C. - Le nouveau possédé des exempla

- Une figure positive

Le démoniaque se trouve comme transfiguré dans les exempla 1247 . Ce "nouveau démoniaque" a un langage articulé, un comportement cohérent. Déjà au XIIe siècle, dans certaines vies de saints, des démoniaques profitent du moment de l'exorcisme pour faire des révélations conformes à la doctrine de l'Église, mais cette figure positive est amplifiée dans les exempla.

Le démoniaque connaît la vérité cachée, il sait sonder les cœurs des hommes et est capable de révéler leurs secrets ou des choses qui leur ont été longtemps cachées :

‘"J'ai entendu parler d'un démon en France qui faisait des présages par la bouche d'un démoniaque et manifestait des choses cachées, et selon l'opinion de tous, il ne mentait pas. Alors que certains venaient à lui et l'interrogeaient à propos de beaucoup de choses, Guinehochet répondait à tous par la vérité, car en effet, le démon le faisait parler. Ainsi l'une des personnes présentes lui demanda : "Dis-moi combien j'ai de fils". Guinehochet répondit : "Tu as seulement un fils". L'autre convoqua tout le monde et dit : "On m'a dit que celui-là ne ment pas mais voilà qu'il m'a manifestement menti en me disant que j'ai un fils alors que tout le monde sait que j'en ai deux. Alors le démon de Guinehochet ria et dit : "J'ai dit la vérité, tu n'en as qu'un, car l'autre est celui du prêtre". L'autre rougit et se mit vraiment en colère disant : "Dis-moi lequel des deux est le fils du curé, pour que je le renie !" Le démon répondit : "Je ne te le dirai pas, car il convient que tu les rejettes tous les deux ou que tu les gardes tous les deux" 1248 .’

Dans l'exemple de Guinehochet, Jacques de Vitry commence par insister sur le fait que le démoniaque connaît la vérité. Toute l'anecdote va dans ce sens : il sait ce qu'ignore le père de famille. La bravade de celui-ci qui consiste à "convoquer tout le monde" pour prouver le mensonge du démon se retourne contre lui, il ignore en effet que, mari trompé, l'un des enfants n'est pas de lui. Ce récit montre la nature des exempla, des récits plaisants, qui ne manquent pas de tourner tel ou tel personnage en ridicule et qui s'achèvent par une leçon : le diable dit la vérité et renvoie le père à ses obligations. La duperie dont il a été l'objet ne doit pas rejaillir sur sa progéniture. On le voit, l'intervention du démoniaque est morale, elle est parfaitement conforme à la doctrine de l'Église, c'est la vérité.

Nombreux sont les exempla qui mettent en scène un démoniaque qui affirme cette vérité cachée sous les apparences. Ainsi, un possédé ne peut manger la viande au cours d'un banquet offert aux pauvres, il révèle alors qu'elle est le fruit d'un vol 1249 .

Cette fonction de révélation est aussi utilisée pour authentifier des éléments de la foi. Le démoniaque révèle que les paroles qui lient le diable se trouvent dans le Canon de la messe 1250 . De même, une possédée auprès de laquelle une relique est approchée, démontre, par sa réaction allergique, son authenticité, ainsi que la possession elle-même 1251 . Le démoniaque distingue les hosties consacrées de celles qui ne le sont pas 1252 . Interroger le démoniaque est aussi, pour les fidèles, le moyen d'accéder à des connaissances concernant l'au-delà. Un démoniaque est interrogé sur le statut des hommes et des femmes récemment décédés 1253 . Les démoniaques expriment leur nostalgie du paradis 1254 , donnent des enseignements moraux et affirment l'importance des fêtes sacrées. Le démoniaque insiste aussi, de concert avec le prédicateur qui lui prête sa voix, pour révéler les péchés non confessés 1255 . A l'inverse, un péché confessé disparaît de la connaissance du démoniaque comme le rappellent de très nombreux exempla. Ces récits qui contribuent à la promotion de la confession font apparaître que le diable est soumis à Dieu et à la vérité proclamée par ses clercs 1256 .

Cette figure n'est pas spécifique aux exempla : les vies de saints nous ont en effet déjà habitués à des récits comprenant un démon qui annonce le saint qui sera capable de l'exorciser. L'authentification des signes divins figure déjà dans les Évangiles. Quand Jésus commença à prêcher (Marc 1, 24), le démon qui dominait l'esprit d'un possédé s'exclama : "Je sais qui tu es : le saint de Dieu !". Le démoniaque reconnaît la place du Christ parmi les grands prophètes d'Israël. Pourquoi le maître du mensonge (Jean 8, 44) est-il présenté ainsi en train de révéler la vérité ? Dans les Évangiles, des démoniaques reconnaissent l'autorité du Christ et comprennent parfois mieux la vérité divine que les Apôtres (Matt. 8, 28-29 ; Marc 1, 24-27; Actes 16, 16-18, Jean 2, 19). Le Christ est lui-même accusé d'être un possédé (Jean 7, 20 ; 10, 20) et de chasser les démons par le prince des démons (Marc, 3, 22). Le possédé se trouve ainsi pourvu de dons prophétiques 1257 .

Notes
1247.

B. Newman, "Possessed by the spirit", op. cit. ; sur la figure positive du possédé dans les exempla, voir aussi A. Gurevich, "Santi iracondi e demoni buoni negli exempla", dans Santi e demoni, op. cit., II, p. 1045-1063.

1248.

JdV (Crane), CCXXXIII, p. 97.

1249.

Caes, V, 38, p. 323.

1250.

Caes, V, 13, p. 292.

1251.

Caes V, 14, p. 292-293.

1252.

Dans les Vitae Fratrum Ordinis Praedicatorum de Gérard de Frachet éd. B. M. Reichert, p. 125 ; Jourdain de Saxe place une hostie non consacrée dans la bouche d'un démoniaque qui la dévore en riant, mais il rejette une hostie consacrée comme s'il ne supportait pas la présence du Christ

1253.

Caes, V, 29, p. 312-315.

1254.

Caes, V, 10, p. 290.

1255.

JdV (Crane), CCLXI, p. 109-110 ; Etienne de Bourbon, Tractatus, II, 967.

1256.

B. Newman, "Possessed by the spirit", op. cit., p. 749-750.

1257.

Césaire de Heisterbach mentionne le mot à propos de l'un des possédés : "la prophétie de ce démon impudent est à l'origine de son salut" ; Caes, III, 2, p. 112-113.