D - De l'imprécation aux faits : les hérétiques deviennent des démons au XIIIe siècle

A partir de 1200, l'hérésie ne se discute plus : devenue un crime de lèse-majesté, elle ne relève plus de l'accusatoire sur le mode de l'imprécation, avec ou sans discussion mais de l'inquisitoire, comme nous le verrons dans le chapitre VIII. Il ne s'agit pas de dire, de dénoncer les déviations indicibles, vraissemblables à défaut d'être avérées, mais de faire dire la vérité par ceux que l'on condamne ¹²⁹⁵ .

C'est aux alentours de 1230, au moment de la persécution des hérétiques dans la région de Cologne, que leur diabolisation prend un tour décisif. L'examen du rôle joué par Conrad de Marbourg et surtout Césaire de Heisterbach dans la diabolisation des hérétiques a été approfondi par trois historiens. Alexander Patschovsky a été le premier à montrer comment l'assimilation des hérétiques au diable, présente depuis longtemps dans les discours anti-hérétiques, se renforce au XIIIe siècle ¹²⁹⁶ . B. U. Hergenmöller ¹²⁹⁷ a repris l'ensemble des images désignant les liens entre les hérétiques et le diable : le baiser sacrilège sur les parties génitales du chat, l'hérétique comme homme noir/pâle, le crapaud, le squelette. Il a montré que ces images se trouvent à la fois dans la bulle Vox in Rama de juin 1233, qui appelle à la croisade générale contre les hérétiques en Allemagne, et dans l'interrogatoire d'un certain Lepzet de Cologne convaincu d'hérésie, à l'époque de la persécution des hérétiques par Conrad de Marbourg entre 1231 et 1233. Uwe Brunn a, pour sa part, montré que la diabolisation des hérétiques, parallèle à leur persécution, a largement été influencée par Césaire de Heisterbach, auteur de plusieurs textes polémiques dont un traité perdu. En contact avec Conrad de Marbourg, Césaire aurait même participé à la persécution d'hérétiques à Sinzig en 1231 ¹²⁹⁸ .

A travers le De Daemonibus, cinquième distinction du Dialogus miraculorum achevé vers 1223 par Césaire de Heisterbach, évoque plusieurs épisodes concernant des hérétiques ¹²⁹⁹ . Dans ces chapitres, les formules qui associent les hérétiques au diable sont nombreuses : ministros diaboli (3), membra diaboli (1), nuncios diaboli (1), malitia diaboli (1), invidia diaboli (1), persuasio diabolica (1). Un hérétique qui prêche au public qu'il est l'Esprit Saint est qualifié de possédé, diabolo plenus ¹³⁰⁰ . Un peu plus loin, Césaire de Heisterbach assimile directement l'hérétique au possédé ¹³⁰¹ . Le récit de l'hérésie albigeoise précise : c'est "sur l'instigation du diable que les hérétiques atteignent leur maturité" ¹³⁰² . Les hérétiques ont passé un pacte avec le diable. Celui-ci est interrogé à propos de deux hérétiques de Besançon et il répond : "Ils sont miens et ont été envoyés par moi et ils prêchent les mots que je mets dans leur bouche. Comment se fait-il qu'ils ne puissent être injuriés, qu'ils marchent sur l'eau et qu'ils ne peuvent pas brûler ? Ils ont sous leurs pieds entre la peau et la chair le pacte (hominium) qu'ils ont conclu avec moi et par la vertu de ce pacte, ils font des miracles et ne peuvent être injuriés" ¹³⁰³ . Comme le souligne Alain Boureau, cette mention du pacte avec le diable est contemporaine du texte de Gautier de Coinci qui évoque le pacte passé par Théophile avec le diable à une époque où la notion acquiert tout son sens dans la société médiévale ¹³⁰⁴ .

L'association entre le diable et celui qui est accusé d'hérésie est désormais très étroite. Le pape Boniface VIII (vers 1235/1240-1303) qui a accumulé les inimitiés au cours de son pontificat, est jugé après sa mort pour hérésie, simonie, sodomie, etc. dans un procès ouvert à Avignon en 1310 et suspendu l'année suivante. Le cardinal Pietro Colona affirme dans ses mémoires (1306) l'avoir vu invoquer le diable ¹³⁰⁵ , et demander conseil à son démon privé qu'il appelle Bonifacio ¹³⁰⁶ ! La confusion entre Boniface et son démon est telle que, dans la bouche des accusateurs, le pape et son démon ne font qu'un. En revanche, dans le cas du procès de Bernard de Castanet, évêque d'Albi accusé en 1307-1308 d'excès dans la poursuite des bons hommes, aucune allusion n'est faite à l'hérésie, les deux chanoines chargés de réunir la liste des accusations contre lui ne franchissent pas cette limite ¹³⁰⁷ .

Alain Boureau a remarqué que, dans la vie de Chiara de Montefalco, la fusion entre diable et hérétique est totale. Chiara est capable de repérer, par un don qui lui est concédé, l'apparition de démons sous la forme de deux béguines. Il s'agit d'une "diabolisation effective qui rejoint les visées de Jean XXII, occupé à faire des magiciens des hérétiques" ¹³⁰⁸ .

Faire des hérétiques des possédés du diable et des démons, c'est franchir une étape importante dans la justification de la persécution de ceux qui sont accusés d'hérésie.