B - La construction du discours anti-hérétique au "printemps de l'hérésie" (1050-1120)

L'hérésie en Occident latin connaît une première poussée dans la première moitié du XIe siècle puis un recul à partir des années 1050. Le redémarrage du discours anti-hérétique, après l'accalmie de 1050, date de 1120 environ. La période creuse entre 1050 et 1120 correspond à la grande période de polémiques politico-ecclésiastiques de l'époque de la Réforme grégorienne et de la Querelle des investitures 1277 .

L'assimilation de l'hérétique à Satan et à un possédé prend forme dans diverses sources au XIe siècle. Deux vies de saint Hugues de Semur rédigées par Gilon puis par Hugues de Gournay dans la première moitié du XIe siècle, font apparaître comment, en milieu clunisien, pourtant peu versé dans l'exorcisme, le même phénomène est raconté et interprété de manière sensiblement différente 1278 . Dans le texte de Gilon, Hugues est contraint d'exercer la police au sein de la communauté de Cluny, il refuse de donner le baiser de paix à l'un des frères qui est en fait un sorcier (mechanicum). Hugues de Gournay indique quant à lui :

‘"Au grand étonnement des frères présents, l'abbé chercha précisément à savoir d'où venait celui-ci – qui avait été accueilli au monastère comme novice – et à quelle secte (sectam) il appartenait. Et parce que "le spirituel juge tout mais ne peut être jugé par personne", il força l'esprit sorcier (mechanicum) à sortir de sa bouche ; le pasteur sépara de ses brebis le loup vaincu marqué de la macule du péché contre la foi (infidelitas) ; le fidèle exclut l'infidèle de la communauté des fidèles." 1279

Le simple repérage du sorcier se transforme en exorcisme dans cette autre vie d'Hugues de Semur. L'emprunt à Paul (I. Cor. 2, 15) est original dans le cadre d'un exorcisme. Un discours anti-hérétique semble par ailleurs s'esquisser : la secte, l'infidelitas. Par ailleurs, deux copistes sur quatre témoins du texte font un lapsus en écrivant manicheum à la place de mechanicum.

La deuxième source éclairante sur la construction du discours anti-hérétique autour de la figure de la possession est la correspondance de Pierre Damien. Cette oeuvre est, en plein cœur de la réforme grégorienne, au centre de la fabrication du discours anti-hérétique. Pour Dominique Iogna-Prat, l'essentiel du discours polémique de l'époque tient dans la part croissante qu'y prend la rhétorique. Les techniques rhétoriques de l'époque de Cicéron sont reprises dont la uituperatio ou la damnatio qui est une technique de l'invective. La lettre 112 de Pierre Damien s'en fait l'écho à propos d'une harangue contre les femmes des prêtres 1280 . Ce texte en prose rimée et rythmée tend à faire du lexique employé, des formules de malédiction. Pierre Damien procède par accumulation, le mal et la femme ne sont jamais nommés mais les métaphores et les images animales suggèrent les multiples formes de l'innommable féminin. Cette interpellation par le harangueur des créatures condamnées relève de l'exorcisme 1281 . Un autre texte de Pierre Damien, destiné à la réforme des mœurs du clergé et adressé, cette fois-ci, au clergé sodomite voit le style de l'auteur passer à l'accusation explicite de possession 1282 . A la fin de l'année 1049, Pierre Damien adresse cette lettre à Léon IX, nommé pape par l'empereur Henri III et arrivé à Rome en février. Le nouveau pape engage l'Église dans la réforme et en particulier dans la lutte contre le clergé simoniaque et pour la réforme des mœurs, à l'occasion du premier concile romain de la Pâques 1049. Pierre Damien contribue ici à sa façon à la lutte contre le clergé déviant, en faisant du clergé sodomite plus qu'un instrument du démon, des possédés. L'utilisation de la métaphore de la possession vient appuyer avec violence des propos extrêmement durs à l'égard du comportement de ces hommes. Ceci prouve la force d'évocation de cette image quand la description de la réalité des actes devient impossible 1283 .

Les Histoiresde Raoul Glaber, écrites entre 1031 et 1047 donnent plusieurs exemples de l'assimilation d'hérétiques à des possédés. Leutard, paysan de Vertus en Champagne en 997, quitte sa femme, brise le crucifix de l'église et conseille aux habitants du voisinage de ne plus payer la dîme. Il est qualifié d'hérétique et de fou, envoyé par Satan, Satane legatus. Les termes : dementia, vesania, insania sont employés à son propos. Sa folie se manifeste par une véritable prise de possession par des abeilles 1284 . Raoul Glaber évoque ensuite Vilgard arrêté en 970 à Ravenne. Ce dernier a été abusé par des démons, Virgile, Horace et Juvénal qui l'incitent à prêcher que les poètes sont dignes de foi 1285 . L'auteur mentionne enfin l'hérésie de 1022 à Orléans, placée sous l'influence d'une femme venue d'Italie "diabolo plena", c'est-à-dire possédée 1286 . Les hérétiques identifiés et dénoncés, sont livrés au bûcher et reconnaissent alors "qu'ils avaient été trompés par les ruses du démon" 1287 . Comme le souligne André Vauchez, "une fois encore, l'hérésie apparaît bien comme l'œuvre du démon, tandis que les hérétiques sont assimilés à des possédés" (…) "l'interprétation de l'hérésie en termes de possession diabolique est à mettre en relation avec diverses 'lectures' de ce phénomène qui se superposent sans s'exclure" 1288 . Il convient de la mettre tout d'abord en relation avec le millénarisme apocalyptique et le déchaînement de Satan qu'il est censé annoncer selon Raoul Glaber lui-même. L'Antéchrist offre à Satan une personnalité historique.

Trois exemples ont montré le discours anti-hérétique en construction : dans les vies d'Hugues de Semur, la désignation d'un sorcier fait place à son exorcisation ; pour Pierre Damien les sodomites sont des possédés ; Raoul Glaber étend cette qualité aux hérétiques.

Notes
1277.

D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l'hérésie, au judaïsme et à l'islam (1000-1150), Paris, Aubier, 1998, p. 135. La diabolisation concerne aussi les autres religions et en particulier l'Islam. Quelques travaux ont abordé la question que nous laissons de côté car elle risquerait de nous entraîner trop loin. Sur la mort de Mahomet considéré comme épileptique, voir M. Van Acker, "La fin de Mahomet dans ses biographies occidentales latines du Moyen Âge et les racines de ses motifs dans l'hagiographie", Litterae Hagiologicae, Bulletin d'Hagiologia 6 (2000), p. 3-16 et sur l'Islam vu d'Occident : J. Flori, "La caricature de l'Islam dans l'Occident médiéval. Origine et signification de quelques stéréotypes concernant l'Islam", Aevum LXVI (1992-3), p. 255 ; J. Flori, Guerre sainte, Jihad, croisade. Violence et religion dans le christianisme et l'islam, Paris, Le Seuil, 2002 ; J. V. Tolan, Les sarrasins, Paris, Aubier, 2003.

1278.

Sur tout cela, voir D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure. op. cit., p. 111-112.

1279.

Hugues de Gournay, Vita Sancti Hugonis, éd. H.E.J. Cowdrey, "Two Studies",8, p. 125-126 ; traduction de D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure. op. cit., p. 111-112.

1280.

Texte cité par D. Iogna-Prat dans Ordonner et exclure. op. cit., p. 139-140.

1281.

D. Iogna-Prat dans Ordonner et exclure. op. cit., p. 140.

1282.

"Eos, qui inrationaliter vixerunt et lepra iniusti criminis alios polluerunt, praecepit sancta synodus, inter eos orare, qui spiritu periclitantur inmundo. Plane dum non dicat, qui lepra iniusti criminis alios corruperunt sed polluerunt, quod etiam cum ipsius tituli praefatione concordat, ubi non de corruptis sed de pollutis exorsum est, liquet profecto, quia quocumque modo per ardorem libidinis vir cum viro polluitur, non inter catholicos christianos sed inter daemoniacos orare iubentur, quatinus si sodomite ex semetipsis nesciunt pensare quod sunt, ab ipsis saltim valeant adoceri, cum quibus sunt communi orationis ergastulo deputasti. Et certe statim dignum est, ut qui contra legem nature, contra humane rationis ordinem carnem suam per tam feda commercia demonibus tradunt, communem orationis angulum cum demoniacis sortiantur . Nam cum his malis ipsa penitus humana natura resistat, difficultas non diversi sexus abhorreat, luce clarius constat, quia numquam tam adversa tam aliena praesumerent, nisi eos, utpote vasa ira apta in interitum (Rom. 9, 22), iniqui spiritus pleniter possideren t. Sed cum eos possidere incipiunt, tunc per omne quod implent, invasi pectoris tartarum virus sue malignitatis infundunt, ut iam illa inianter appetant, non que naturalis motus carnis efflagitet, sed quae sola diabolica praecipitatio subministret . Nam cum vir in virum ad perpetrandam inmunditiam irruit, non est ille naturalis impetus carnis sed tantum diabolicae stimulus impulsionis. Vigilanter ergo sancti patres sodomitas cum energumenis simul orare sanxerunt, quos eodem diabolico spiritu invasos esse non dubitaverunt . Quomodo ergo per sacerdotalis officii dignitatem inter Deum et populum debet mediator assistere, qui a totius populi congregatione seiunctus nunquam nisi inter demoniacos iubetur orare ? Sed quoniam duo ex uno sacro concilio testimonia adhibere curavimus, quid etiam magnus Basilius ex eo, de quo nunc agitur, vitio sentiat, inseramus, ut in ore duorum vel trium testium stet omne verbum.", Die Briefe des Petrus Damiani, éd. K. Reindel, MGH Epistolae 2, Die Briefe der deutschen Keizerzeit 4, 1983-1993 (4 vol), tome 1, lettre 31, p. 307.

1283.

Les crimes du clergé sodomite relève de l'indicible pour Pierre Damien qui a déjà abordé la question dans son Liber Gomorrhianus, voir J. Chiffoleau, "Dire l'indicible. Remarques sur la catégorie du nefandum du XIIe au XVe siècle", Annales ESC, 1990, p. 289-324.

1284.

"Il se trouvait un jour seul aux champs, occupé à quelques travaux agricoles quand, s'endormant d'un coup, par épuisement, il lui sembla qu'un essaim d'abeilles pénétrait en son corps par un endroit dissimulé de sa personne et sortait de sa bouche avec un bourdonnement terrifiant, le tourmentait de piqûres multiples, lui parlait enfin, lui ordonnant d'accomplir des actions humainement impossibles", De Leutardo insaniente heretico, Raoul Glaber, Histoires, trad. M. Arnoux, Turnhout, Brepols, 1996, p. 134-135.

1285.

Raoul Glaber, Histoires, op. cit., p. 137.

1286.

Ibidem, p. 188-189.

1287.

Raoul Glaber, Histoires, op. cit., p. 200-201.

1288.

A. Vauchez, "Diables et hérétiques : les réactions de l'Église et de la société en Occident face aux mouvements religieux dissidents, de la fin du Xe au début du XIIe siècle", dans Santi e demoni nell'alto Medioevo Occidentale (secoli V-XI), Spolète, 1989 (Settimane di Studio del Centro Italiano di Studi sull'alto Medioevo XXXVI), p. 573-601, particulièrement p. 583.