B. - Les images de la possession

- Le pécheur est aveugle, muet, possédé

Le pécheur est aveugle. Le pécheur est aveuglé par le feu de ses désirs et ne voit pas le soleil 1338 . L'aveuglement se trouve dans une autre image du pécheur. Dans un sermon pour la messe de Pâques, Gérard de Mailly indique que "le premier signe de la vieillesse est l'obscurcissement des yeux (…). Tel est le premier dommage que cause le péché dans l'âme : il enlève la lumière de la connaissance de Dieu" 1339 . Le péché provoque une conséquence qui entraîne les autres : l'aveuglement du pécheur signifie la privation de Dieu.

Le pécheur est muet. Jean Halgrin d'Abbeville indique que le muet est le pécheur qui a bu les délices du siècle qui collent les lèvres 1340 . Là aussi, le péché est la cause du mutisme. Pierre de Reims développe le commentaire de cette partie du verset "le muet est comme le chien à qui on a mis une grenouille dans la bouche, il ne peut aboyer, ni l'avaler ni la faire sortir" 1341 . Plus loin, il ajoute, "ceux qui par le péché ont comme un cailloux dans la bouche" 1342 . Les images du mutisme expriment la paralysie de l'expression dans laquelle se trouve le pécheur. Dans la même veine, Constantin d'Orvieto désigne les cinq circonstances qui aboutissent au mutisme : l'incision de la langue, sa paralysie, une excroissance de la chair, une grenouille dans la bouche du chien, une trop grande peur 1343 . Certains exempla présentent des moines ou des clercs rendus muets par la vue du diable. Thomas de Cantimpré indique le cas d'un frère confronté à l'image d'une femme qu'il identifie tout de suite comme une apparition diabolique et qui ne peut émettre un son. Thomas donne une explication : "Mais ce problème est plus vite résolu si l'on songe à ce que dit saint Ambroise à propos des loups dans l'Hexaméron (…). Le loup envoie les rayons de ses yeux jusqu'à l'homme et en un instant il dessèche chez celui-ci les esprits de la vision ; ceux-ci étant desséchés, les artères le sont aussi et c'est ainsi que sa parole devient assourdie, l'instrument de la voix étant nécessairement entravé" 1344 . Si les loups ont un tel pouvoir, les démons peuvent supprimer la vue, la voix et l'ouïe de l'homme. C'est comme si, par un effet d'envahissement incontrôlé, le diable se répandait dans le corps du pécheur à la manière d'un philtre magique paralysant.

Le pécheur est possédé. Cette image, directement issue du texte de l'Évangile où il est question de la guérison du possédé de la Synagogue de Capharnaüm (Luc 11, 14), vient clore ou compléter celles qui précèdent. Les prédicateurs font tous le même constat : le pécheur est un être qui est voué au diable. Maurice de Sully le dit dans son sermon en français e en cui il regne, il évoque plus loin la segnorie al diable 1345 . Il ajoute dans un autre texte "qu'une âme est possédée par le démon quand la dominent fornication, adultère, ivrognerie, haine et tout autre péché grave" 1346 , il s'agit aussi de l'avis de Raoul Ardent 1347 . Jacques de Voragine emploie dans ses textes tout le vocabulaire de la possession avec les mots vexare/vexatio et intrare, introivit, invadere, (in)habitare, possidere, recuperare et souligne l'oppression excercée par le diable sur l'homme 1348 . Jean d'Abbeville explique, pour sa part, que le diable entre dans l'homme avec sept des pires démons 1349 . L'auteur insiste longuement sur cette image du pécheur, il indique qu'il s'agit d'un démoniaque (demoniacus) car il n'est pas conduit par sa propre raison 1350 . L'image empruntée aux psaumes, est significative de l'état du possédé : "Ne sois pas le cheval, le mulet privé de sens" 1351 car, explique l'auteur, le mulet n'est pas en mesure de distinguer la charge qui pèse sur lui 1352 . Cette image rappelle l'expression de l'un des participants à une transe décrite par Michel Leiris en Afrique. Reprenant une formule commune pour décrire le phénomène de la possession de la femme par le Zar – un esprit – il indique : "Le Zar ne ménage pas son cheval" 1353 . Le diable fait donc figure de cavalier despotique et l'homme est réduit à l'état de monture aveuglée. Jean d'Abbeville indique ensuite que le possédé se réjouit de sa situation, il trouve "le miel dans le fiel, la douceur dans le péché" 1354 . Il est comme fou.

Notes
1338.

Cecus est peccator, quia sicut ursus cecatur ad peluim ardentem, sic cecatur peccator ardore desiderii sui, ut non uidet solem, Jean Halgrin d'Abbeville, p. 181.

1339.

Gérard de Mailly, p. 334-335.

1340.

peccator quia bibit de aquis secularium delitiarum in quibus congesta sunt maledicta veteris et novi testamenti, et compacta sunt labia eius, Jean d'Abbeville, p. 182.

1341.

Mutus dicitur quedam ranuncula que proiecta in os canis eum latrare non sinit, ideo quia ipsa semper nititur exire et ipse eam nititur deglutire, Pierre de Reims, p. 188.

1342.

aliquibus debet implebitur os eius calculo, Ibidem, p. 188

1343.

incisione lingue, paralitici amittunt linguam, carnositate excrescente in lingua, eiectione calamiti in os canis, stupefactione inmoderati timoris, Constantin d'Orvieto, p. 193.

1344.

Thomas de Cantimpré, II, 57, 37 et 38, trad Platelle, p. 259.

1345.

Maurice de Sully, lignes 13 puis 26 du sermon.

1346.

Numquid non demonis possessio fit qui demoni non Deo seruit… Demonis est possessio qui voluntaria pravitate iugiter diabolico mancipatur obsequio, Jean Longère, Œuvres oratoires de maîtres parisiens au XIIe siècle, op. cit., p.204, n. 25 : Maurice de Sully, Secessit Ihesus in partes Tyri et Sidonis, Paris, BN lat. 14937, fol. 29r.

1347.

Muti quippe sunt hodie qui propter turpitudinem criminum a daemone possidentur. Hic a spiritu luxuriae, ille a spiritu auaritiae, alter a spiritu superbiae. Imo quot vitiis quisque irretitur, quasi a tot daemoniis possidetur, Raoul Ardent, Erat Iesus eiciens daemonium, PL 155, 1809 C.

1348.

Diabolus enim oppressit corpus ut sic veniat ad oppressionem animae, 2ème dimanche de Carême, sermon 1, t. I, p. 215-258.

1349.

Intrans autem diabolus, ducit alios septem spriritus nequiores se, quia eandem mentem plenius possidet quam ante, et fiunt novissima hominis illius peiora prioribus. Ces sept démons sont le péché, la rupture de la paix avec Dieu, la trahison, l'absence de confiance dans le pardon de Dieu, le manque de pardon à soi-même, la tristesse, l'ingratitude face à Dieu, Jean d'Abbeville, p. 184-186.

1350.

non conducit propria ratio, Jean d'Abbeville, p. 181.

1351.

nolite fieri sicut equs et mulus quibus non est intellectus, Psaume 31, 9, dans Jean d'Abbeville, p. 181.

1352.

Equs non discernit sessorem ; equs est peccator cui insidet diabolus tanquam eques reducens eum sicut uult, nam ignee habene et currus eius, sicut dicit propheta Naum II, Jean d'Abbeville, p. 181.

1353.

M. Leiris, La possession et ses aspects théâtraux chez les Ethiopiens de Gondar, 1ère éd. 1958, rééd. Paris, Gallimard, 1996.

1354.

qui querunt mel in felle, dulcedinem in peccato, Jean d'Abbeville, p. 181.