- Les traités d'Hildegarde de Bingen

L'interprétation de la possession faite par l'Église au Moyen Âge n'ignore pas totalement la médecine. Ainsi Hildegarde de Bingen livre-t-elle une interprétation médicale de la possession dans le Cause et cure 1103 :

‘"Les obsédés : Si le sec et l'humide, qui sont pour lors la liqueur attachée aux flegmes susdits, que sont l'écumant et le tiède, et qui devraient rester sagement au repos, dépassent chez quelqu'un leurs limites, alors la science de son âme s'évanouit et diminue, ainsi que son goût et ses sens ; alors viennent les esprits aériens qui gênent cet homme, mettent en lui l'hérésie et l'assiègent, parce que la science de son âme s'est endormie ; et il est ainsi mis en grand danger, à moins que Dieu ne les chasse. Alors, il se dessèche en lui même et n'est plus capable de vivre ainsi" 1104 .’

L'abbesse du Rupertsberg abondamment interrogée par ses contemporains à propos de différents maux aurait rédigé ce traité en accordant une place importante à la vie psychique et à la médecine de l'âme 1105 . Pour définir l'obsession, Hildegarde de Bingen part de la théorie des humeurs. Depuis Hippocrate et les médecins grecs et latins, elle considère la maladie comme un désordre dans l'équilibre des humeurs qui composent le corps de l'homme. Ce dernier est soumis, comme toute la nature qui est composée d'air, de feu, de terre et d'eau, aux quatre humeurs qui leur sont associées : le sang, la bile jaune, la bile noire, la pituite ou le flegme ; aux quatre qualités : le froid, le chaud, l'humide et le sec et aux quatre tempéraments : sanguin, colérique, mélancolique, flegmatique 1106 . L'équilibre des humeurs signifie la santé, son déséquilibre, la maladie.

Dans un texte repris dans la Glose ordinaire de Matthieu (17, 14-21), Origène indique que les médecins n'attribuent pas la possession à un esprit mauvais, comme ceux qui croient les Évangiles, mais à un malaise physique. Ils affirment que l'humidité circule dans la tête selon l'influence de la lune 1107 . Si Origène rejette les médecins comme des mécréants, il n'ignore pas leurs théories. Hildegarde de Bingen reprend à son compte la théorie humorale, en l'encadrant d'un discours théologique : l'excès d'humeurs humides provoque un déséquilibre du goût et des sens, mais c'est l'attaque des esprits aériens qui provoque la possession. Elle opère en effet dans son Cause et cure une union entre les théories médicales antiques et les convictions théologiques qui sont celles de son temps 1108 . Ainsi, même si les clercs du Moyen Âge se livrent à une interprétation démonologique de la possession, l'interprétation médicale n'est pas tout à fait ignorée : des échanges existent, malgré les interdits imposés par la réforme grégorienne, entre le monde de la médecine et l'Église 1109 .

Par ailleurs, Hildegarde de Bingen livre une interprétation de la folie qui la rapproche de la possession, accentuant la confusion entre discours médical et discours théologique. Dans un article du Cause et cure intitulé folie (amentia), elle indique :

‘"Et quand toutes ces maladies, se réunissant ensemble, et se déchainent toutes à la fois dans la tête d'un homme, elles le rendent fou et le privent de son intelligence normale, tout comme un navire agité par les tempêtes se trouve mis en pièces. C'est pourquoi beaucoup pensent qu'il est possédé par le démon, ce qui est faux ; mais les démons viennent s'ajouter à ces maladies et à cette douleur, tendent leurs pièges, accomplissent ainsi leur rôle de déraison. Cependant, ce ne sont pas eux qui sont les vrais propriétaires des paroles prononcées car cet homme n'est pas vraiment possédé du démon. Car si le démon, par une permission divine, était propriétaire des paroles d'un homme, il exercerait sur lui ses ravages, par ses paroles, et ses déchaînements en prenant la place de l'Esprit Saint, jusqu'à ce que Dieu le chasse comme il l'a chassé du ciel" 1110 .’

Pour Hildegarde de Bingen, lorsqu'un individu est fou, c'est-à-dire que toutes les maladies de la tête se sont déchaînées en lui, il devient la proie facile des démons. Le fou qui est assimilé au possédé, subit un dérèglement de sa raison. L'image du bateau mis en pièces par la tempête évoque parfaitement la violence de la possession et de la folie. Hildegarde de Bingen indique que les paroles qui sont prononcées au cours de ces crises ne sont pas la propriété du démon, c'est-à-dire qu'il n'est pas autorisé par Dieu à prendre la place du Saint-Esprit en l'homme.

Notes
1103.

L'identité de l'auteur n'est pas certaine, voir L. Moulinier, "Hildegarde ou Pseudo-Hildegarde ? Réflexions sur l'authenticité du traité Cause et cure", dans Im Angesicht Gottes suche der Mensch sich selbst. Hildegard von Bingen (1098-1179), Berlin, Akademie Verlag, 2001, p. 115-146.

1104.

Hildegarde de Bingen, Les causes et les remèdes, trad. P. Monat, Grenoble, J. Millon, 1997, p. 70 et Cause et Cure, introduction et édition de L.Moulinier, Berlin, Akademie Verlag, 2003.

1105.

Voir L. Moulinier, "Magie, médecine et maux de l'âme dans l'œuvre scientifique de Hildegarde", dans Im Angesicht Gottes suche der Mensch sich selbst. Hildegard von Bingen (1098-1179), Berlin, Akademie Verlag, 2001, p. 545-559. Je remercie vivement Madame Laurence Moulinier de m'avoir communiqué cet article.

1106.

Voir H. Schipperges, Die Kranken im Mittelalter, München, Verlag C. H. Beck, 1990, p. 118 et suiv et J.-C. Schmitt, "Corps malade, corps possédé", dans Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d'anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001, p. 319-343 et G. M. Engbring, "Saint Hildegard, Twelf Century Physician", Bulletin of History of medicine, VIII, 1940, p. 770-784.

1107.

Medici ergo loquantur sibi quae volunt, qui nec immundum spiritum arbitrantur, sed corporalem aliquam passionem et dicunt humida moveri in capite secundum aliquam passionem ad lumen lunare, quod humidam habet naturam. Nos autem qui evangelio credimus, dicemus hanc passionem immundum spiritum in hominibus operari. Observat enim quaedam schemata lunae et sic operatur, ut observatione quorumdam schematum lunae pati homines mentiantur et per hoc culpabilem Dei creaturam ostendit, (Glose ordinaire de Matt. 17, 14-21).

1108.

Sur les influences d'Hildegarde, voir Cause et Cure, introduction de L.Moulinier, Berlin, Akademie Verlag, 2003, p. LXIII et suiv. ; B. Ribémont, La 'Renaissance' du XIIe siècle et l'Encyclopédisme, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 134 et suiv.

1109.

"La réforme grégorienne interdit aux religieux et aux clercs d'exercer la médecine dans le souci d'une distinction plus rigoureuse entre les activités des laïcs et celle des clercs", dans J.-C.Schmitt, "Corps malade, corps possédé", op. cit., p. 329.

1110.

L'article folie (amentia) est inclus dans le chapitre intitulé "Les maladies de la tête", Hildegarde de Bingen, Les causes et les remèdes, trad. P. Monat, Grenoble, J. Millon, 1997, p. 145.