- Guibert de Nogent

Guibert de Nogent nous offre un témoignage d'une autre qualité sur la présence du démon dans la vie et sur l'attitude face aux démoniaques au XIIe siècle. Né en 1055, Guibert a été élevé par sa mère à partir de huit mois, issu d'une famille appartenant au baronage de la région de Clermont dans l'Oise, il reçoit une éducation cléricale et devient moine à l'abbaye de Saint-Germer-de-Fly pendant plus de trente ans. En 1104, il est élu abbé du monastère de Nogent-sur-Coucy dans le diocèse de Laon. Il meurt en 1125. C'est entre cinquante et soixante ans qu'il a réalisé la plus grande partie de son œuvre et son autobiographie 1077 . Il est parfois question, dans ce texte, d'apparitions diaboliques qui sont tout à fait révélatrices de la mentalité du XIIe siècle 1078 . Par la personnalité de son auteur, sa précision dans l'emploi des mots, la qualité de ses observations, l'autobiographie de Guibert de Nogent offre un témoignage juste au sujet du diable et de la possession.

Ce phénomène est évoqué à cinq reprises dans des circonstances diverses. Dans plusieurs cas, il s'agit d'une possession au sens classique du terme. Comme Guillaume de Malmesbury, qui rencontre enfant un possédé, Guibert évoque un démoniaque, qui est nourri dans la maison de sa mère, alors qu'il est enfant 1079 . Une femme blasphématrice se trouve possédée par le démon 1080 . Une jeune possédée révèle l'indignité de l'un des moines 1081 . Le moine Suger, prieur de Saint-Germer-de-Fly, reçoit la visite du diable sur son lit de mort. L'ayant identifié, il parvient à le débusquer et lui fait des réprimandes qui le mettent en fuite. Le prieur connaît alors un état de folie puisqu'il est attaché, il est proche de la possession et ne peut mourir en paix qu'après une bonne confession 1082 .

Plusieurs indications, présentes dans ces textes, en font des témoignages directs. Guibert de Nogent a le souci d'indiquer la manière dont il a eu connaissance de l'événement. Au sujet de l'énergumène gardé par sa mère dans sa maison, il indique "j'entendis" 1083 , à propos de la femme qui blasphème le baptême de son fils : "j'ai vu" 1084 et de la jeune énergumène amenée devant les reliques de saint Germer : "j'ai rencontré" 1085 . Lors de l'ordalie des hérétiques Lisiard et Clément de Soisssons, Guibert de Nogent est présent 1086 . L'autre témoignage est moins direct : Guibert indique les liens qui le relient au moine Suger 1087 . Ces portraits de possédés tels que nous les livre Guibert de Nogent sont présentés comme des témoignages, ils oscillent pourtant entre la tradition littéraire et ce que l'on pourrait considérer comme un reflet de la vie quotidienne.

Le possédé nourri par la mère de Guibert de Nogent chez elle évoque une pratique sociale dont nous n'avons pas d'autres témoignage dans la littérature de l'époque, y compris dans les textes plus tardifs. Cette sainte femme recevait chez elle, en guise de pénitence, des pauvres et un individu dont l'auteur indique qu'il s'agit d'une "sorte" d'énergumène. Le statut de possédé de cette personne n'est donc pas affirmé de façon certaine mais c'est ainsi qu'elle est connue. L'énergumène en question occupe la place de celui qui révèle la sainteté de la mère de Guibert. Cet épisode est celui qui semble être le plus proche de l'auteur et peut-être aussi de la réalité de l'époque. Les autres exemples se rattachent davantage aux topoi de la littérature hagiographique ou des exempla : la blasphématrice, punie par la possession ; la jeune fille qui est menée auprès des reliques d'un saint. Quant au moine attaqué, sur son lit de maladie et de mort par le diable, il fait référence à toute une tradition de l'hagiographie monastique qui se développe en particulier au XIe siècle dans la vie de saint Romuald. L'autobiographie de Guibert de Nogent fait aussi apparaître une autre image du démoniaque qui s'était déjà esquissée dans certaines vies de saints. Le démoniaque, présent dans l'église ou au contact des clercs, est chargé de révéler la vérité. L'énergumène nourri par la mère de Guibert ne proclame-t-il pas sa sainteté 1088 ? La jeune possédée conduite devant les reliques de saint Germer révèle à l'assistance que l'un des moinillons présents n'a pas sa place ici 1089 . Le démoniaque sort peu à peu, au cours du XIIe siècle, de son rôle effrayant. Il figure moins la douleur d'être possédé par le diable et toutes les souffrances physiques qui l'accompagnent, pour prendre davantage une attitude apaisée. Il est alors capable de faire des révélations au sujet de la foi des clercs et des laïcs, mais dans ce cas, il s'agit encore d'une figure littéraire.

Ainsi, malgré le souci de Guibert de Nogent de faire de son œuvre un témoignage direct de faits réels, il est certain que les épisodes relatant les événements de possession démoniaque reflètent la culture littéraire de l'époque.

Notes
1077.

Guibert de Nogent, Autobiographie, éd. E. R. Labande, Paris, Belles Lettres, 1981.

1078.

Sur ce sujet et sur le statut de source qu'il convient d'accorder à Guibert en tant qu'observateur des phénomènes diaboliques, voir J. Paul, "Le démoniaque et l'imaginaire dans le De Vita Sua de Guibert de Nogent" dans Le diable au Moyen Age. Doctrine, problèmes moraux, représentations, Aix-en-Provence, 1979 (Sénéfiance 6), p. 373-399 mais cet article exclut les interventions indirectes du diable, c'est-à-dire les cas de possession ; de plus les apparitions du diable sont intimement liées au monde onirique de Guibert qui est analysé par J.-C. Schmitt dans "Les rêves de Guibert de Nogent" dans Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d'anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001, p. 263-294.

1079.

audivi quemdam energumenum qui se in ejus alebatur domo, cum de ea nescio quae alia delatrare urgente se daemone, Guibert de Nogent, Autobiographie, op.cit, p. 99.

1080.

Une femme maudit le baptême de son fils, Ibidem, op.cit, p. 201.

1081.

Ibidem, p. 201.

1082.

Ibidem, p. 171.

1083.

Ibidem, p. 99.

1084.

Ibidem, p. 201.

1085.

Ibidem, p. 201.

1086.

Ibidem, p. 433.

1087.

"Je crois savoir qu'il s'agissait du frère de cette femme âgée qui se trouvait aux côtés de ma mère lorsque celle-ci commença à mener la vie religieuse", Ibidem, p. 171.

1088.

Ibidem, p. 99.

1089.

Ibidem, p. 201.