A - Origines de la diabolisation des hérétiques

Etienne de Bourbon, dans la dernière partie de son Traité, évoque les différents aspects du don de force. Le péché d'orgueil est évoqué à travers le tableau des diverses hérésies de son temps. Après avoir évoqué les vaudois qu'il connaît bien, car il est inquisiteur dans le Sud-Est de la France, il évoque les cathares. L'exposé de la doctrine nous intéresse moins que les éléments rhétoriques qui visent à diaboliser les hérétiques et qui prolongent les sermons d'Eckbert de Schönau (vers 1120-1184) au milieu du XIIe siècle. L'essentiel est dit dans la présentation générale de son propos qui est tirée de l'œuvre de saint Augustin :

‘"Les Manichéens, dont la peste a jusque là infesté de nombreux lieux, tirent leur origine – selon saint Augustin et Isidore – d'un certain Perse dit Manès, qui était un vrai "maniaque" avec ses disciples, et dans les faits comme dans le nom, un démoniaque, comme le dit l'Apôtre dans la Première <Epitre> à Thimothée IIII a (1-3) : "Dans les derniers temps certains s'éloigneront de la foi, s'attachant à des doctrines démoniaques, s'interdisant le mariage et l'usage d'aliments, etc…" Celui-ci, après les temps apostoliques, dans la primitive Église, se leva pour semer la peste, affirmant qu'il était le Paraclet, le Saint-Esprit, que le Seigneur avait promis d'envoyer à ses disciples. Ce Manès, les siens l'appelèrent, pour éviter ce nom ils s'appelèrent Manichéens, alors qu'ils auraient dû plutôt s'appeler Maniaques" 1268 .’

En plus de l'allusion directe au fait que Manès soit un démoniaque, Augustin, repris ici par Etienne de Bourbon, joue sur le mot maniaque, maniacus, qui se rapproche de son nom et qui signifie folie en grec. Ce racourci historique fourni par Etienne de Bourbon nous incite à un rapide excursus vers la fin de l'Antiquité.

En effet, les chrétiens des premiers siècles se pensent comme étant environnés de démons. Tout ce qui est païen, qui ne confesse pas la religion chrétienne, est considéré comme relevant du monde de Satan 1269 . De plus, les possédés des Évangiles figurent les peuples païens. Dans un premier temps, les glossateurs de la Bible rappellent, comme l'indiquaient les Pères de l'Église, que les possédés de Gérasa représentent le peuple des Gentils, les païens qui ne sont pas encore convertis à la foi du Christ et pour qui les miracles sont accomplis 1270 . Du IIIe au Ve siècle, l'idée s'impose que le monde païen qui environne les hommes est un monde envahi de démons et de possédés 1271 . Saint Augustin (354-430) l'indique dans son ouvrage contre les Donatistes en étendant la catégorie des possédés à ceux dont les actes ne correspondent pas à leur profession de foi, au sein de sa propre religion 1272 .

Aux siècles suivants, l'idée semble acquise que les possédés sont la figure des païens. Bède le Vénérable (673-735) 1273 l'indique ainsi que la Glose ordinaire du XIIe siècle 1274 . Dès lors, la christianisation de l'Occident, la conversion des peuples païens, correspond à son exorcisation 1275 . La diabolisation du paganisme apparaît aussi dans les œuvres de Grégoire de Tours et Grégoire le Grand. Les païens agissent à l'instigation du diable, et les dieux des païens sont des démons : c'est dans un sanctuaire d'Apollon qu'ils se réunissent 1276 .

L'assimilation des dieux des païens à des démons et des païens eux-mêmes à des possédés, a lieu dans les premiers temps du christianisme. Les recours à ce modèle, dans le cadre des polémiques anti-hérétiques, sont incessants jusqu'au XIIIe siècle.

Notes
1268.

Saint Augustin, De haeresibus, 46, 1, CCSL, 46, p. 312-320 ; Œuvres Complètes de saint Augustin, éd. et trad., t. 25, Paris, 1870, p. 227-232 ; Isidore de Séville, Etymologies, VIII, 5, 31. Ce texte (ms lat Paris, Bnf, 15970, fol. 405v) est traduit et présenté par J. Berlioz dans "Les erreurs de cette doctrine pervertie…". Les croyances des cathares selon le dominicain Etienne de Bourbon († vers 1261)", Heresis, 2000 (32), p. 53-67.

1269.

Voir E. Pagels, L'origine de Satan, trad de l'anglais, 1ère éd. 1995, Paris, Bayard, 1997, chapitre "Le royaume terrestre de Satan", p. 143-183.

1270.

Dans son commentaire de Matthieu (8, 28-34), Chromace d'Aquilée, prêtre entre 368 et 373, et figure marquante du clergé de Vénétie-Istrie, indiquait que les possédés de Gérasa appartiennent à un peuple de Gentils et de Juifs qui vivent dans l'erreur de l'idolâtrie, dans le cimetière qui est leur lieu de culte, ils sont tenus captifs par les liens du démon : Secundum allegoricam uero rationem duo isti daemoniaci qui in terra Gerasenorum, id est in terra gentilium, Domino occurrerunt, habent figuram duorum populorum, siue eorum qui de Cham et Iafeth, id est de duobus filiis Noe descenderant, quia de Sem primitiuo filio Noe Iudaeorum populus originem trahit, siue certe Iudaeorum atque omnium gentilium qui in errore idolatriae captiui a diabolo tenebantur, onerati catenis criminum et compedibus peccatorum, qui non in ciuitate manebant, id est in ea conuersatione in qua lex erat et praecepta diuina, sed in monumentis, hoc est idolorum cultura, colendo memorias regum uel simulacra hominum mortuorum"(….) "Gerasenorum terram, hoc est mundum istum, illustrare dignatus est, ut hos daemoniacos, id est populos, de uinculis captiuitatis diabolicae liberaret, ille scilicet de quo David in psalmo testatus fuerat dicens : Dominus de caelo prospexit, ut audiret gemitum uinculatorum, ad soluat filios interemptorum (Ps 101, 20-21), Chromatius Aquileiensis, Tractatus in Mathaeum, R. Etaix, J. Lemarié, CCSL 9A, p. 407-408.

1271.

Voir C. Lepelley, "La diabolisation du paganisme et ses conséquences psychologiques : les angoisses de Publicola, correspondant de saint Augustin" dans Impies et païens entre Antiquité et Moyen Âge, dir L. Mary et M. Sot, Paris, Picard, 2002, p. 81-96. Pour l'auteur, l'origine de la diabolisation des dieux païens vient d'une erreur dans la traduction du verset 5 du Psaume 96 (95 dans la Septante). L'original hébreu dirait : "Les dieux des nations ne sont que des riens" c'est-à-dire qu'ils n'existent pas. La Septante traduit : "Les dieux des Nations sont des daimonia" soit des êtres compris comme synonymes de daimones, p. 91.

1272.

"Voici ma réponse : Tous ceux qui, même dans l'Église, confessent qu'ils connaissent Dieu et le nient par leurs actes - et c'est le cas des avares, des envieux, et de ceux que leur haine pour les frères fait appeler non par moi mais par le témoignage de saint Jean l'Apôtre des homicides - tous ceux-là n'ont pas l'espérance, car ils sont conscients d'agir mal ; ils sont perfides, n'exécutant pas ce qu'ils ont voué à Dieu ; ils sont menteurs, professant le faux ; ils sont possédés, faisant place dans leur cœur au diable et à ses anges (et daemoniaci, quia diabolo et angelis eius in suo corde praebent) ; leurs paroles causent la gangrène, corrompant les bonnes mœurs par des entretiens mauvais ; ils sont infidèles en se moquant des menaces de Dieu contre les méchants ; ce sont des scélérats, menant une vie impie…", Traités anti-donatistes, II, Œuvres de saint Augustin, tome 29, trad. G. Finaert, Desclée de Brouwer, 1964, p. 423-425 ; Sancti Aureli Augustini scripta contra donatistas, I, De baptismo, VI, 7, 12, éd. M. Petschenig, CSEL 51, reprint 1963, p. 307.

1273.

Au sujet de Luc 3, 8, 27, qui annonce l'arrivée du possédé auprès de Jésus : "Vir iste figuram populi gentilis accipit qui multis temporibus, hoc est ab ipso paene mundi nascentis exordio, uexabatur furore dementi" dans Bedae Venerabilis Opera, II, Opera exegetica (3), éd. D. Hurst, CCSL 120, 1963, p. 183.

1274.

Homo iste desperatissimus est populus gentium quem enumerat apostolus. Elatus, superbus, immundus, sanguinarius, idolatra, ignominiosus nec lege nature, nec Dei, nec humano timore ligatus, cui legio nomen est, id est, decem millia quae cadunt a dextera patris quae est Christus. Huic grex porcorum creditur, hi sine respectu misericordiae simul in inferno per imperium immature mortis suffocantur. Ab his multi fugiunt pascebant eos. Flagellato enim stulto sapiens sapientior fit vel prudentior (Glose ordinaire Mc 5, 1-20).

1275.

M. Grässlin, L'homme possédé de la fin de l'Antiquité à l'an mil, Diplôme d'Etudes Approfondies dactylographié, ss. dir. J.-C. Schmitt, 1991. Dans ce travail, l'auteur montre bien l'importance de la figure de l'énergumène à la fin de l'Antiquité. Par la bouche du possédé parlent en effet les dieux détrônés, cette métaphore incarne le drame de la conversion des païens.

1276.

F. Chaffaud, "Le paganisme vu par Grégoire de Tours et Grégoire le Grand", Heresis 1993 (20), p. 91-100.