- La prise de possession

Si le corps de l'homme est un réceptacle, comment le diable s'en empare-t-il ? Hildegarde de Bingen donne une réponse dans une lettre de sa Vita :

‘"Et moi, réfléchissant et voulant savoir de quelle manière la forme diabolique entrait dans l’homme, je vis et j’entendis une réponse, selon laquelle le diable n’entre pas en sa forme en l’homme mais que son ombre et sa fumée noire le recouvrent. Si, en effet sa forme entrait dans l’homme, ses membres seraient plus vite dissous que la paille n’est dispersée par le vent. C’est pourquoi Dieu ne permet pas qu’il entre en sa forme dans l’homme. Mais selon ce qui est dit plus haut, il se répand pour bouleverser jusqu’à la folie et aux inconvenances. A travers l’homme, il vocifère, comme il en ferait par la fenêtre et il bouge ses membres de l’extérieur, alors qu’il n’est pas en lui en sa forme propre, tandis que l’âme est comme assoupie et ignorante de ce que la chair fait du corps" 1153 .’

Hildegarde de Bingen offre ici une image destinée à résoudre une apparente contradiction : comment le diable peut-il rentrer dans le corps de l'homme, sans le détruire ? Cette image rappelle celle du navire rompu en mille morceaux évoquée plus haut 1154 . Si le diable ne rentre pas, il se répand, recouvre l'homme et le perturbe au plus haut point.

Cette vision est conforme à la démonologie médiévale qui affirme que les démons sont dans l'air et assaillent l'homme. Les vies de saints nous ont habitués aux images les plus diverses pour exprimer la prise de possession. Dans le livre des miracles de saint Virgile, une fois revenu à la santé, le possédé indique qu'après avoir repoussé la femme du sépulcre du saint, "l'esprit immonde entra en sa bouche avec un souffle très violent sous la forme d'une chauve-souris" 1155 . Dans la vie de saint Berthold de Garst, un porc tombe de la cheminée et s'empare du corps d'un enfant 1156 . Le diable prend l'apparence de chats qui entrent dans le corps d'un soldat qui a oublié de se signer après le repas 1157 . Le diable prend toutes les formes et utilise tous les moyens pour s'emparer de ces corps. Rupert de Deutz (1075-1129) 1158 indique dans son ouvrage De spiritu Sancto :

‘"Car l'esprit malin ne pénètre pas substantiellement dans la substance même de l'esprit humain, mais s'insinuant par des voies cachées et logé dans les cavités de l'organisme, il assiège l'âme dans sa demeure et la torture avec des flagellations infernales autant qu'il en a licence" 1159 .’

C'est par le corps que le diable s'insinue dans l'homme, un corps sombre et caverneux qui a une image sordide. Rupert de Deutz reprend ici une idée de Cassien selon lequel l'esprit immonde ne pénètre pas dans la substance de l'âme mais qu'il prend possession de l'individu par le corps 1160 . A l'inverse, l'Esprit Saint entre substantiellement dans la substance de l'esprit. Alain de Lille (1125/30-1203) 1161 , dans sa somme Quoniam homines rédigée entre 1155 et 1165, s'interroge, lui aussi, à propos de la présence des démons dans les corps des hommes. Les Évangiles donnent des exemples de démons qui entrent et qui sortent du corps des hommes : par un exorcisme, un démon peut être ejecté du corps par les narines, il n'est pas dans les viscères, mais il l'assaille de l'extérieur :

‘"De même, si le diable est dans le corps humain, on peut se demander comment, si c'est par union ou par application. A cela nous pouvons vraisemblablement répondre qu'il ne rentre pas substantiellement dans le corps humain vivant, mais on dit qu'il entre quand il a le pouvoir de le tourmenter. Ou, dans le cœur de l'homme, quand il le trompe par la tentation. Ainsi, on a lu que Satan est entré dans le cœur de Judas. En effet, le diable ne pénètre pas substantiellement dans l'âme, mais il la surprend, on dit qu'il la pénètre. Selon Gennase : "Nous ne croyons pas que les démons, par une opération énergique pénètrent l'âme, mais qu'ils s'unissent à elle par application" 1162 .’

La modalité d'existence des démons par union ou par application fait référence à la question des corps assumés abordée par Alain de Lille dans les lignes qui précèdent ce texte. Cette théorie suppose que les démons et les anges peuvent s'associer pendant un certain laps de temps à un corps étranger. Les corps morts peuvent ainsi être assumés par des démons, par leur magie, ils feignent de revivifier les morts 1163 .

Les interprétations que les théologiens donnent de la possession au XIIe siècle sont faites de nuances conformes à la prudence observée par les clercs confrontés à la possession dans leur vie. Quelle est alors la place accordée par les théologiens à l'exorcisme ?

Notes
1153.

Vita Hildegardis, p. 56.

1154.

Hildegarde de Bingen, Les causes et les remèdes, trad. P. Monat, Grenoble, J. Millon, 1997, p. 145.

1155.

Liber miraculorum S. Virgilii, p. 89.

1156.

Vita S. Bertholdi, XIV, p. 241.

1157.

Ibidem, XXXVI, p. 258.

1158.

J. Van Engen, "Rupert de Deutz", Dictionnaire de Spiritualité 13, 1988, 1126-1133.

1159.

"Nam spiritus malignus, non ipse humani spiritus substantiae substantialiter infuditur, sed per occultos irrepens meatus, per que cavernas corporis receptus, animam in suis obsidet sedibus, eamque tartareis discruciat flagris in quantum fuerit permissus", Rupert de Deutz, De Spiritu Sancto, I, c. 26, PL 167, col 1597-1598 et trad J. Gribomont, SC 131, 1967, p. 151.

1160.

"Ne pensez pas, au reste, que ces phénomènes soient dus à une infiltration (infusionem) telle de l'esprit immonde qu'il pénètre dans la substance même de l'âme, et ne faisant, pour ainsi dire, plus qu'un avec elle, la revêtant en quelque manière, profère lui-même des discours et des paroles par la bouche du patient. Il ne faut pas croire qu'ils aient cette puissance. Ce n'est point par amoindrissement de l'âme mais par un affaiblissement du corps que ces choses arrivent (…). L'esprit immonde, en effet, s'emparant des membres où réside la vigueur de l'âme et les accablant d'un poids insupportable, noie et étouffe dans les plus épaisses ténèbres les puissances intellectuelles. (…) Un esprit peut imprégner une matière épaisse et massive comme est notre chair : rien n'est plus facile.", Jean Cassien, Conférences, I-VII, op. cit, p. 255-257.

1161.

J. Longère, "Alain de Lille", Dictionnaire des lettres françaises, Le Moyen Âge, M. Zink (dir), La Pochothèque, Paris, 1992, p. 32-35.

1162.

Item si diabolus in corpore hominis est, queri potest quomodo : vel per unionem vel per applicationem ? Ad hec verisimiliter respondere possumus quod corpus hominis non intrat substantialiter eo vivente, sed intrare dicitur corpus dum habet potestatem vexandi illud. Aut cor hominis dum per temptationem decipit. Unde dicitur quod Sathan intravit in cor Iude. Non enim diabolus substantialiter anime illabitur sed cum eam decipit ei illabi dicitur. Unde Gernasius : demones per energicam operationem non credimus substantialiter illabi anime sed per applicationem uniri, P. Glorieux, "La Somme Quoniam Homines d'Alain de Lille", dans Archives d'Histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge (28), 1953, p. 113-364.

1163.

Voir M. van der Lugt, "La personne manquée. Démons, cadavres et opera vitae du début du XIIe siècle à saint Thomas", Micrologus VII, 1999, p. 205-221 ; N. Caciola, "Spirits seeking bodies : death, possession and communal memory in the Middle Ages", dans dir. B. Gordon et P. Marshall, The place of the dead in late Medieval and early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 66-86 et N. Caciola, "Mystics, demoniacs and the physiology of spirit possession in Medieval Europe" dans Comparative Studies in Society and History, 42², 2000, p. 268-306.