- Un prophétisme diabolique ?

En dehors des révélations extraordinaires sur la vérité de la foi et sur l'au-delà, des individus illettrés deviennent miraculeusement lettrés en connaissant le latin 1258 et les écritures 1259 . Le démoniaque peut, dans cette mesure, être comparé à un saint. Une lecture des comportements de démoniaques et de saints fait apparaître des ressemblances saisissantes entre eux 1260 . Parlant in persona diaboli, ces possédés sont vus comme des sources d'autorité surnaturelle, traités de manière circonspecte par les clercs, et même parfois autorisés à prêcher, nous y reviendrons 1261 .

C'est saint Paul qui, dans la première épître aux Corinthiens (I Cor, 12, 8-10) a énuméré les neufs dons de la grâce divine ou charismes à travers lesquels la présence de l'Esprit se manifestait dans les communautés chrétiennes. Il y inclut le don de prophétie, associé à celui de discernement des esprits et au don d'interprétation. Une fois passés les premiers siècles, le don de prophétie est évoqué à propos de saints évêques ou abbés qui ont la capacité de lire dans les cœurs et de deviner les pensées cachées.

A partir du XIIe siècle, se développe à l'extérieur des structures hiérarchiques de l'Église, un courant prophétique à travers les figures d'Hildegarde de Bingen ou de Joachim de Flore. Par la suite, au XIIIe siècle, la plupart des théologiens reconnaissent que le don prophétique revient aux clercs dans le cadre de leur minsitère pastoral. Pour le franciscain Gilbert de Tournai (†1284), les clercs sont des prophètes en ce qu'ils progressent dans la voie vertueuse, désirent les biens spirituels, annoncent l'Évangile, ce qui revient à la prédication 1262 .

Comme la possession peut être divine ou démoniaque, la prophétie peut être mal inspirée. A partir du début du XIVe siècle en effet, la méfiance des théologiens s'imposa face aux prophéties. Elles peuvent être vraies mais elles peuvent être aussi inspirées par le diable 1263 . Le prophétisme démoniaque tel qu'il se développe dans les exempla est d'un type particulier. Il s'agit de révélations qui touchent la vie quotidienne des hommes ainsi que la foi dans sa dimension la plus concrête. Contrairement aux faux prophètes qui sont stigmatisés au XIVe siècle, alors que le soupçon pèse sur la sainteté de certaines femmes, le prophétisme du démoniaque est au service de l'Église. Il affirme les vérités de la foi à un moment où elles sont contestées par les hérétiques.

Les possédés des exempla sont, entre 1220 et 1260, des agents destinés à légitimer les choix de l'Église et à combattre les hérésies. A cette époque, la persuasion est encore d'actualité, toutes les forces de l'Église ne sont pas encore concentrées dans la persécution. Qui mieux que le diable, dont les hérétiques sont censés être les suppôts, peut les ramener dans le droit chemin de l'orthodoxie ?

Notes
1258.

"Ce dernier demanda au possédé : "Sais-tu quelque chose sur moi ?" dans le but de lever toute suspicion de la part du prêtre. Le démon lui répondit quelque chose que je ne connais pas et le chevalier demanda : "Et sur ce maître ?" Le démon répondit : "Je ne sais rien à propos de celui-là". Et après qu'il ait dit cela en Allemand, il ajouta en latin : "Il s'est justifié dans l'étable". Aucun clerc n'était alors présent. Le novice : je suis sûr que le diable n'a pas parlé latin de lui-même à ce moment-là. Le moine : Il n'était pas autorisé à parler allemand, car le chevalier aurait entendu et compris ce qu'il disait et il n'avait pas le droit de se taire car il devait montrer au prêtre les bienfaits de la confession" ; Caes, III, 2, p. 112-113.

1259.

"Il y a peu de temps je savais, mais j'ai oublié" ("Paulo ante sciebam, sed modo nescio"). Inspectant ses papiers ils se rendit compte que le péché du soldat avait été effacé, Caes V, 13, p. 292.

1260.

N. Caciola, Discerning spirits.Divine and demonic possession in the Middle Ages, Ithaca, New York, Cornell University Press, 2003, premier chapitre, "possessed behaviors".

1261.

B. Newman, "Possessed by the spirit", op. cit.

1262.

Voir A. Vauchez, "Le prophétisme médiéval d'Hildegarde de Bingen à Savonarole", dans Saints, prophètes et visionnaires…, op.cit., p. 114-133 et N. Bériou, "Saint François, premier prophète de son ordre, dans les sermosn du XIIIe siècle", dans Les textes prophétiques et la prophétie en Occident (XIIe-XVIe siècle), MEFR, Moyen Âge, 102 (1990/2), p. 535-556.

1263.

Voir les arguments présentés par Agostino Trionfo dans la Summa de ecclesiastica postestate (vers 1320) présentée par A. Vauchez dans "Les théologiens face aux prophéties à l'époque des papes d'Avignon et du grand schisme" dans Saints, prophètes et vivionnaires…, op. cit., p. 199-207.