- Pierre le Vénérable dans le Livre des Merveilles

Pierre le Vénérable fait dans son Livre des Merveilles de Dieu, un étrange récit qui n'est, à aucun moment, qualifié d'exorcisme 1094 . Ce texte, qui est présenté comme un événement dont Pierre a été le témoin 1095 , a lieu au moment où l'abbé de Cluny, de retour de Rome en 1126 où il a contracté une forte fièvre, se retire à Sauxillanges jusqu'au Carême de 1127. L'un des frères du prieuré le trouble durant tout le temps de Carême par ses cris incessants, sans que Pierre ne puisse aller jusqu'à lui 1096 . A la suite des fêtes de Pâques, Pierre se rend au chevet du malade pour l'interroger à propos de cette clameur 1097 . Face à ce qu'il considère comme des attaques du démon, Pierre le Vénérable apporte de l'eau bénite et en asperge le malade et l'endroit de sa chambre qu'il désigne comme étant le lieu d'apparition de l'image de cheval qui le hante. Cette aspersion d'eau bénite n'a pas d'effet. Pierre le Vénérable considère alors que l'aspersion d'eau bénite à l'extérieur n'a pas d'effet sur le pus qui se trouve à l'intérieur, c'est-à-dire sur le péché. Il incite alors le frère à se confesser 1098 . Commence alors une longue confession interrompue à plusieurs reprises par le diable : le moine enfouit à nouveau sa tête sous son oreiller, indique à Pierre la présence d'un homme – le diable – à son chevet 1099 , affirme que les démons s'emploient à lui clouer la bouche par des paroles ou par des coups… Pierre le Vénérable finit par évoquer quarante interruptions du démon. A la suite de la confession, l'absolution est donnée au frère, qui reconnaît la disparition du cheval et du mauvais conseiller qui se trouvait à son chevet.

Face à un moine manifestement hanté par le diable et qui présente, par son comportement, les cris et les mouvements de la tête, les signes de la possession, Pierre le Vénérable ne fait pas le choix de l'exorcisme qui n'est pas évoqué dans le texte, malgré l'utilisation de l'eau bénite. L'ensemble du De Miraculis de Pierre le Vénérable, pourtant inspiré par Grégoire le Grand et marqué par l'omniprésence de la spiritualité et du vocabulaire du combat contre le démon, ne comporte en effet aucune scène de possession ou d'exorcisme 1100 . La purgation du mal est au contraire obtenue par la confession qui occupe une place importante dans le monde clunisien au XIIe s 1101 . L'exorcisme a en effet une faible importance dans le monde clunisien, ce qui importe le plus, c'est la définition d'un espace sacré dans le couvent, protégé de l'influence diabolique. La confession plus que l'aspersion d'eau bénite a cet effet contre le diable.

Ces trois textes nous montrent Hildegarde de Bingen et saint Bernard de Clairvaux directement impliqués dans les affaires du monde et Pierre le Vénérable dans un récit exemplaire dont il affirme avoir été l'acteur. Des cas proches de la possession leur sont soumis sans que la présence du démon ne soit tout à fait certaine. Face au doute, les trois auteurs préconisent chacun une bonne pénitence. Ces textes qui semblent, pour la correspondance en tous cas, davantage refléter la pratique, sont prudents. La possession n'est pas prise à la légère et l'exorcisme, en conséquence n'est pas le premier recours. Tout dépend de la manière dont est comprise la possession.

Notes
1094.

Pierre le Vénérable, Le livre des merveilles de Dieu, trad. J.P. Torell, D. Bouthiller, Fribourg-Paris, Cerf, 1992, p. 83-90 : "De celui qui fut libéré du diable par une confession sincère" ("De illo qui per veram confessionem liberatus est a diabolo" dans Petri Cluniacensis abbatis, De miraculis libri duo, Turnhout, Brepols, 1988, p. 16-21). Le livre des merveilles ou De miraculis est une œuvre d'édification qui conserve des souvenirs de la famille clunisienne et de nombreux récits de miracles.

1095.

"Il me semble qu'il me faut ajouter maintenant cette merveille remarquable dont moi-même j'ai été le témoin en compagnie de nombreuses autres personnes", Pierre le Vénérable, Le livre des merveilles, op. cit., p. 83.

1096.

"Au début, il criait tout ce qui peut confusément passer par l'esprit troublé d'un malade.En dernier lieu toutefois, il clamait de toutes ses forces et sans aucune interruption cette seule et unique chose : "O frères, pourquoi ne m'aidez-vous pas ? pourquoi n'avez-vous pas pitié ? pourquoi n'éloignez-vous pas de moi ce très grand et terrible cheval ? (Je reprends ses propres mots) : De ses pattes de derrière tournées contre moi, il me frappe la tête, me broie le visage, et me brise les dents avec ses sabots ? Chassez-le, mes seigneurs, chassez-le, je vous en supplie par le Seigneur, chassez-le !". Alors que tous écoutaient, s'adressant à celui qu'il voyait sous l'aspect d'un cheval, il parlait en fait au démon. Dans la mesure où j'en suis capable, je rapporte ses propres paroles : "Par ma Dame sainte Marie, mère du Seigneur, et par les saints Apôtres, je t'adjure, ne me tourmente pas, mais laisse-moi en paix". Avant de se faire moine, ce frère avait été un chevalier courageux selon le siècle, dans l'ordre monastique, il m'était bien connu depuis longtemps comme un homme digne de confiance et, pour autant que les gens peuvent en juger, de mœurs honnêtes. Je supportai ces cris pendant presque tout le Carême ; pendant tout ce temps sa clameur ne cessa pas, mais le handicap de la maladie ne me permit pas d'aller jusqu'à lui", Pierre le Vénérable, Le livre des merveilles, op. cit., p. 84-85.

1097.

"A cela il répondit : 'Ce cheval, oui ce cheval, c'est bien lui qui me tourmente intolérablement. Il meurtrit mon visage de coups répétés'. En disant cela, il montrait du doigt le mur auprès duquel il se trouvait. Puis, en preésence des nombreuses personnes qui étaient là avec moi, il se mit à agiter la tête de tous côtés et, comme pour la soustraire aux coups de celui qui le frappait, il tentait de la cacher dans et même sous l'oreiller", Pierre le Vénérable, Le livre des merveilles, op. cit., p. 85.

1098.

"Ces pensées aussitôt venues à mon esprit, je l'exhortai à scruter attentivement sa vie passée et à confesser ce qu'il y découvrirait de mal et surtout de plus grave. Après qu'il y eut consenti, les autres s'étant retirés à l'exception de deux frères que je gardais avec moi, je m'assis devant lui muni d'une petite croix de bois portant l'image du Seigneur ; afin de l'encourager à se confesser, je la tins à la main jusqu'à ce que tout soit terminé. Il commença donc sa confession et la poursuivit pendant un certain temps. Comme sa grande faiblesse perturbait parfois la suitre de ses propos, je l'aidais de temps à autre, le ramenant à son sujet à partir de ce qui pouvait me venir à l'esprit. Et lui, grâce à mon faible secours reprenant aussitôt le fil de ses aveux, persévérait dans ce qu'il avait commencé." Pierre le Vénérable, Le livre des merveilles, op. cit., p. 87.

1099.

"Debout, à mon chevet, se tient un homme totalement inconnu et je l'entend me raconter tout ce que j'ai fait de mal. Toutefois, il me le rappelle sans me permettre de le dire. Ce qu'il dit est vrai, certes, mais il m'empêche de l'exprimer moi-même" Pierre le Vénérable, Le livre des merveilles, op. cit., p. 88.

1100.

J. P. Torell, D. Bouthiller, Pierre le Vénérable et sa vision du monde. Sa vie, son œuvre, l'homme et le démon, Louvain, 1986, p. 204, 244 (Spicilegium Lovanienese, Etudes et Documents 42).

1101.

Voir La Règle du Maître 15, 5-7, SC 106, p. 62-64 ; B. Judic, "Pénitence publique, pénitence privée et aveu chez Grégoire le Grand (590-604)" dans Pratiques de la confession, p. 41-51 et J.-C. Guy, "Aveu thérapeutique et aveu pédagogique dans l'ascèse des Pères du désert (IVe-Ve s)" dans Ibid., p. 25-40 ; P. Anciaux, La théologie du sacrement de pénitence au XIIe siècle, Louvain-Gembloux, 1949.