Conclusion

La production hagiographique répond, comme un écho, à la liturgie. Les récits d'exorcisme présents dans les vies de saints du XIIe siècle ne sont pas à prendre "au pied de la lettre", au sens qu'ils n'ont pas forcément été prononcés comme tels, mais ils rappellent ce qui apparaît dans les livres liturgiques et les formulaires du pontifical romano-germanique du Xe siècle. Les deux sources se complètent, mais un grand fossé subsiste entre des vies de saints parfois riches en récits d'exorcisme et une production liturgique indigente. Rares sont les livres liturgiques du XIIe siècle qui comportent des formulaires d'exorcisme.

Ce constat fait pour les livres liturgiques d'Occident et pour ceux émanant de Rome contraste avec les sources qui nous viennent de la région rhénane ou plus généralement de l'Empire. Adolf Franz, en particulier, a souligné que l'aire germanique est la plus riche en textes liturgiques nouveaux. Notre exploration dans les livres liturgiques du XIIe siècle le confirme avec cinq ouvrages comportant des exorcismes, auxquels il faut ajouter l'exorcisme écrit par Hildegarde de Bingen. Comment expliquer cette spécificité germanique ? Plusieurs hypothèses sont possibles. La première hypothèse concerne l'ancienneté de cette tradition. Adolf Franz remarque dès le IXe siècle des livres liturgiques qui comportent des exorcismes originaux 1060 . De même, le pontifical romano-germanique du Xe siècle a été composé à Mayence. Cette tradition ancienne perdure donc au XIIe siècle.

Une autre hypothèse concerne plus précisément la vallée du Rhin. Le contexte de dissidence religieuse et le développement du catharisme font de l'Église chrétienne une citadelle encerclée ou qui se pense comme telle. Parmi les nombreux réflexes de défense auxquels elle peut avoir recours, figure l'exorcisme, action liturgique déjà éprouvée pour la conversion des païens au Haut Moyen Âge. Les cathares sont les nouveaux païens – comme eux, ils sont étroitement associés au diable – qu'il s'agit de convaincre par des cérémonies spectaculaires comme le montre l'interrogatoire du diable du manuscrit de Dendermonde. Les déviants ne sont pas la seule cible de ces exorcismes spectaculaires qui font apparaître un diable qui proclame la doctrine de l'Église, il est aussi bon pour les autres fidèles indécis, tentés par les nouveaux discours proclamés en divers endroits. Les références au baptême, nombreuses dans l'exorcisme d'Hildegarde de Bingen, sont aussi essentielles dans les autres formulaires. Hildegarde, imprégnée de ces textes est probablement consciente qu'il ne suffit pas, au temps du catharisme et de la menace de l'Antéchrist, d'expulser le diable des corps, mais qu'il faut les purifier pour les réintégrer dans le giron de l'Église. Les réflexions que mènent les théologiens du XIIe siècle sur l'exorcisme baptismal ne sont peut-être pas étrangères à cela, comme nous allons le voir dans le prochain chapitre.

Notes
1060.

Voir en particulier le manuscrit de la cathédrale de Cologne CKC 15, fol. 96-98 dans A. Franz, Die Kirchlichen Benediktionen im Mittelalter, op. cit., p. 587-596.