Le témoignage des auteurs du XIIe siècle pose problème. Chacun a beau déclarer avoir été le témoin d'une scène de possession, il est difficile d'apprécier la véracité du récit. Plusieurs auteurs du XIIe siècle prétendent pourtant avoir été le témoin de scènes qu'ils décrivent avec précision.
Guillaume de Malmesbury raconte dans les Gesta pontificum anglorum une anecdote dont il affirme avoir été le témoin :
‘"Au milieu de la foule des religieux venant à la fête, se mêla aussi un grand nombre de vauriens qui faisaient commerce de nourriture, faisant un facile profit, tout en provoquant les éclats de rire des assistants en improvisant des pirouettes. L'un d'eux, devant moi, alors que j'étais enfant, était venu là, facétieux plus que tous les autres. Il se prenait aussi au jeu habile de se livrer à des gestes obscènes au cas où il se rendait compte, à sa grande déception, que ses paroles faisaient moins d'effet. Celui-là, alors que le reliquaire du saint était porté au-dehors, se dressa devant lui, dans une attitude provoquant la honte (ce qui est même difficile et déplacé à raconter). Ayant d'abord dénudé ses organes masculins, il souilla l'air en émettant des bruits venus de ses entrailles (Primoque nudato inguine incestavit aera, tum Deinde crepitu ventris emisso turbavit auras). Quoique cela eût déclenché le rire chez les sots, cela provoqua chez les moines une inconcevable douleur, eux qui se désolaient de voir ce vaurien ricaner en toute impunité. En effet, pour eux qui réclamaient vengeance, l'oreille toute proche du confesseur ne fit pas défaut. A peine, en effet, eût-il enlevé ses vêtements que le voici ! face au peuple, accablé par un violent démon, il subissait le châtiment de son impudence. Ainsi, il était amené à tourner en rond, ainsi il écumait comme un porc que circonvient l'aboiement d'un chien, grinçant des dents à grand fracas, pour que soit évident qu'il était passé sous la coupe de celui sous l'impulsion de qui il avait commis un si grand forfait. C'est pourquoi, violemment saisi par ses compagnons, il fut traîné, bon gré, mal gré, chez lui. Là attaché au montant de la porte, alors que l'on croyait qu'il méditait quelque pensée plus calmement, d'un seul coup, il fit irruption. Il repoussa la table sur les convives qui prenaient leur repas, frappa les uns à coups de poings, blessa d'autres à la tête à coup d'armes de jet qu'il lança, les mit tous en fuite, s'étant servi comme armes des vases qui avaient été placés là. Mais ses compagnons qui pensaient qu'il ne fallait pas abandonner ce misérable, se regroupèrent dans un coin, se saisissant à nouveau du fou et l'entraînant au sépulcre lié par des courroies étroitement serrées. Là, ayant veillé trois nuits et jeûné durant autant de jours, les moines suppliant et mendiant par leurs gémissements le salut d'autrui, il fut guéri, non seulement du démon, mais ce que l'on pourrait dire plus remarquable, de son obscénité. A jamais après cela, il redevint modeste et doux, mais il avait cependant encore les yeux remplis de fiel et menaçants, et le regard qu'il roulait de manière torve et sanguinolent nous terrifiait toujours, nous, les enfants. Car nous nous souvenions que, avant sa guérison, assis auprès du sépulcre, le visage tourné vers nous, il se précipitait et, comme s'il ne pouvait rien faire d'autre, crachait un jet de salive immonde" 1064 .’Guillaume de Malmesbury est né vers 1095, son œuvre, la Geste des évêques d'Angleterre a été achevée vers 1125 et des ajouts ont été apportés en 1140. Bibliothécaire de l'abbaye de Malmesbury, il en devient abbé en 1140, présent au concile de Winchester l'année suivante, il meurt en 1142. Ici, Guillaume raconte une scène dont il affirme avoir été le témoin, puisqu'il indique que cette scène a eu lieu devant lui, alors qu'il était enfant 1065 . A l'occasion d'une fête patronale, les reliques des saints sont présentées à la foule qui assiste à la procession. Un jeune homme se livre à des gestes obscènes face à cette relique et devient subitement possédé. En quoi peut-on considérer ce récit comme un témoignage de Guillaume ?
Le jeune garçon, avant d'être frappé par le diable, se livre à des gestes obscènes. Il rappelle un possédé évoqué par Pierre Damien dans l'une de ses lettres : dans l'ermitage de saint Romuald, Pierre rencontre le frère Jean qui est approché par un démoniaque qui fait, lui aussi, des gestes obscènes 1066 . Dans la réalité comme dans les représentations, ces gestes ont leur place dans la société médiévale. Ils rappellent ceux des juifs à la dérision desquels Jésus se trouve livré. Les peintres du Moyen Âge, probablement inspirés de ce qui se faisait à l'époque, ont reconstitué leurs gestes : les index croisés en l'air, le pouce introduit dans la bouche, ont une connotation sexuelle, la paume de la main tournée vers le sol s'abaisse en signe de mépris 1067 . Même s'il est probable que l'obscénité soit une réalité de l'époque, et pas seulement d'elle, elle est d'autant plus déplacée que la culture médiévale assimile clairement la sexualité et la luxure au diable. Des corps nus, se touchant le sexe, apparaissent aux tympans des églises, comme à la cathédrale de Bourges, mais ils sont en enfer. Toutes les représentations de la luxure sont associées au serpent qui symbolise la chute et le diable 1068 . Enfin, les récits associant l'acte sexuel accompli dans un lieu sacré comme une église, le tombeau d'un saint ou un cimetière sont dotés, au Moyen Âge, d'une véritable dimension dramatique : ils correspondent à la souillure ultime 1069 .
A l'obscénité, le jeune homme ajoute une véritable anti-parole puisqu'il ne s'exprime pas par sa bouche et par un langage articulé mais par ses entrailles qui émettent des pets (crepitu ventris). Les récits de possession et d'exorcisme ne mentionnent pas de possédés émettant de tels bruits. Cet aspect du texte présente une dimension peut-être vécue, en tous cas rarement évoquée dans les textes narratifs au Moyen Âge. La rareté des mentions scatologiques ne signifie pas leur absence. Par exemple, la Vie de saint Gengoul étudiée par Anita Guerreau-Jalabert comporte le cas d'une punition d'une femme luxurieuse par le pet 1070 . L'épouse du saint qui le trompe avec un clerc, organise, avec ce dernier, le meurtre de son mari. Le saint est accueilli au ciel en martyre, le clerc se vide de ses entrailles, l'épouse refuse de croire aux miracles qui se produisent sur le tombeau de son mari, ses paroles grossières se transforment en pets. La punition du clerc rappelle l'expulsion du diable du corps possédé par un flux de ventre. Quant à l'obscénité des paroles de la femme, elle se transforme en acte de la même manière que les gestes obscènes du jeune homme 1071 .
Par ailleurs, la peinture d'un tel événement par Guillaume de Malmesbury fait vivre un moment de fête dans la rue d'une ville médiévale. En effet, le jeune fait ces gestes dans le but de faire rire, il est comparable à un jongleur de carnaval 1072 . Quelle est l'attitude face au rire au Moyen Âge ? Le rire est proscrit par les règles monastiques. En effet, le rire vient du ventre, des parties non nobles, c'est-à-dire ignobles du corps et il correspond à une souillure de la bouche. La Règle du maître indique : "Quant aux bouffoneries, aux paroles oiseuses et portant à rire, nous les condamnons à la réclusion perpétuelle, et nous ne permettons pas au disciple d'ouvrir la bouche pour de tels propos" 1073 . A cette interdiction monastique s'oppose à partir des XIIe et XIIIe siècles, la réalité carnavalesque de la rue, décrite par M. Bakthine et qui s'adapte parfaitement aux souvenirs de Guillaume de Malmesbury. Une "culture du rire" s'installe dans les villes où l'homme médiéval "ressent la continuité de la vie sur la place publique, mêlé à la foule du Carnaval, où son corps est en contact avec ceux de personnes de tout âge et de toute condition" 1074 . Guillaume enfant, assistant à la procession des reliques, est aussi mêlé aux gens de la ville. Comme pour tout moment de fête, l'occasion est bonne pour s'amuser et faire ce qui n'est pas permis. Le temps de carnaval 1075 s'ouvre à Noël, pour culminer lors des trois jours qui précèdent le mercredi des Cendres. Ce temps est une période grasse avec ses valeurs et ses objets symboliques. Ensemble de coutumes plus qu'une fête organisée, le carnaval est le royaume du rire, de la jeunesse et des confréries joyeuses, il est le triomphe du corps et du grand manger où l'abondance est faite d'aliments gras et flatulents propices à la circulation des souffles 1076 .
Ce texte, avec toute sa dimension vécue, nous donne à voir une autre scène de possession. Si l'on ne peut évidemment vérifier les éléments de ce récit, il échappe dans une certaine mesure aux stéréotypes et donne l'impression de nous faire accéder à un Moyen Âge plus proche du vivant. Est-ce une illusion ? S'agit-il des dons de narrateur de Guillaume de Malmesbury ? Cette source est bien un témoignage subjectif car il semble évident à l'enfant et à l'adulte qui en fait le récit, que le jeune homme devient possédé et n'est pas victime d'un autre malaise. Comme dans les autres peintures de la possession, elle fait apparaître un visage contraire de l'humanité.
Guillaume de Malmesburry, Gesta pontificum anglorum, éd. NESA Hamilton, London, Longman and C°, 1870 (Rerum britannicorum medii aevi scriptores 52), p. 436. Je remercie Madame Duchet-Suchaux pour l'aide qu'elle m'a apportée pour la traduction de ce texte.
Quelques pages plus haut, Guillaume de Malmesburry dit vouloir raconter une série de miracles dont il a été le témoin de visu, Ibidem, p. 436.
In hac etiam heremo Fontis Avellani, ubi nunc habito, prior quidam fuerat nomine Iohannes, qui lentis quibusdam infirmitatibus macilentus videbatur semper et gracilis. Hac itaque sui corporis inbecilla tenuitate confisus sepe iacens in lectulo completiorum decurrebat. Accidit autem, ut daemoniacus quidam non procul abesset, qui multa hominum secreta et obscenos actus inpudens propalaret. Cumque prefatus Iohannes daemonem exire preciperet, et quibusdam exorcismi questionibus flagellaret : "Tune, ait, ille es, qui sub cotto cotidie completorium insusurras, et modo me quasi sanctus eicere et iuris mei vasculum de meo vis dominio liberare ? Hoc audito frater erubuit, quia rei veritatem etiam per mendacii recognovit auctorem, Die Briefe des Petrus Damiani, tome 3, p. 131, lettre 102.
J.-C. Schmitt, La raison des gestes dans l'Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1991, p. 260.
Voir M. Camille, "The image and the self : unwriting late medieval bodies" dans éd. S. Kay, M. Rubin, Framing medieval bodies, Manchester-New York, Manchester University Press, 1994, p. 62-99 ; et "La luxure", C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, Paris, Aubier, 2003, p. 229-263.
D. Elliott, Fallen bodies. Pollution, sexuality and demonology in the Middle Ages, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1999, voir en particulier le chapitre intitulé "Sex in Holy Places. An Exploration of a Medieval Anxiety", p. 61-80. Pour l'auteur, le premier récit de ce type daterait dans l'hagiographie de 1100 dans les miracles de saint Guignerius, p. 62.
A. Guerreau-Jalabert, "Saint Guengoul dans le monde : l'opposition de la cupiditas et de la caritas" dans Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l'Occident médiéval, dir. M. Lauwers, Antibes, 2002, p. 265-283.
Sur les paroles obscènes et ce qu'elles révèlent voir C. Casagrande et S. Vecchio, Les péchés de la langue. Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, Paris, 1991, p. 88-89 et 281-289.
Voir C. Casagrande et S. Vecchio, "Clercs et jongleurs dans la société médiévale", Annales ESC 34, 1979, p. 913-928.
J. Le Goff, "Le rire dans les règles monastiques du Haut Moyen Âge", Mélanges Pierre Riché. Haut Moyen Âge. Culture, éducation et société, Nanterre, Publidix, Erasme, 1990, p. 93-103 et J. Le Goff, N. Truong, Une histoire du corps au Moyen Âge, Paris, Liana Levi, 2003, p. 81-86.
Cité par J. Le Goff, N. Truong, Une histoire du corps, op. cit., p. 86.
Voir M. Boiteux, "Carnaval", Dictionnaire Encyclopédique du Moyen Âge, tome 1, p. 264-265 ; J. Heers, Fêtes, jeux et joutes dans les société d'Occident à la fin du Moyen Âge, Paris, 1971 ; P. G. d'Alaya, M. Boiteux, Carnavals et mascarades, Paris, 1988.
Voir M. Grinberg et S. Kinser, "Les combats de carnaval et de carême", Annales ESC 38, 1983, p. 65-98 ; B. Laurioux, Manger au Moyen Âge, op. cit., p. 114.