- La possession dans la Glose des Évangiles : l'homme comme réceptacle

Le XIIe siècle connaît en effet un développement de la méthode de commentaire biblique qui consiste à inscrire, dans les marges de la Bible, les explications tirées des Pères de l'Église. C'est Anselme de Laon et son école qui en ont codifié le procédé 1134 . Se trouvent ainsi réunies les principales interprétations dont l'Ancien et le Nouveau Testament ont fait l'objet. Cet outil intellectuel, même s'il ne se démarque pas des œuvres antérieures, rend facilement accessibles des explications disséminées dans des ouvrages divers. Il nous permet ainsi de connaître comment la possession, présentée dans les Évangiles, est expliquée au XIIe siècle.

Le corps du démoniaque est évoqué comme un réceptacle capable de recevoir le Saint-Esprit ou le démon. Cette métaphore du corps comme réceptacle est primordiale pour comprendre la possession, elle se développe dans différents passages de la glose. Les possédés de Gérasa errent dans les montagnes et vivent dans les tombeaux, ces lieux signifient la dimension "sordide" du corps 1135 . Le corps possédé est associé à la mort, de même ceux qui sont dans les tombeaux ne peuvent faire reposer leur conscience, ils se délectent des œuvres de la mort 1136 , c'est-à-dire du péché 1137 . Ce corps du possédé, associé à la mort, est le réceptacle du démon. Hilaire évoque le muet et le sourd comme étant une habitatio demonii 1138 . Mais c'est le commentaire de la parabole du retour offensif de l'esprit immonde (Matt 12, 43-45) 1139 qui développe le mieux l'image du réceptacle. Le diable expulsé d'un corps erre dans les lieux arides :

‘"Les lieux arides et secs sont les cœurs des justes qui, par la force de la discipline, ont séché toutes les humeurs charnelles de la concupiscence, les lieux humides sont formés de l'esprit de l'homme terrestre car l'humeur charnelle de la concupiscence, en les remplissant, les rend liquides. Dans ceux-ci, le diable imprime les traces de son iniquité, d'autant plus qu'il est descendu dans leurs esprits en les traversant comme de la terre molle" 1140 . ’

Ce texte offre un écho particulier à la théorie humorale que nous avons évoquée. Comme l'indique Hildegarde dans le Cause et cure, le dérèglement des humeurs et l'excès d'humidité donnent prise au démon. Sans être parvenu à trouver un lieu à occuper, le diable revient dans son ancienne maison 1141 . Mais il la trouve bien rangée et bien ornée, elle est débarrassée des vices par les sacrements ajoute la glose interlinéaire 1142 . La maison figure le corps de l'homme qui est un habitacle pour le diable. Encore faut-il que les vices lui permettent d'y entrer. Les sacrements, activement promus au cours du XIIe siècle par les théologiens, sont le principal instrument de purification dont disposent les hommes contre le diable. Hugues de Saint-Victor, dans son Exegetica dubia évoque l'exorcisme et le baptême comme les sacrements qui ont fait fuir le diable :

‘"Lorsque l'esprit immonde est sorti d'un homme, il erre dans les lieux arides, cherchant le repos mais il ne le trouve pas. L'esprit immonde est le diable. Esprit par nature ; immonde par culpabilité ; esprit par condition ; immonde par iniquité. L'esprit immonde sort de l'homme de même que par la grâce du baptême il a fui. Sorti de l'homme il cherche le repos dans les lieux arides ; alors enfui de quelqu'un par l'exorcisme ou le baptême, il explore le cœur de quelque fidèle purgé de la mollesse et l'humeur du flux des pensées pour l'habiter ; mais dans les lieux arides il ne trouve pas de repos car l'âme des fidèles se repose dans de bonnes pensées, de bonnes paroles et de bonnes actions" 1143 .’

Le démon est bien armé car il a, à sa suite, sept des pires démons qui amènent les vices avec eux 1144 . Ainsi Cassien indique-t-il dans les Conférences : "les esprits immondes (…) se précipitent hardiment sur une proie désormais facile à subjuger pour y établir leur demeure (domicilium), comme dans une possession qui est abandonnée" 1145 . Dans la Vita Martini, le terme de cellula est évoqué pour désigner le corps du possédé 1146 . Le terme vas est employé dans différents textes, dans les Dialogues de Grégoire le Grand, une troupe de démons face à un juif qui fait le signe de la croix en disant : "Aie, aie, une bouteille vide et cachetée" 1147 . Dans la vie de saint Norbert, l'esprit immonde abandonne le vase, vasque possessum reliquit 1148 , formule qui apparaît presque identique dans la vie d'Hildegarde de bingen 1149 . Quel que soit le terme employé, habitatio, uas, cellula, le corps de l'homme est considéré comme un réceptacle du diable quand il est possédé.

L'image du corps comme réceptacle vient de l'interprétation de l'exorcisme baptismal. Pour Alcuin, le baptême fait de l'homme une habitatio Dei 1150 . Raban Maur (v. 780-856) pour sa part indique que l'expulsion du diable est un prélude à la venue de l'Esprit Saint au moment du baptême. Le baptisé est un vase qui doit être vidé, nettoyé et rempli 1151 . Le terme vas est tout à fait polysémique, il peut être employé dans le sens de réceptacle, mais pas seulement. Le corps de l'homme est successivement le réceptacle du diable et du Saint-Esprit au moment du baptême, cette métaphore est aussi employée à propos de la vie intérieure. Dans la Règle du Maître, la maison du cœur peut recevoir le diable 1152 . Mais cette métaphore apparaît surtout à propos de la possession.

Notes
1134.

G. Lobrichon,"Une nouveauté, les gloses de la Bible", dans Le Moyen Age et la Bible, dir. P. Riché, G. Lobrichon, Paris, Beauchesne, 1984, p. 95-114.

1135.

Monumenta animarum sunt corpora, quae foeditatem corporum ostendebant (Glose ordinaire de Matt, 8, 28-34).

1136.

qui non habitant in domo, id est, in conscientia sua non requiescebant in monumentis menebant, id est, in operibus mortuis delectabatur nec finunt per viam fiDei quam impugnant aliquem transire (Glose ordinaire de Matt, 8, 28-34).

1137.

Gentes quae demoniacis illusae doctrinis idola colunt. Quia gentes mortuis operibus, id est peccatis, delectantur, Bède le Vénérable(Glose interlinéaire Mc. 5, 1-20).

1138.

Glose ordinaire de Matt. 12, 22-23.

1139.

"Lorsque l'esprit immonde est sorti d'un homme, il erre dans les lieux arides en quête de repos mais il n'en trouve pas. Alors il se dit : 'Je vais retourner dans ma maison d'où je suis sorti'. A son arrivée, il la trouve libre balayée et bien en ordre. Alors il s'en va orendre avec lui sept des pires démons qui reviennent et s'y installent. L'état final de cet homme et de sa descendance est pire que le premier", Cum autem inmundus spiritus exierit ab homine ambulat per loca arida quaerens requiem et non inuenit tunc dicit reuertar in domus meam unde exiui et ueniens inuenit uacantem scopis mundatam et ornatam tunc uadit et adsumit septem alios spiritus secum nequiores se et intrantes habitant ibi et fiunt nouissima hominis illius peiora proribus sic erit et generationi huic pessimae (Matt. 12, 43-45).

1140.

Loca arentia atque inaquosa, sunt corda iustorum, quae per disciplinae fortitudinem ab omni carnalis concupiscientiae humore siccantur : loca vero humentia sunt terrenorum hominum mentes, quas humor carnalis concupiscentiae, quia replet, fluidas facit : in quibus diabolus iniquitatis suae vestigia tanto altius imprimit, quanto in eisdem mentibus, per transitus illius, quasi in fluxa terra descendit, Grégoire le Grand, Moralia in Job, I, 33, cap 3 (Glose ordinaire de Matt. 12, 43-45).

1141.

De liberatis a demone hic dixit, qui ob signitiem ac negligentiam facile rursus ab e invaduntur et capiuntur (Glose ordinaire de Matthieu 12, 43-45).

1142.

A vitiis per sacramentum (Glose interlinéaire Matt. 12,43-45).

1143.

Cum immundus spiritus exierit ab homine, ambulat per loca arida, quaerens requiem, et non invenit (Matt. XII). Spiritus immundus, diabolus est. Spiritus, per naturam ; immundus, per culpam ; spiritus, per conditionem ; immundus, per iniquitatem. Exit spiritus immundus ab homine ; cum per gratiam ab ipso fugatur in baptismate. Exiens ab homine, loca arida requiem quaerens perambulat ; dum ab aliquo per exorcismum, aut baptismum fugatus, corda quorumlibet fidelium a mollitie et humore fluxae cogitationis purgata, ad inhabitandum explorat ; sed in locis aridis requiem sibi minime invenit ; quia cor cujuslibet fidelis animae a bono cogitando, loquendo, operando nunquam quiescit.Tunc dixit. Revertar in domum meam unde exivi : et venit, et invenit eam vacantem, scopis mundatam et ornatam. Vacantem, id est a bono opere cessantem ; scopis mundatam, id est in exorcismo, et aqua baptismi a vitiis purgatam ; ornatam, id est simulatis virtutibus palliatam. Tunc vadit, et assumit alios septem spiritus nequiores se, et ingressi habitant ibi. Septem spiritus, daemonum significant universitatem ; qui per septem vitia principalia iniquos inhabitant, et eos trahunt ad damnationem. Immundus autem spiritus cum septem nequioribus se spiritibus, domum suam vacantem scopis mundatam, et ornatam revertens inhabitat : dum diabolus cum universitate vitiorum, animam baptizatam quondam suam a bono opere otiosam, simulatis virtutibus palliatam, per culpam iterum intrat. Qui ingreditur bene cum spiritibus nequioribus se ; dum animam per baptismum sibi ablatam, et per culpam recuperatam, nequius quam, ante baptismum retentare, et gravioribus sceleribus foedare conatur. Et sunt novissima hominis illius pejora prioribus ; quia per contemptum gratiae, quam de se male vivendo pellit, deteriora supplicia meretur", Hugues de Saint Victor, Exegetica dubia, PL 175, p.791.

1144.

Septem vitia, septem virtutibus spiritualibus contraria. Nequiores : Quia non modo habet vitia, sed et bona simulat. Tanto nequiores, quanto callidiores. Septem, quia tot erant gratiae cum Christo Destinatae. Septem vitia, septem demonia, septem spiritibus contraria spiritui sapientiae et intellectu… (Glose ordinaire de Matt 12, 43-45).

1145.

Jean Cassien, Conférences I-VII, op. cit., p. 267.

1146.

Sulpice Sévère, Vita Martini, op. cit, p. 288.

1147.

Uae, uae, uas uacuum et signatum, Grégoire le Grand, Dialogues, II, Paris, 1979, SC 160, p. 282.

1148.

"Les frères tenant fortement la fillette, l'esprit immonde s'enfuit laissant comme trace de son passage une urine infecte et abandonna le vase qu'il possédait", Vita A Norberti, 10, 681.

1149.

uas quod reliquerat repetiit puis signum crucifixi exterritus fugi, sed cum nescirem quo ire, uas meum uacuum et non signatum repetii, Vita S. Hildegardis, 21, p. 62.

1150.

Exsufflatur etiam, ut fugato diabolo Christo Deo nostro paretur introitus… Exorcizatur…ut exeat et recedat dans locum vero…traditur ei fides, ut vacua domus et a prisco habitatore derelicta fide ornetur et preparetur habitatio Dei , Alcuin, Epistolae Karolini Aevi 2, MGH Epistolae 4, éd. Dümmler, n. 134, p. 210.

1151.

At postquam se per confessionem verae fiDei in alterius commendaverit dominium, et per abrenuntiationem a priores possessoris se alienaverit servitio, exsufflatur ab eo saeva potestas, ut per pium sacerdotis ministerium spiritui sancto cedat fugiens spiritus malignus ; signaturque ipse homo signaculo sanctae crucis tam in fronte quam in corde, ut ipse apostata diabolus, in vase suo pristino suae interemptiones cognoscens signum, iam sibi Deinceps sciat illud esse alienum, Raban Maur, De institutione clericorum, I, 27, PL 107. Sur la notion de baptisé présenté comme un vase nettoyé puis rempli au cours de l'exorcisme baptismal, voir P. Cramer, Baptism and change in the early Middle Age, c. 200-c. 1150, Cambridge, Cambridge Unviversity Press, 1993, p.145-148 ; A. Angenendt,"Der Taufritus im frühen Mittelalter" dans Segni e riti della chiesa altomedievale Occidentale, Settimane di Studio XXXIII, Spoleto, 1987, p. 275-336.

1152.

intus in domum cordis nostri introductum diabolum collocemus, A. de Vogüé, Le Règle du Maître, II, Paris, 1964, SC 16, p. 214.