C - La lutte cistercienne contre les hérétiques au XIIe siècle

Comment les cisterciens et Bernard de Clairvaux lui-même construisent-ils leurs discours polémiques ? Dans ses sermons de 1143-1144 et 1145, Bernard de Clairvaux a abondamment recours à l'image des démons. Il est influencé par le milieu des intellectuels rhénans qui observent et définissent le catharisme 1289 . Dans une lettre à Bernard de Clairvaux qui daterait de 1147, Evervin de Steinfeld, prévôt des prémontrés rhénans, lui suggère un thème de sermon contre les hérétiques : "Attrapez-nous les petits renards qui saccagent les vignes (Cant 2, 15)". Cela n'empêche pas Evervin de qualifier les hérétiques de Cologne, brûlés par la foule, de "diaboli membris", ou d'"apostolici satanae", formules qui restent sobres, en comparaison avec la littérature anti-hérétique de l'époque et les sermons d'Eckbert de Schönau en 1163 1290 . Les sermons de Bernard de Clairvaux qui développe le verset suggéré par Evervin de Steinfeld mobilise toutes les ressources du discours anti-hérétique en n'omettant pas l'image des serviteurs du diable 1291 .

Le Liber Visionum et miraculorum (1171-1179) du cistercien Jean de Clairvaux 1292 , que nous avons déjà évoqué, comprend un récit qui met en scène la diabolisation des hérétiques. L'un des rares exempla datés de ce texte, évoque en 1160 une hérésie à Langres. Dans le prologue du récit, l'auteur indique : "De fait, on doutait s'il s'agissait de démons affectant l'apparence humaine ou s'étant emparés de véritables corps, ou si c'étaient bien réellement des hommes" 1293 . Nous reviendrons sur les développements de ce récit.

Peu à peu, au tournant du XIIIe siècle semble s'affirmer le fait que les hérétiques sont de plus en plus associés aux démons jusqu'à ne faire plus qu'un avec eux. Alain de Lille aborde la question dans le De fide catholica contra haereticos, dédié à Guillaume VIII, seigneur de Montpellier entre 1172 et 1202. Il étudie successivement les cathares, les vaudois, les juifs et les mahométans. Dans ce livre, Alain de Lille s'emploie à contester les opinions des hérétiques, ce qui lui permet de définir l'orthodoxie de la foi. A propos des cathares, il indique que le diable se répand dans les corps des hommes comme dans des réceptacles et les soumet à sa volonté 1294 .

Notes
1289.

U. Brunn, L'hérésie dans l'archevêché de Cologne (1100-1233), Thèse dactylogiaphiée de l'Université de Nice dir. M. Zerner, 2002.

1290.

A. Brenon, "La lettre d'Evervin de Steinfeld à Bernard de Clairvaux en 1143 : un document essentiel et méconnu", Heresis 25, (1995), p. 7-28. U. Brunn propose de dater cette lettre de 1147 dans L'hérésie dans l'archevêche de Cologne, op. cit.

1291.

B. M.Kienzle, Cistercian heresy and Crusade in Occitania 1145-1229. Preaching in the Lord's Vineyard, York Medieval Press, Boydell and Brewer, 2001.Pour D. Iogna-Prat, le discours anti-hérétique de Bernard de Clairvaux relève uniquement de l'imprécation ce que prouve le sermon 66, Ordonner et exclure. op. cit., p. 131.

1292.

O. Legendre, "L'hérésie vue de Clairvaux. Témoignage inédit d'un recueil cistercien d'exempla sur les mouvements hérétiques de la fin du XIIe siècle", Heresis, 33 (2000), p. 69-78. Cet article est commenté par Uwe Brunn dans sa thèse L'hérésie dans l'archevêché de Cologne (1100-1233), op. cit., p. 421-441.

1293.

Nempe utrum demones simulatis aut vere assumptis corporibus vel puri homines fuerint dibium fuit, O. Legendre, "L'hérésie vue de Clairvaux", op. cit.

1294.

Item qua ratione dicunt alios demones humanis corporibus infundi, coguntur asserere ipsum Luciferum, ut poeniteat, alicui corpori debere uniri. Fortasse dicent infundendum corpori Antichristi, juxta illam auctoritatem quae ait, quod Lucifer corporaliter habitabit in Antichristo. Sed hoc non ad essentiam, sed ad potestatis plenitudinem refundendum est, ut sit sensus : habitabit in eo corporaliter, id est plenarie possidebit eum, ad omnem voluntatem suam explendam, Alain de Lille, Contra haereticos libri quatuor, PL 210, c. 317-318.