A. - Un exemplum atypique

Voici le résumé de l'exemplum. Les numéros renvoient aux différentes parties du texte tel qu'il est présenté en Annexe 11, ce découpage correspond aux principales unités de sens.

(1) Le texte raconte l'histoire d'une femme de grande famille tourmentée par un démon en 1173 à Lodi en Italie. Un abbé cistercien Ambroise est appelé à l'aide, mais en sa présence, la femme refuse de le regarder, elle crie.

(2) Sous la contrainte de l'abbé Ambroise, le démon avoue qu'il est entré en cette femme grâce à colère et tristesse. L'abbé lui ordonne de se retirer pourqu'il laisse parler la femme, le démon se retire alors dans son pied. Alors que son pied s'agite, la femme se tourne vers l'abbé et le salue, elle indique qu'elle a maudit sa servante qui elle-même l'a maudite en retour en demandant que son corps soit infesté de plusieurs centaines de démons. Le démon revient alors dans le corps tout entier.

(3) La femme est conduite à l'église de saint Bassien pour que l'eucharistie lui soit donnée le lendemain. Le diable se moque de l'abbé, de l'évêque ; un seul démon s'exprime malgré la présence d'un grand nombre d'entre eux. Puis une longue lamentation à plusieurs voix commence, les démons se plaignent à la perspective de recevoir l'eucharistie. Le lendemain, l'abbé envoit chercher la femme qui prétexte une faiblesse, la faim, la colique, pour ne pas se rendre à la messe. Elle est finalement conduite à l'église et reçoit la communion mais, adjurée par l'évêque par le nom de saint Bassien, elle rugit, éclate de rire, se moque du petit Bassien, de la Mariole (la Vierge Marie). Elle est contrainte à baiser la châsse des reliques et reste prostrée.

(4) Un clerc l'adjure, mais comme la femme révèle ses péchés, il va se confesser et revient sans que le démon ne le reconnaisse. Il continue à dénoncer tous les péchés non confessés des personnes présentes, face à une servante arrogante, il révèle qu'elle a blasphémé la croix en croisant ses doigts et en crachant dessus. Le mépris de la croix est condamné, même par un démon.

(5) La démoniaque est ensuite conduite à l'église de saint Pierre dans laquelle se trouve un autel contenant un morceau de bois d'où suinte une eau miraculeuse. Un clerc demande au démon d'où vient cette eau, il révèle : du paradis.

(6) Le démon se tourne vers une personne qui aime la femme et lui indique qu'elle a effectivement un parent qui dirige une secte manichéenne à Milan. Le diable se retire et la femme avoue qu'elle a un cousin qui doit être converti à la foi catholique et elle désigne l'endroit, la maison, et le nom du cousin. Le diable revient alors en elle. L'auteur du texte compare ce va et vient du démon avec le cas d'un prêtre mondain qui avait une fille ; quand il allait accomplir les sacrements, un chat sortait de sa bouche et quand il avait fini, le chat revenait. De même, la démoniaque connaît des moments où son démon se retire d'elle.

(7) La possédée est conduite devant la clé de saint Sylvestre dont le contact ou la brûlure guérit les démoniaques. Elle refuse de la toucher. Adjuré, le démon se moque de Jeannot mais avoue que les prières à son ami Jésus expulseront vingt-cinq démons ; les trois Innocents en expulseront trois, à la fin, il les expulsera tous. On adjure le diable de dire où sont les corps des saints Innocents, il montre un endroit que les recherches confirment.

(8) Le démon qui a pris la parole se lamente alors d'avoir perdu le paradis, affirme vouloir le retrouver et être prêt à manger des excréments, des pierres et embrasser les géhennes pour cela.

(9) Presque toute la ville assiste à ce spectacle, plus de sept mille hommes ; le peuple murmure à cause du jeûne prescrit par l'évêque pour la libération de la femme. Alors le démon fait une véritable profession de foi au Christ, il compare longuement les souffrances qu'il a endurées avec la frilosité du peuple qui rechigne à jeûner. Il émeut le peuple aux larmes et le diable recommande de ne pas pleurer sur la possédée mais sur lui-même qui vit dans le péché, en une parodie de la Passion. Il évoque alors la crucifixion et exalte la croix en nommant tous les détails de la Passion. Cette longue louange au crucifié et à son humilité est parfois accompagnée de regrets et de craintes par rapport aux représailles qu'il risque de subir de la part des autres démons.

(10) Le narrateur indique qu'il est obligé d'interrompre son récit en raison du risque de lassitude du lecteur.

(11) Une autre démoniaque milanaise, noble, elle aussi, est amenée dans l'église. Son démon accuse celui de la démoniaque de Lodi. Il raille ses talents de prédicateur, la présence de toute la ville à son sermon, le compare à Judas, Caïphe, Saül, Phassur. Il jure par Pollux, Castor, Medius, Fidius, Beelzebub et "par toutes les vertus de notre Enfer"… Il demande pourquoi il a livré leurs frères et alliés manichéens et lui reproche que, par un tel sermon il a pu amener à se convertir d'autres hommes, juifs ou païens.

(13) Après ce long récit, l'auteur du texte indique la nécessité d'y mettre un terme et annonce la guérison de la femme.

Ce texte rassemble des éléments à la fois présents dans l'hagiographie du XIIe siècle et dans les exempla, un type de récits qui prolifère au XIIIe siècle et auquel nous consacrerons le chapitre suivant. Si la datation du texte se maintient aux années 1173-1180, comme plusieurs indices présents dans le manuscrit le suggèrent 1200 , il pourrait s'agit d'un texte-charnière entre la tradition de la possession disséminée dans les récits narratifs que nous venons de voir et les récits stucturés et raccourcis des exempla. Mais il convient, pour tenter d'établir l'originalité de ce texte, de relever ce qui semble appartenir aux topoi des récits d'exorcisme et ce qui, au contraire, semble original.

Les éléments classiques du récit me semblent être : face à un cas de possession, un clerc est appelé à l'aide (1), la contrainte exercée par l'homme d'Église sur le diable, lui permet de lui faire avouer comment il est entré dans la femme (2), la femme a maudit et a été victime d'une malédiction (2). La possédée est présente à la messe, elle reçoit l'eucharistie (3) comme le mentionne la vie de saint Bernard de Clairvaux, peut-être que l'on peut déceler dans cette mention une influence cistercienne sur le texte. Le diable révèle les péchés des hommes et les incite à aller se confesser (4), il identifie des reliques (5), (7) ; exprime sa nostalgie du paradis (8), proclame les vérités de la foi à propos de la Passion du Christ et de la croix (9). En ce sens, l'exemplum semble reprendre l'idée présente dans le manuscrit de Dendermonde selon laquelle le diable peut révéler la vérité. Ce topos est largement développé dans les exempla du XIIIe siècle 1201 .

Les éléments qui semblent spécifiques à notre texte sont sa datation et sa localisation précises (1), le fait que le démon se retire dans un organe du corps pour laisser parler la femme est rare (2), la femme donne de nombreux prétextes pour ne pas aller à la messe (3). De même que la scène lors de laquelle le démon quitte le corps de la possédée pour lui laisser révéler le nom et l'adresse du dirigeant d'une secte de manichéens à Milan (6), ce n'est pas le diable qui fait cette révélation mais la femme. La comparaison avec le clerc possédé par un chat qui connaît un répit au moment où il dit la messe peut se rattacher à la légende hagiographique de saint Ambroise 1202 mais ne semble pas connaître d'autre occurrence. Le pouvoir de la clé de saint Sylvestre sur les démons n'est pas souvent évoqué (7) 1203 . La très longue confession du démon qui révèle sa foi en la Passion du Christ et en la Croix exprime des regrets et la crainte des représailles de la part d'autres démons (9). La seconde démoniaque de Milan et son démon viennent apporter la contradiction à la démoniaque de Lodi en condamnant la profession de foi chrétienne à laquelle son démon s'est livré (11).

Par les nombreuses particularités du récit, il est possible d'imaginer l'existence d'autres sources confirmant un tel exorcisme. Les hasards et la chance de la recherche nous ont permis de les découvrir.

Notes
1200.

Voir l'introduction au Liber visionum par Olivier Legendre, à paraître aux éditions Brepols.

1201.

Voir sur tout cela le chapitre VII et le tableau de l'Annexe 12.

1202.

La vie de saint Ambroise raconte qu'un démoniaque est libéré du démon quand il entre dans la ville de Milan mais à nouveau possédé quand il en sort, voir Paulin de Milan, Vita di santo Ambrogio, éd. M. Pellegrino, Rome, Editrice Studium, 1961, chapitre XXI.

1203.

La légende Dorée de Jacques de Voragine qui reprend la Vita du VIe siècle ne la mentionne pas, voir éd. A. Boureau, Paris, La Pléiade, 2004, p. 86-97.