saint. Après de nombreux voyages diplomatiques, Bernard rencontre le comte de Poitiers et duc d'Aquitaine à l'église de la Couldre en 1134 :

‘“Une fois accomplis les saints mystères de la consécration, la paix ayant été donnée et répandue sur le peuple, l’homme de Dieu n’agissant pas comme un homme, pose le corps du Seigneur sur la patène et l’emporte avec lui : le visage enflammé et les yeux pleins d’éclairs, non pas d’une voix suppliante mais en menaçant, il sort et attaque le seigneur [le comte de Poitiers] par ces paroles terribles : “Nous t’avons adressé des demandes” dit-il “et tu nous as méprisés. Elle t’a supplié, la foule des serviteurs de bien rassemblée devant toi, en une autre réunion que nous avons eue avec toi et tu l’as traitée par le mépris. Voici que s’est avancé vers toi le Fils de la Vierge qui est la tête et le Seigneur de l’Église, que tu persécutes. Voici ton juge au nom de qui tout genou fléchit dans les cieux, sur la terre et aux enfers. Voici ton juge entre les mains de qui adviendra ton âme. Vas-tu le mépriser lui aussi ? Est-ce que lui aussi tu vas le mépriser comme ses serviteurs ?” Tous les assistants pleuraient et, fervents dans leur prière, attendaient l’issue de cette affaire, tous en suspens attendaient on ne sait quelle intervention divine. Le comte voyant l’abbé s’avancer, comme saisi par l’Esprit et portant dans ses mains le très saint Corps du Seigneur, fut saisi d’épouvante et pétrifié : les membres tremblants de crainte et défaillants, comme ayant perdu l’esprit, il roule à terre. Relevé par ses soldats, il retombe face contre terre, ne disant mot à quiconque, ou ne regardant qui que ce soit, la salive coulant sur sa barbe émettant de profonds gémissements, il semblait épileptique.” 937

Véritable coup de théâtre : le comte de Poitiers, qui, dans l'attitude d'un excommunié n'ose pas franchir le seuil de l'église, est approché par saint Bernard qui brandit l'hostie. La présence du corps du Christ au moment de la consécration, les paroles de Bernard qui sont une violente apostrophe contre le comte, la présence du public et le lieu lui-même provoquent, sur Guillaume X, un état proche de la possession. Ernaud de Bonneval le qualifie d'épileptique. C'est comme si, dans ce cas, le schisme et les tensions diplomatiques qu'il suscitait avaient provoqué une crise physique accentuée par la mise en scène liturgique organisée par saint Bernard. Comme vaincu par le saint, représentant du Christ, le comte doit se résoudre au parti d'Innocent II, et le schisme d'Aquitaine est résolu. Ainsi, la division de l'Église, mais surtout le charisme du saint, ont provoqué une crise comparable à la possession. Par cette spectaculaire défaillance physique, le comte de Poitiers révèle à tous ses propres faiblesses mais aussi celles de son parti : toute la crédibilité des défenseurs d'Anaclet s'effondre en même temps que le comte.

Notes
919.

M. Grana, "Esorcismo e ordine pubblico cittadino : San Martino e Treviri, San Francesco e Arezzo", in D. Gobbi, Florentissima proles ecclesiae, Trente, 1996, (Bibliotheca Civis IX), p. 345-371.

920.

D. Barthélemy, "Exorciser les démons de la vengeance, en Flandre autour de 1100", dans Au cloître et dans le monde. Femmes, hommes et sociétés (IXe-XVe siècle), Mélanges en l'honneur de Paulette l'Hermite-Leclercq, Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 2000, p. 269-280. Voir aussi : Geoffrey Koziol, "Monks, Feuds and the making of the peace in eleventh century Flanders" dans The peace of God, dir. Thomas Head et Richard Landes, Ithaca, 1992, p. 239-258.

921.

En 1083-1084, saint Arnoul revient dans son pays natal, à la demande de nobles effrayés par les guerres privées, voir H. Platelle, "La violence et ses remèdes en Flandre au XIe siècle", Sacris Erudiri 20, 1971, p. 101-173. A Ghistelles, il rencontre un homme nommé Foucard qui le fuit et qui est aussitôt saisi par le démon. Violemment déchiré, il est attaché par ses proches. Grâce aux prières de son entourage, il est guéri sans que soient précisées les modalités de l'exorcisme : Vita S. Arnulfi, op. cit., chapitre 18, c. 1415, "et hinc non sua fide, sed aliorum prece per beatum pontificem, a daemone purgatus". D'autres réconciliations ont lieu car les exemples précedents ont marqué les esprits.

922.

M. de Certeau était parvenu au même constat à propos de la crise de possession de Loudun : "La possession regroupe des conflits antérieurs, mais elle les transpose en leur offrant un autre registre d'expression. Alors qu'elle suppose des clivages plus anciens, elle constitue, avec un langage nouveau, une expérience différente", La possession de Loudun, Paris, Archives Julliard, 1970, p. 39.

923.

Dans ces deux Vitae, le contexte historique de la possession est possible à établir car ces événements sont assez bien renseignés. De plus, les deux saints se déplacent dans les lieux où vivent les possédés, ils sont donc directement confrontés aux événements qui interviennent dans leur environnement. Par ailleurs, le rapprochement entre les deux saints a fait l'objet de nombreuses études. Pour K. Elm, ils sont "la personnification des contraires", voir K. Elm, "Norbert von Xanten. Bedeutung - Persönlichkeit - Nachleben" dans Norbert von Xanten. Adliger. Ordensstifter. Kirchenfürst, Köln, Wienand Verlag, 1984, p. 298. H. W. Goetz se livre à une intéressante comparaison entre les deux saints dans "Bernard et Norbert : eschatologie et réforme", dans Bernard de Clairvaux, Histoire, mentalité, spiritualité, Colloque de Lyon-Cîteaux-Dijon, SC 380, Paris, Cerf, 1992, p. 505-525.

924.

Sur le contexte des exorcismes, voir A. Vauchez, "Norbert", dans Histoire des saints et de la sainteté, Au temps du renouveau évangélique (1054-1274) tome 6, Paris, Hachette, 1986, p.215-219 et sur l'exorcisme de saint Norbert à Nivelles, voir W. M. Grauwen, "De terugkeer van Hugo en de duiveluitdrijving door Norbert te Nijvel, 1121", Analecta Praemonstratensia, 67 (n° 3-4), 1991, p. 187-197.

925.

Norbert adopte la règle de saint Augustin composée d'une lettre de saint Augustin adressée au monastère d'Hippone, précédée d'un règlement de l'un de ses disciples, l'ordo monasterii. Il définit un genre de vie très rigoureux avec un seul repas par jour, sans récréation et le silence. Il accentue l'ascèse, le travail manuel et la pauvreté.

926.

"Il se trouvait là des personnes que la grâce de la conversion lui avait autrefois amenées, mais que la règle austère de son ordre et de ses institutions avaient rebutées et qui l'avaient quitté. Pour lui nuire, elles affectèrent de ne pas le voir ni d'écouter ses prédications et tentaient de détourner de lui la faveur populaire", Vita A S. Norberti, 10, p. 680 ; Vita B, c. 821 D-822C.

927.

Vita A. S Norberti, 13.

928.

Ibidem,, 14.

929.

Vita A S. Norberti, 14, p. 687.

930.

Voir P. Henriet, La parole et la prière au Moyen Âge, op. cit., p. 169.

931.

Vita prima S. Bernardi, I, 67, c. 264.

932.

Ibidem, II, 11-17, le chapitre 12 évoque une ville de Milan infestée de démons et de possédés.

933.

Vita prima S. Bernardi, II, 21-24, c. 280-282.

934.

Landolf de Saint-Paul, Historia Mediolanensis, MGH SS, XX, p. 17-49.

935.

Sur l'épisode milanais de saint Bernard et sur les différentes sources évoquant l'événement, voir P. Zerbi, "San Bernardo di Clairvaux e Milano" dans P. Zerbi, San Bernardo e l'Italia, Milano, Vita e Pensiero, 1993, p. 51-68 (Scriptorium Claravallense).

936.

Sur le contexte de cet exorcisme, voir Hubert Claude, "Autour du schisme d'Anaclet : saint Bernard et Girard d'Angoulême" dans Mélanges saint Bernard, XXIVe Congrès de l'association Bourguignonne des sociétés savantes, Dijon, 1953, p. 80-94.

937.

Vita Prima II, 38, c. 290, traduction A. Piébourg, Le Grand Exorde de Cîteaux, op. cit., p. 371-372.