- Le pécheur envahi par le diable

Ces images sont mises en scène de manière dynamique dans les sermons. Il s'agit, pour les prédicateurs, de bien faire comprendre à leur ouailles que ces infirmités ne sont ni le résultat d'accidents, ni de maladies. Le diable s'immisce dans l'âme et le corps de l'homme par l'intermédiaire des vices.

Ranulphe de la Houblonnière évoque les péchés qui attirent le diable : l'orgueil, la colère, l'envie, l'avarice, la luxure et la gourmandise et indique que le diable s'installe "premièrement dans le cœur des orgueilleux, deuxièmement dans la bouche des coléreux; des avares cupides, quatrièmement dans tout le corps des luxurieux et des gourmands" 1355 . Ranulphe de la Houblonnière n'assimile pas encore chacun de ces péchés à un diable précis, il se contente d'indiquer que Beelzebuth est le prince de l'orgueil et le roi des mouches. Par la suite, Jacques de Voragine est plus explicite, il indique pour chacun de ces vices le nom du diable qui est chargé d'investir le corps du pécheur. Lucifer est le maître des orgueilleux, alors qu'il s'agissait de Beelzebub pour Ranulphe de la Houblonnière. Asmodée est le démon de la luxure, Mammon celui de l'avarice, et Beelzebub est le démon des mauvaises pensées et de la rancœur 1356 . La spécialisation des fonctions des démons a eu lieu plus tard, dans les représentations de l'enfer, de plus en plus compartimentées vers la fin du Moyen Âge 1357 . Dans les textes comme dans les images, le diable ne se laisse pas assigner une place définitive. Si à chaque vice correspond un diable qui envahit le pécheur et en fait sa chose, de manière symétrique, un exemplum fréquemment employé et présenté par Jacques de Vitry, personnalise les différents péchés pour en faire les filles du diable que ce dernier marie aux pécheurs 1358 . Ce diable actif qui profite des vices des hommes, les prédicateurs le suivent comme s'ils pistaient un bandit qui procède toujours de la même manière avec ses victimes.

Maurice de Sully indique : Or vos gardés que li diables ne vos face mus qu'il ne vos serre les bouces, qu'il ne vos lit les langues… 1359 . Dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, Gérard de Mailly conclut son sermon en donnant le nom des trois démons Clot borse, Clot bouche, Clot cuer 1360 qui résume le processus par lequel le diable s'installe en l'homme. Le diable "fait à la manière du riche qui veut s'installer, prendre ses aises (aaisier), dans quelque maison". "Tout d'abord, quand il entre dans la maison, il ferme la porte derrière lui et demande à sa famille de ne dire à personne qu'il est là" (…). "La porte est notre bouche que le diable obstrue de ses cinq doigts qui sont : la honte de l'aveu, la complaisance dans le péché, l'espoir d'une longue vie, la peur de n'avoir pas la force de persévérer dans le bien et surtout le désespoir du pardon de Dieu". Puis, l'auteur indique que le diable, à la manière de l'homme avare, éteint la lumière de son hôte pour dormir tranquillement ; il ferme les fenêtres pour ne pas que les rayons du soleil rentrent ; demande à sa famille que personne ne le dérange, et enfin, il enlève l'odorat de l'homme pendant son sommeil pour que celui-ci ne s'aperçoive pas de son odeur fétide 1361 . Selon le principe de la circulation des modèles 1362 , Ranulphe de la Houblonnière puis Jacques de Voragine présentent la même image. "Notre bouche est close. L'homme avare quand il rentre chez lui, ferme la porte et les fenêtres, il éteint la lumière, ferme les rideaux pour empêcher le soleil de rentrer et dit à sa famille que si quelqu'un le demande, il n'est pas là. De même le diable, quand il entre dans un homme, ferme d'abord la porte de la bouche pour ne pas qu'il se confie" 1363 . Jacques de Voragine écrit pour sa part : "Le diable agit à la manière d'un voleur qui entre silencieusement dans la maison pour que personne ne l'entende, il éteint la lumière pour que personne ne le voie et ferme la bouche pour que personne ne crie. Il ferme le cœur, éteint la lumière de la foi, ferme la bouche pour qu'elle ne puisse confesser ses péchés" 1364 . Ces trois variantes du même récit nous montrent comment les prédicateurs s'adressent aux fidèles pour évoquer l'emprise du diable. Le tableau est concret, il s'appuie sur des gestes ordinaires de la vie quotidienne, compréhensibles par tous. Le diable est comparé au voleur qui est une figure de la société médiévale. Ses actions sont des crimes contre les biens, il est puni de peines sévères et infamantes. Mais l'action du diable est aussi comparée à celle de l'avare. "La cupidité reine de tous les maux" pour saint Paul (1 Tm 6, 10) se retrouve dans les sermons du XIIIe siècle dans lesquels tout un appareil textuel est avancé qui dépasse même la luxure. Guillaume Peyraut dans la Somme des vices et des vertus justifie la longueur du chapitre sur l'avarice en soutenant que c'est la partie la plus utile aux prédicateurs ; et dans l'enfer de Dante, les avares sont les pécheurs les plus nombreux 1365 . Certains textes ont même fait de l'avare un hérétique responsable de la rupture de l'unité de l'Église, la simoniaca heresis a alors été évoquée 1366 .

Mais l'emprise diabolique est aussi mentionnée dans le fait que l'individu est fait prisonnier par le diable, les prédicateurs l'indiquent en utilisant l'image des liens. Gérard de Mailly note que, durant son sommeil, le pécheur ne sent pas ses liens mais quand il se réveille, il se rend compte qu'il a dormi dans la délectation du péché 1367 . Ranulphe de la Houblonnière indique que l'homme est tenu par un quadruple lien 1368 : celui de l'erreur et de la mécréantise, celui de la peur, de la honte, et enfin celui du désespoir. Federico Visconti a recours, quant à lui, à l'image des crochets 1369 . Toutes ces chaînes et ces crochets sont autant d'obstacles à une bonne confession sereine et clairement énoncée, elles rappellent de manière métaphorique la tradition qui s'est imposée dès le Haut Moyen Âge de représenter le possédé lié de chaînes dans les enluminures 1370 . Ainsi le pécheur aveuglé, possédé et rendu muet par le diable est lié par des liens dont il ne peut apparemment pas se défaire.

C'est que le diable se comporte comme un voleur ou comme un "mauvais locataire" qui ne se contente pas de s'installer dans une maison qui ne lui appartient pas, mais qui la détériore. Ranulphe de la Houblonnière l'explique bien : le diable s'installe en l'homme comme le renard dans la tanière du blaireau et détruit cette "thaynere" 1371 . Jacques de Voragine compare le diable à un mauvais pensionnaire qui n'acquitte pas son loyer, qui transforme sa maison en échoppe, ne la répare pas et la laisse tomber en ruines 1372 . Car l'homme est "la maison de Dieu", "Dieu a en effet construit la maison de l'âme en pierres carrées, et dans un carré (…) dont les côtés sont la foi, l'espoir, la charité et les bonnes œuvres" 1373 . Suit la métaphore des terrasses : "La maison de l'âme a trois terrasses. Une supérieure qui est l'esprit, une inférieure qui est le corps, et une troisième entre les deux qui est l'âme", Dieu occupe chacune de ces trois terrasses. Cette maison, le diable aspire à l'occuper et à la détruire. Les fondements de cette métaphore se trouvent dans les épîtres de Paul : "Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu, et que l'Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu'un détruit le temple de Dieu, celui-là, Dieu le détruira" (I Cor III, 16-17) 1374 . Les textes du XIIIe siècle utilisent le mot de maison, domus, ou le terme vasus pour évoquer le cœur ou l'âme humaine. Ceci aboutit au proverbe "duo grossi non possunt un uno poto" 1375 , deux gros ne tiennent en un pot. Ces deux gros sont Dieu et le diable. "Le diable est gros, c'est-à-dire orgueilleux, et le Seigneur est gros, lui aussi, c'est-à-dire puissant et ils ne peuvent être ensemble en un être, et il convient que l'on expulse l'un d'eux" 1376 .

Ainsi, les métaphores employées par les prédicateurs pour désigner le pécheur dans les sermons du troisième dimanche de Carême sont celles de la possession. Envahi par le diable, le pécheur ne se contrôle plus, ne raisonne plus, ne peut plus voir ni parler. Il fait involontairement de lui-même un temple du diable.

Notes
1355.

Ranulphe de la Houblonnière, l. 69-71, p. 87.

1356.

Jacques de Voragine, sermon 3.

1357.

J. Baschet, Les justices de l'au-delà. Les représentations de l'enfer en France et en Italie (XIIe-XVe siècles), Rome, 1993.

1358.

JdV (Crane), CCXLIV, p. 102. Le diable a eu neuf filles avec sa femme et maria huit d'entre elles. Simonie aux prélats, Hypocrisie aux moines et aux faux religieux, Rapine aux soldats, Usure aux bourgeois, Fraude aux marchands, Sacrilège aux paysans qui ne payent pas la dîme, Mauvais service aux travailleurs, Orgueil aux femmes. Luxure, la neuvième se donne à tous. Cet exemplum est repris par Ranulphe de la Houblonnière, l. 130-135, p. 89.

1359.

Maurice de Sully, l. 31-33.

1360.

Nota de demoniaco qui habebat tres dyabolos quorum unus dicebatur 'Clot borse', alius qui 'Clot bouche', alius qui 'Clot cuer', Gérard de Mailly, p. 337. Jacques de Voragine développe le récit et le transforme en exemplum les démons sont trois frères : Clot-cœur endurcit les cœurs pour en chasser la contrition, Clôt-bouche empêche la confession, Clôt-bourse s'oppose à la satisfaction par l'aumône, ils couvrent tout ce qui constitue le processus de la pénitence complète, mais nous y reviendrons dans Jacques de Voragine, t. I, p. 242-248.

1361.

Gérard de Mailly, l. 205-260, p. 335-336.

1362.

N. Bériou, La prédication de Ranulphe de la Houblonnière, sermons aux clercs et aux simples gens à Paris au XIIIe siècle, Paris, Etudes Augustiniennes, t. I, 1987, chapitre "La circulation des modèles", p. 78-88.

1363.

Ranulphe de la Houblonnière, l. 220-225, p. 92.

1364.

Et facit diabolus ad modem latronis, quia aliquam domum spoliare desiderans, ipsam domus silenter ingreditur, ne quis eum audiat : lumen extinguit, ne quis eum videat : et os obstruit, ne quis clamet vel auxilium petat. Sic diabolus in domum animae ingressus claudit auditum cordis, ne audiat verbum Dei ; extinguit lumen fiDei, et obstruit os, ne emittat confessionem peccati, Jacques de Voragine, sermon 1, p. 216.

1365.

C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, Paris, Aubier, 2003, p. 153-191.

1366.

Ibidem, p. 183.

1367.

" Nota quod homo quamdiu dormit non sentit uincula sed quando euigilat et credit extendere membra, tunc sentit sicut dicitur de Sampsone ; sic peccator quamdiu dormitin delectatione peccati", Gérard de Mailly, l. 236-239, p. 336.

1368.

"Et videte hic, quia tales ligantur quadruplici laqueo, et eos sic ligat diabolus", Ranulphe de la Houblonnière, l. 241, p. 93.

1369.

N. Bériou, Les sermons et la visite pastorale de Federico Visconti,op. cit. p. 520-521 et 538 dans des sermons qui ne portent pas sur Luc 11, 14.

1370.

Cela est très visible dans la série des possédés représentés dans les enluminures ottoniennes, planches 6, 7, 8, 10, 11, 12,

1371.

Tollit ei omnem graciam, et postea se ibi ponit sicut in castro suo, et facit sicut taxus vel melota, 'maremote', que cum dentibus et unguibus facit foveam suam, 'sa thaynere', et est ita animal mundum et tantum diligit mundiciam quod nullam immundiciam potest sustinere, Ranulphe de la Houblonnière, l. 50-59, p. 87.

1372.

Jacques de Voragine, sermon 2, p. 225-226.

1373.

Deus enim aedificavit domum animae de lapidibus quadris et in quadro (…) istam quadraturam faciunt fides, spes, charitas et bona opera, Jacques de Voragine, sermon 2, p. 279

1374.

Selon E. Palazzo, Liturgie et société au Moyen-Age, Paris, Aubier, 2000, p. 72-73, ce texte est aussi à l'origine de la définition de "l'Assemblée liturgique réunie dans l'église-bâtiment et définissant ainsi l'Église".

1375.

Nicolas de Biard, l. 1, p. 337. Sermon anonyme, l. 5-6, p. 342. Ranulphe de la Houblonnière, l. 147-148, p. 90. Ce proverbe est répertorié par Morawski, Dui gros ne pueent en un sac, n°611.

1376.

"Il fait une bonne journée celui qui se libère d'un gros", Ranulphe de la Houblonnière, l. 147-150, p. 90.