La conception médicale de la folie prévoit au Moyen Âge une série de mesures permettant de soulager celui ou celle qui en souffre. Tout d'abord le fou doit être approché avec un certain nombre de précautions, comme le signale un texte qui date de l'école pré-salernitaine (entre le IXe et le XIe siècle). Lorsque le médecin approche le malade, il doit avancer vers son lit à pas lents, sans le regarder et en silence, il doit supporter ses outrages et s'il s'agit d'un frénétique ou d'un mélancolique, il faut supporter les paroles et les gestes outrageants… Ce que les hagiographes interprètent comme le résultat de la possession devient le signe de la folie pour le médecin 1111 .
Quelles sont, au Moyen Âge, les "médications" appliquées à ceux qui sont considérés comme des fous ? La plupart des "maladies de la tête" reçoivent dans un premier temps la tonsure 1112 . Constantin l'Africain, comme les médecins grecs et arabes, la recommandent pour les frénétiques, maniaques et mélancoliques et Hildegarde de Bingen la recommande aussi pour ceux qui souffrent d'amentia 1113 . Elle permet d'appliquer au plus près du cerveau les onguents, décoctions et ventouses, et surtout, "aère" la tête.
Un texte extrait de la vie de saint Norbert de Xanten m'a posé problème. En effet celui-ci fait couper la chevelure de la jeune possédée de Nivelles au cours de l'exorcisme :
‘"Comme elle avait une magnifique chevelure blonde, le prêtre craignit que le diable en fasse un objet de sa puissance et la fit couper. Indigné de cette injure, le diable accabla le prêtre d’outrages" 1114 . ’Ce geste est remarquable car il est unique dans l'ensemble des textes dont nous disposons. Quant à son interprétation, plusieurs explications sont possibles. Dans un premier temps, il convient de rappeler l'association faite par les clercs du Moyen Âge entre la chevelure des femmes et le diable. Honorius Augustodunensis rappelle qu'à l'intérieur de l'édifice ecclésial, les femmes doivent être voilées, car les cheveux dénoués des femmes sont les filets du démon 1115 . Il reprend ici une idée répandue qui est présente dans la liturgie du baptême : selon A. Franz, les femmes devaient se cacher les cheveux afin que le démon ne puisse pas les approcher 1116 . Mais pourquoi couper les cheveux ? Ce geste fait peut-être référence à la tonsure imposée au fou au Moyen Âge.
Dans le cas où la tonsure se révèle inefficace, certains médecins n'hésitent pas à proposer la trépanation au malade 1117 . Cette trépanation est faite en forme de croix, dans le but d'évacuer les vapeurs qui obstruent les ventricules du cerveau 1118 . En effet, "le corps du fou est un corps obstrué par un excès d'humeurs ou de vapeurs ; il s'agit alors tout naturellement de l'aérer, de "soulever le couvercle", pour l'empêcher "d'exploser"" 1119 . Grada, l'italienne finalement sauvée par saint Gilles, subit une opération chirurgicale qu'aucun autre possédé des vies de saints n'a dû subir. Le texte indique en effet :
‘"Ses amis et ses parents, la voyant ainsi tourmentée, pensèrent qu'elle souffrait de quelque maladie mentale ou physique et lui firent faire sur la tête une incision en forme de croix" 1120 . ’Ces pratiques sont toujours présentées comme le remède ultime lorsque les autres remèdes, c'est-à-dire la diététique et la pharmacie, ont échoué 1121 . Il semble donc exister des contacts, une circulation d'idées et de modèles entre l'interprétation médicale de la folie et la possession, en particulier dans les textes hagiographiques.
Pour Jean-Marie Fritz, la folie n'est pas totalement assimilée à la possession dans les vies de saints. Il semble plutôt y avoir une sorte de gradation qui va de la folie-maladie jusqu'à la présence du démon. Les textes indiquent ces nuances : un tel est "non seulement dément (amens), mais aussi possédé par le diable" 1122 . Ailleurs, l'hagiographe hésite : "Etait-elle lunatique ou bien agitée de la sorte par un esprit démoniaque ? tous les habitants, ou presque de ce même village l'ignoraient" 1123 . La contrainte du cadre hagiographique pousse les hommes à privilégier l'explication démoniaque : une femme du Berry "était lunatique et, pour être plus exact (ut veritus fatear), démoniaque" 1124 . Le vocabulaire médical n'est pas tout à fait exclu puisque un terme tel que phreneticus apparaît assez souvent ainsi que, dans un texte du XIIe siècle, cephalargia passio 1125 . "Le démon, en s'effaçant devant la maladie, laisse place à la figure du médecin et derrière le conflit saint-diable, se profile alors une autre rivalité : le pouvoir des médecins face à celui du saint ou de ses reliques" 1126 . Dans le Livre des miracles de Notre-Dame de Rocamadour, le possédé a été emmené auprès des médecins : "Les médecins appelés se donnèrent beaucoup de mal mais en vain et voyant qu'ils avaient essayé tous les moyens sans réussir, ils le déclarèrent incurable" 1127 . De même, une femme d'Auxerre décrite comme folle est amenée auprès des médecins, à nouveau impuissants 1128 . Le recours au saint vient dans un deuxième temps, lorsque la médecine a échoué. Mais la grande majorité des textes hagiographiques ne mentionnent pas du tout le recours à la médecine.
Cum autem ingreditur ad egrotantem, moderatis gressibus et eum non turbulenter aspiciat et tacitus usque ad egrotentis lectulum gradiatur, et iniurias patienter sufferat ab egrotantibus ; melancolia namque aut frenetica passione occupati solent contra medicos contumeliosa verba proferre ; non solum verbis, sed etiam factis malignis exasperantur, quibus oportet ignoscere ; non solum verbis, sed etiam factis malignis exasperantur, quibus oportet ignoscere ; non enim ipsi iniurias ingerunt, sed egritudinis naturalis passio, extrait de De incipiente sectam medicinae édité par L. Firpo, Medicina medievale. Testi dell'alto medioevo, Torino, Unione Tipographico, 1972, p. 28.
Voir J. M. Fritz, Le discours du fou au Moyen Âge, Paris, Puf, 1992, p. 43 et sur l'ambiguité de la tonsure, A. Gross et J. Thibault-Schaefer, "Sémantique de la tonsure, de l'insipiens à Tristan et aux fous de Dieu", dans Le clerc au Moyen Âge, Senefiance n°37, Aix-en-Provence, CUERMA, 1995, p. 243-275.
L. Moulinier, "Magie, médecine et maux de l'âme", op. cit., p. 553-554.
Vita A. S. Norberti, 10, p. 680.
"En vertu des préceptes des bienheureux Pierre et Paul, dans les églises, que les femmes soient voilées. Et ceci pour trois raisons : la première, le Diable en faisant ses pièges, pour éviter que l'âme des hommes jeunes ne soit prise au filet de leur chevelure dénouée.", PL 172, col 589, texte cité et traduit par P. L'Hermitte-Leclercq, L'Église et les femmes dans l'Occident chrétien des origines à la fin du Moyen Âge, turnhout, Brepols, 1997, p. 167.
A.Franz, Die kirchlichen benediktionen im Mittelalter, op. cit., p. 551.
C'est le cas de Roger de Frugardo, Chirurgia, c. a. 1170 cité par J.M. Fritz, Le discours du fou…op. cit., n. 4, p. 43.
Ad maniam et melancoliam paciens bene teneatur in vinculis et tunc in sumitate capitis fiat incisio in modum crucis et craneum perforetur cum trepano, ut materia exalet ; et si aliquid ibi sit, quod per illam aperturam expurgari possit, expurgetur, dans Guillaume de Congenis, Chirurgia (ca. 1215), chap 18 cité par J.M. Fritz, Le discours du fou…op. cit., n. 2, p.139. dir. M. D. Grmek, Histoire de la pensée médicale en Occident, tome 1, Antiquité et Moyen Âge, Paris, Seuil, 1995, p. 151-174. Sur la couverture de cet ouvrage se trouve une représentation de la cure chirurgicale de l'épilepsie. Il s'agit de la trépanation d'un épileptique attaché, à moitié nu, les deux médecins pratiquent une incision sur le sommet de son crâne, manuscrit du XIIe siècle, Sloane 1975, British Museum, Londres.
J.M. Fritz, Le discours du fou…op. cit., p.140.
Liber miraculorum S. Aegidii, 30.
La liturgie prévoit, elle aussi, une sorte de diététique avec le jeûne à imposer au démoniaque, voir chapitre II.
Translatio S. Sigiberti anno 1170, § 3, AASS fév I, p. 239, cité par J.M. Fritz, Le discours du fou…op. cit., n. 2, p. 218.
Vita S. Pontii, § 7, (fin XIe siècle), AOSB VI, 2, p. 496, cité par J.M. Fritz, Le discours du fou…op. cit., n. 3, p. 218..
Vita S. Hugo prioiris Enziacensis,§ 22, (XIe siècle), AOSB V, p. 102, cité par J.M. Fritz, Le discours du fou…op. cit., n. 4, p. 218.
Miracula S. Mariae Constantiae de Jean de Coutances (1135), XVIII, éd. E. A. Pigeon, Histoire de la cathédrale de Coutances, Coutances, 1876, p. 377, cité par J.M. Fritz, Le discours du fou…op. cit., n. 6, p. 218.
J.M. Fritz, Le discours du fou…op. cit., p. 218.
Liber miraculorum S. Mariae de Rupe, I, 35, p. 130-132.
Liber miraculorum S. Mariae de Rupe, I, 28, p. 120.