- Les nouveaux sermons

La prédication, au XIIIe siècle, voit l'avènement des "maîtres de la Parole" 1319 . Frères Prêcheurs, Mineurs ou clercs séculiers s'imposent dans les milieux urbains pour faire comprendre aux fidèles la Parole de Dieu selon de nouvelles méthodes. Grâce à un enseignement homogène, des outils nouveaux comme les concordantiae, les distinctiones, qui permettent de retrouver en chaîne les citations de l'Ecriture sainte, les exempla faciles à retenir et parfois plaisants, chaque prédicateur construit un sermon à partir d'un thème, un verset de l'Évangile. Cette Parole nouvelle renoue avec les formules éprouvées de la vulgarisation en recourant aux images et en racontant des histoires auxquelles s'ajoute la quête du sens héritière des travaux des exégètes. "Pour les maîtres des écoles urbaines, l'Ecriture était faite de myriades de mots, donnés par Dieu aux hommes pour éclairer leur conscience et les guider dans leur cheminement terrestre. Démembrée jusqu'à l'unité élémentaire de tel ou tel mot privilégié, la Parole de Dieu était aussitôt reconstruite par l'assemblage de citations, fondé sur les concordances verbales ou sur les rapprochements selon le sens" 1320 .

Saint Antoine de Padoue (1195-1231) 1321 , appartenant à la communauté des chanoines augustins de Saint-Vincent à Lisbonne, se convertit à l'idéal franciscain en 1220. A partir de 1222 en Italie où il participe au chapitre général de l'ordre, il obtient la charge de prédicateur et est envoyé à Rimini où il convertit des hérétiques. Il se consacre à la première prédication quotidienne en février-mars 1231 à Padoue, où il meurt en juin. Les sermons comportent un schéma homilétique mais, destinés aux prédicateurs, ils prennent parfois la forme d'un traité de théologie 1322 . A partir de la Bible, le sens littéral est survolé pour s'attarder sur le sens spirituel et surtout allégorique et moral. Ainsi, saint Antoine prend une liberté par rapport au sermo modernus. Il énonce le thème d'où vient l'Évangile du jour, fait une brève exposition du prothème (prologus consonans) puis, à partir de l'Ancien Testament, le thème est subdivisé en trois, quatre ou cinq parties, les clausulae qui sont comme des petits sermons avec une illustration allégorique, morale et anagogique. Le sermon sur le troisième dimanche de Carême de saint Antoine de Padoue est divisé en cinq clausulae 1323 qui abordent en un complexe enchâssement des sermones sur des sous-thèmes différents 1324 . L'essentiel du sermon pour le troisième dimanche de Carême, comme tous ceux de ce temps a une forte dimension pénitentielle 1325 . Les images de la possession y sont cependant encore peu développées par rapport aux sermons de la seconde moitié du XIIIe siècle.

Les sermons mixtes sont nombreux et, au sein d'une même collection de sermons, les deux types cohabitent. Jean Halgrin d'Abbeville (†1237), archevêque de Besançon en 1225, cardinal en 1227, utilise ensemble les deux styles 1326 . La première partie du sermon est une exégèse de la péricope qui se rapproche de la Glose ordinaire. Jean commence par noter un parallèle dans l'Évangile de Matthieu dans lequel le possédé n'est pas seulement muet mais aveugle, il explique ensuite le nom de Beelzebuth. Ensuite, il montre que Jésus répond non aux paroles mais aux pensées, signe de son pouvoir. Il présente l'argument de Jésus à ses adversaires et rappelle le retour du démon à l'âme. Il indique pour finir que les prières de Marie et du Christ sont des réponses à l'incrédulité des juifs et des hérétiques. La lecture moraliter, omet la prière de la femme et l'argumentation est divisée en trois : la gravité de la maladie spirituelle, la manière de guérir et le danger de la rechute. La première lecture montre comment le pécheur est à la fois aveugle, possédé et muet. La misérable condition du possédé est abondamment développée. Il n'est pas guidé par son propre jugement, comme le montrent le psalmiste et Isaïe, il ne réalise pas le mal et se réjouit de ses mauvaises actions, une situation condamnée par trois passages de Job, un de Matthieu et un de la Genèse. Vient alors une digression sur la nécessité d'un bon remède, la Passion du Christ, des versets de Job sont cités ainsi que Léon le Grand. Un court passage sur l'aveuglement du pécheur allégorise un épisode du premier livre des Rois où les actions de Samuel sont commentées en rapport avec des modèles juifs. La deuxième partie de la moralitas porte sur la façon de guérir. La description de Jean évoque l'armure du diable qui est comme un masque qui cache la laideur du mal. La dernière section de cette partie évoque les dangers de la récidive. Un pécheur repentant doit avoir confessé ses fautes mais, s'il manque de charité, son âme lavée reste vide et ouverte au retour offensif de l'esprit immonde. Les sept démons qui reviennent sont comme les sept calamités qui affectent le récidiviste : le péché, la rupture de la paix avec Dieu, la trahison, l'absence de confiance dans le pardon de Dieu, le manque de confiance en soi et l'ingratitude envers Dieu. Tous ces développements sont illustrés par des citations de la Bible et en particulier de l'Ancien Testament (35 dont la moitié du Livre de la Sagesse) alors qu'il n'y en a que cinq du Nouveau.

Le sermon moderne apparaît avec les collections du dominicain Pierre de Reims, provincial de France pendant la première moitié du XIIIe siècle et mort en 1247 comme provincial d'Agen. Dans son sermon pour le troisième dimanche de Carême 1327 , il commente "Erat Iesus eiciens demonium" en commençant par la liste des quatre moyens par lesquels l'Évangile met en fuite le démon. Il passe ensuite par une interprétation morale du mutisme spirituel provoqué par le péché qui rend impossible la confession des péchés, l'édification des autres et la prière à Dieu. Il conclut sur les sept esprits les pires qui sont les sept genres de l'orgueil.

Un autre dominicain, resté anonyme, a écrit sa collection de sermons entre 1235 et 1250 1328 . L'un des deux sermons du troisième dimanche de Carême est construit en trois parties : les sept expulsions du diable, les trois esprits mauvais dans l'âme et les trois bénéfices de son expulsion. Chaque division est accompagnée par un verset biblique.

Toujours avant 1250, Constantin d'Orvieto, frère dominicain italien élu évêque de cette ville en 1250 et mort en 1256 est l'auteur d'une vie de saint Dominique. Trois sermons ont été écrits pour le troisième dimanche de Carême 1329 . Le premier est à nouveau une courte analyse de l'ensemble de l'Évangile. La première division concerne le miracle lui-même, l'homme guéri de l'aveuglement, la possession et le mutisme. Les conséquences en sont l'admiration de la foule, la calomnie des scribes et des pharisiens, l'édification des pauvres. Une seconde division montre le pouvoir de guérison de Jésus, sa sagesse dans la réfutation de ses adversaires, sa justice quand il annonce la punition des blasphémateurs et sa bonté lorqu'il remercie la prière de la femme. Le deuxième et le troisième sermon sont très différents. Le second est un développement à propos des cinq genres d'aveuglement moral chez les mauvais prélats et prédicateurs et chez les pécheurs qui refusent de se confesser. Le troisième est consacré à la prière à Marie de la femme anonyme.

Les sermons de Guillaume Peyraut, dominicain rattaché au couvent de Lyon (vers 1200-vers 1271) 1330 , comprennent cinq sermons pour le troisième dimanche de Carême. Le premier d'entre eux est simple, littéral, et reprend des mots du commentaire de Luc par Hugues de Saint-Cher 1331 . Le second sermon est une moralisation des misères de l'homme possédé. Le troisième traite des différentes expulsions du diable, le quatrième des péchés capitaux et de la confession, le cinquième mélange différents points, comme la négligence de la pénitence, la récidive. Les citations bibliques sont très nombreuses.

Les collections de sermons de saint Bonaventure (v. 1217-1274) comportent aussi deux reportations de sermons pour le troisième dimanche de Carême qui portent sur le même thème 1332 . Plus que des sermons développés, les reportations notent des schémas reportés par le secrétaire de Bonaventure de sermons prononcés en 1255. Les sermons pour le troisième dimanche ont été prononcés in capitulo de mane c'est-à-dire au couvent des frères prêcheurs, après matines. Ils comportent donc un caractère intime et témoignent de la théologie spirituelle de Bonaventure. Les textes cités, du Livre de Tobie à l'Apocalypse sont originaux.

Si on avance dans le siècle, entre 1250 et 1265, beaucoup de collections et des modèles de sermons évoluent dans le sens des comparaisons ou des chaînes de comparaisons qui sont particulièrements favorables au développement des images 1333 . C'est le cas des œuvres de Pierre de Saint-Benoît 1334 , Nicolas de Biard 1335 et Gérard de Mailly 1336 . Dans le sermon pour le troisième dimanche de Carême, ce dernier fait une division en deux parties : la bonté de Dieu "Erat Iesus eiciens demonium" et la perversité du diable "Et illud erat mutum". Mailly donne ensuite les sept moyens de mettre en fuite le diable. Premièrement comme on fait fuir le chien de la cuisine en l'arrosant d'eau, on met le diable en fuite par les larmes de la contrition comme l'a fait Marie Madeleine. Ensuite, comme le mari quitte la maison pour fuir une femme querelleuse, le diable fuit quand la conscience ressent du remors. Au septième, comme le serpent sort de son trou quand il entend chanter, le diable le fait en entendant l'invocation du nom de Dieu. Gérard fait alors une digression en traitant des sept noms de Dieu. Dans la seconde partie, il aborde la question de la perversité du diable ett prend l'exemple du riche qui va dormir et qui endort toutes ses sensations physiques. Chacune de ces similitudines est attestée par un verset biblique mais les images sont si justes qu'elles permettent de mémoriser facilement l'Évangile.

La collection de sermons de Jacques de Voragine (v.1228-1298) rédigée entre 1274 et 1285 alors qu'il est prieur provincial de la Lombardie, est destinée à la formation des autres prédicateurs. Elle comprend trois sermons pour le troisième dimanche de Carême 1337 . Dans le premier sermon, il suit de près les Évangiles, conformément au modèle de l'homélie. Dans le second sermon, il rappelle que le pécheur n'est pas seulement muet mais aussi aveugle et sourd et souligne ensuite les quatre bienfaits accordés par Dieu : l'expulsion des démons, le déliement de la langue, la restitution de la lumière et de l'ouïe. Dans le troisième sermon, Jacques de Voragine indique qui sont nos princes et de quelle manière nous les expulsons. Il y a quatre démons, Lucifer (l'orgueil), Asmodée (la luxure), Mammon (l'avarice), Beelzebub (les mauvaises pensées) qui sont respectivement expulsés par l'humilité, le jeûne, l'aumône, la confession.

L'examen de cet ensemble de sermons pour le troisième dimanche de Carême qui ont pour thème l'Évangile de Luc 11, 14 montre l'unité qui existe d'un texte à l'autre. Ces textes suivent de près la péricope du jour car le style de l'homélie n'est jamais complètement abandonné par les auteurs de sermons au XIIIe siècle, si modernes soient-ils. Les mêmes exempla et comparaisons sont employés, les sermons prêchés ont été construits à partir de divers modèles disponibles. Les quatre sens de l'Ecriture sont différemment utilisés. Il y a toujours une interprétation littérale mais de moins en mois d'interprétations allégoriques ou anagogiques, une grande distance est prise par rapport aux sens tropologique ou moral. Dans le cas de l'Évangile pour le troisième dimanche de Carême, le diable est rarement évoqué comme une personne mais presque toujours comme le principe du péché. La suprématie du sens moral domine dans les sermons du XIIIe siècle. Quelles sont les images employées à propos du pécheur ?

Notes
1319.

N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole. La prédication à Paris au XIIIe siècle, Paris, Etudes Augustiniennes, 1998, 2 tomes.

1320.

Ibidem, Ch. 3, "Une parole nouvelle", p. 133-214 ; voir aussi N. Bériou, "Les sermons latins après 1200" dans dir B. M. Kienzle, The sermon, TSMAO, 81-83, Turnhout, Brepols, 2000, p. 363-447.

1321.

Sur saint Antoine de Padoue, voir S. Antonio 1231-1981. Il suo tempo, il suo culto, e la sua citta, Padoue, 1981 ; A. D. De Sousa Costa, S. Antonio canonico regolare di S. Agostino e la sua vocazione francescana, Braga, 1982.

1322.

Sur la forme des sermons de saint Antoine de Padoue, voir A. Poppi, "Introduzione ai sermoni antoniani" dans L. Bertazzo, Antonio di Padova uomo evangelico, Padova, ed. Messaggero, 1995, p. 63-82 ; G. Dahan, "L'exégèse d'Antoine de Padoue et les maîtres de l'école biblique-morale (fin XIIe-début XIIIe siècle)", Euphosyne. Rivista de Filologia Classica, 24 (1996), p. 341-373.

1323.

Antonii Patavini, Sermones dominicales et festivi, B. Costa, L. Frasson, G Luisetto, Padoue, 1979, tome 1, p. 121-156.

1324.

La Prima clausula comporte un sermon aux pénitents et aux moines à partir de Ioseph missus de valle Hebron ; le sermon sur l'aveuglement du pécheur porte sur Confestim igitur ut pervenit Ioseph ; suit le sermon sur la Passion du Christ Estote imitatores Dei.

1325.

J. Longère, "Le sacrement de pénitence dans les sermons de saint Antoine", Il Santo. Rivista Antoniana di Storia dottrina, arte, XXII, fasc 1-3, (1983), p. 559-577.

1326.

L. J. Bataillon, "Early Scholastic and Mendicant Preaching", op. cit.Jean d'Abbeville, sermon pour le deuxième dimanche de l'Avent , p. 177-186 désormais abrégé en Jean d'Abbeville suivi du numéro de la page.

1327.

L. J. Bataillon, "Early Scholastic and Mendicant Preaching", op. cit., p. 186-191, désormais abrégé en Pierre de Reims suivi du numéro de l'édition.

1328.

Voir L. J. Bataillon, "Les sermons attribués à saint Thomas : question d'authenticité" in Thomas von Aquin, Miscellanea Medievalia 19 (1988), 331.

1329.

L. J. Bataillon, "Early Scholastic and Mendicant Preaching", op. cit., p. 186-191 ; Constantin d'Orvieto, sermon 1, p. 191-193 ; sermon 2, p. 193-194 ; sermon 3, p. 195.

1330.

Guillaume d'Auvergne, Opera Omnia, (1674), tome II, p. 225-231.

1331.

Hugues de Saint-Cher, Distinctions sur les Évangiles des dimanches, Paris, Mazarine 1026, fol. 53v-54r transcription de J. Bartko que je remercie de me l'avoir communiquée; voir L. J. Bataillon, "Early Scholastic and Mendicant Preaching", op. cit., p. 175.

1332.

Saint Bonaventure, Sermons de Tempore. Reportations du manuscrit Milan Ambrosienne A 11 sup., J. G. Bougerol, Paris, Ed. Franciscaines, 1990, sermon 205, p. 281-282 ; sermon 212, p. 291-292.

1333.

La plupart ont été étudiés par D. d'Avray, The preaching of the Friars : Sermons diffused from Paris before 1300, Oxford, 1985.

1334.

D. L. d'Avray, "Pierre de Saint-Benoît", DS, 12, p. 1667-1669.

1335.

C. Schmitt, "Nicholas de Biard", DS, 11, p. 254-255 ; N. Bériou, La prédication de Ranulphe de la Houblonnière, sermons aux clercs et aux simples gens à Paris au XIIIe siècle, Paris, Etudes Augustiniennes, t. II, 1987, p. 337-342.

1336.

N. Bériou, La prédication de Ranulphe de la Houblonnière, op. cit., t. II., p. 329-336.

1337.

Jacques de Voragine, Sermones de Tempore, éd. R. Clutium, C. Bartl, 1759, 1er sermon, p. 250-277, 2ème sermon p. 277-284, 3ème sermon, p. 284-290. Sur la figure du diable dans l'ensemble de cette collection de sermons, voir E. Gardet, Le diable dans les sermons de Jacques de Voragine, Mémoire de Maîtrise dactylographié dir. N. Bériou, Université Lyon II, 1999.