- Les manifestations physiques du diable dans le corps possédé

Le diable est perceptible dans le corps qu'il possède. Certains récits le font apparaître sous la peau. A l'écoute d'un verset du Deutéronome, le visage d'une femme se transforme, elle pâlit et les veines de son cou se gonflent, comme si le diable modifiait sa pression artérielle ou circulait dans son sang 1423 . Guiraud de Cambrai raconte l'exemplum dans lequel le diable est poursuivi avec des reliques sous la peau d'une possédée 1424 . Ce texte est le versant narratif des textes liturgiques de l'exorcisme qui énumèrent les différentes parties du corps pour en chasser le démon 1425 . Le récit d'un miracle obtenu sur le tombeau de sainte Elisabeth de Hongrie, daté de 1235 et repris par Jacques de Voragine dans la Légende dorée raconte précisément la physiologie de la possession dans le corps d'une femme. Maudite au moment où elle s'apprête à boire de l'eau :

‘"Il sembla alors à la jeune fille qu'un tison ardent descendait à travers sa gorge, et elle criait qu'elle avait mal au cou. Aussitôt son ventre se mit à enfler comme une outre, et elle eut l'impression que quelque chose courait dans son ventre à travers chacun de ses organes. Elle se livrait à ses gesticulations grotesques et proférait des paroles folles, et on la croyait possédée du démon" 1426 .’

Si le diable circule dans toutes les parties du corps et sous la peau, c'est dans les organes digestifs, dans les viscères qu'il élit domicile. Depuis le XIIe siècle Rupert de Deutz et d'autres théologiens ont souligné la place du démon dans les cavernes du corps 1427 . La présence du diable dans le corps se traduit par des pets et des flatulences. Nous avons vu Guillaume de Malmesbury, décrire un possédé souffrant d'un crepitu ventris 1428 . Richaulme de Schöntal évoque les flatuosités provoquées dans son corps par le démon 1429 . Dans les exempla, le péché sent mauvais, est associé aux latrines 1430 .

La dimension scatologique du diable et de la possession permet d'établit un lien plus étroit entre possession et hérésie. En effet, le discours anti-hérétique n'hésite pas à avoir recours à ces images. L'hérétique Leutard, évoqué par Raoul Glaber, est envahi par un essaim d'abeilles qui pénètrent par son anus 1431 . Dans le récit du Liber visionum qui évoque, en 1160, l'hérésie de Langres, le festin des hérétiques est transformé en excréments et le vin en urine au simple signe de la croix 1432 . Dans le récit du siège de Béziers par Césaire de Heisterbach, les hérétiques "urinent sur le livre sacré des Évangiles". Quelqu'un parmi les puissants de la ville de Toulouse "purgea son ventre tout près de l'autel de la plus grande église et en nettoya les ordures avec la nappe de l'autel". "Or les autres, ajoutant la fureur à la fureur, posèrent les excréments sur l'autel sacré" 1433 . Selon Uwe Brunn, trois topiques se superposent à propos de ce faux repas hérétique qui est en réalité composé d'excréments 1434 . Dans le De haeresibus, saint Augustin s'était livré à un jeu de mots en opposant sacramentum et exsecramentum 1435 . Du terme exsecramanta (malédictions) aux excrementum (excréments), il n'y avait qu'un pas qu'avait déjà franchit Eckbert de Schönau et qui réapparaît dans le Liber visionum. L'autre topique repose sur l'opposition entre mundus et immundus, le pur et l'impur. L'utilisation des excréments par les hérétiques de Toulouse correspond à un contre-sacrement. Dans ces textes enfin, les hérétiques apparaissent comme les serviteurs du diable, plus précisément, des serveurs, à la table du démon. Le Dialogus miraculorum de Césaire de Heisterbach, développe abondamment ce thème, nous l'avons vu au début de ce chapitre. Dans le prolongement de ces représentations écrites, l'image de Judas suicidé est représentée sur les murs des églises avec un abominable démon qui sort de son ventre eviscéré 1436 .

Cette physiologie de la possession qui fait des viscères le territoire du diable répond aux textes hagiographiques qui insistent sur le vomissement du possédé au moment de sa guérison. Loin d'être une personne qui contrôle son être et son corps dans sa substance, le possédé est l'exact inverse de l'image de Dieu, il n'est plus que corps et ses organes sont comme rejetés à l'extérieur.

Certains moines, et les frères dominicains semblent savoir exercer ce talent, peuvent expérimenter temporairement la possession en guise de pénitence et de perfectionnement. La capacité de ces frères à se rapprocher de l'imago Dei par un détour par son inverse est une nouveauté du XIIIe siècle spécifique au monde dominicain. Ceci nous incite à être particulièrement attentifs aux rapports que les auteurs issus de cet ordre entretiennent avec le diable en général et avec la possession en particulier.

Notes
1423.

"Dans ce même pays de Brabant j'ai vu une autre femme, riche et honnête, qui était possédée par le démon. Comme je la visitais sur la demande de son prêtre, un homme religieux, nous constatâmes que le démon la laissait en paix sans la troubler et qu'elle parlait d'une manière sensée comme une personne en bonne santé. Alors secrètement, à l'insu de tous, je répétai trois fois, selon le conseil reçu d'un saint homme, un verset du cantique de Moïse dans le Deutéronome afin de provoquer le démon dans la possédée : "Tu as abandonné ton Dieu qui t'a donné la vie et tu as oublié le Seigneur, ton créateur (Deut. 32, 18)". Aussitôt les lèvres et le visage de la femme commencèrent à pâlir et deux veines de son cou gonflèrent jusqu'à la grosseur d'un pouce. Je dis alors : "Pourquoi, infâme, as-tu l'audace de tourmenter cette femme ?" ; Thomas, Bonum universale, II, 57, 67, trad. Platelle, p. 268-269.

1424.

"Il faut noter ici qu’un jour où nous étions en Poitou, nous avons rencontré une énergumène qui était possédée du diable qui parlait par sa bouche, allant et discutant avec finesse et artifice avec les lettrés et ceux qui savent bien parler. Il reprochait aussi parfois aux hommes ces choses qu’ils avaient faites en secret et qu’ils n’auraient pas voulu entendre. Comme le livre des Évangiles, et les saintes reliques avaient été posées sur la bouche de la possédée, il s'enfuit dans sa gorge, et alors qu’ils avaient été posés là, il descendait dans son ventre. Il apparut dans les parties qu'il possédait sous la forme d'une boule sous la peau et quand les reliques étaient posées sur la partie inférieure de son corps il remontait immédiatement dans la partie supérieure. Comme on avait apporté et qu’on avait donné à la possédée le Corps du Christ, le démon répondit : "Fous, ce que vous amenez n'est rien, ce que vous lui donnez n'est pas la nourriture du corps mais de l'âme. Pour moi, je n'ai pas de pouvoir sur l'âme mais sur le corps !", Giraud, IK, livre I, chapitre XII, même récit résumé dans Giraud, GE, c. 18, p. 54. Une autre version de cette histoire est racontée par Thomas de Cantimpré : Une jeune fille ayant dansé tout un dimanche est possédée par le diable. Elle est menée à l'oratoire de la Vierge à Hanswijk à proximité de Malines en Brabant. Les petis garçons accourent à l'oratoire à cette nouvelle et l'un d'entre eux entreprend de l'exorciser. Il poursuit le diable qui se manifeste sous la peau par un gonflement, avec des signes de croix. Le démon remonte, ainsi contraint, jusqu'à la bouche sous l'aspect d'un ver hirsute. L'enfant le prend et le jette de sa main qui resta souillée de tâches noires enlevées avec de l'eau bénite", Thomas, Bonum universale, II, 36, 4 et Liber exemplorum, 17.

1425.

Voir l'ensemble des textes liturgiques réunis dans l'Annexe 4.

1426.

Jacques de Voragine, La légende dorée, trad. A. Boureau, p. 948.

1427.

Voir chapitre VI.

1428.

Voir la troisième partie du chapitre VI.

1429.

Saepe faciunt mihi ventrem magnum ut multum, super mensuram et super consuetum oporteat me cingere. At cum forte obliti remiserint, retraho cingulum ad consuetum modum. Sed ipsi denuo revertens et ita invenientes, arctant me, et angunt : ego autem suffero, Richaulme de Schöntal, Liber revelationum, ch. XXXV, c. 382.

1430.

Le diable disait par la bouche d'un possédé que le péché pour lui sent mauvais. Le possédé lui demanda pourquoi il le provoquait. Il répondit que c'était pour le bénéfice qu'il en retirerait, comme le vidangeur pénètre dans les latrines bien qu'elles aient pour lui une odeur repoussante ; Etienne de Bourbon, Tractatus, I, 357. La même anecdote, plus développée, se trouve chez Géraud de Frachet, Vitae fratrum Ordinis Praedicatorum, IV, 15, 5 (MOPH, I, p. 196-197) ; le possédé est un frère dominicain, la scène se passe à Bologne sous le généralat de Jourdain de Saxe (1222-1237) ; Géraud évoque enfin "un maître qui nettoie les égouts de Paris, non parce que la puanteur ne le dérange pas, mais parce qu'il supporte tout cela par amour de l'argent". Il est à remarquer que l'exemplum circulait dans la prédication sans référence au monde dominicain, ou qu'Etienne l'a volontairement tue, pour éviter d'attirer le scandale sur son ordre. De même, dans Humbert de Romans : "Le péché. Il réjouit les démons. Dans la légende de Jean l'Evangéliste, on raconte cet exemplum. Un jeune homme ressuscité par le saint vit des démons fort réjouis par la ruine de certains que saint Jean avait convertis. Psaume (12, 5): "Ceux qui me tourmentent, c'est-à-dire les démons, se réjouissent si je tombe, c'est-à-dire de ma bonne situation par le péché". Certains disent que ce n'est pas parce que le péché en lui-même plaît au diable, mais qu'ils y trouvent leur avantage, tout comme celui qui nettoie les latrines ne le fait pas parce qu'il en aime le parfum, mais pour le salaire. C'est ainsi dit-on, qu'un possédé, comme il disait que le péché puait et qu'on lui demandait : "Pourquoi, alors, en fais-tu commettre ?" répondit : "A cause des âmes qu'il me fait récolter" ; Humbert de Romans, 227, p. 154.

1431.

per secreta ingrederetur nature, Raoul Glaber, Histoires, trad. M. Arnoux, Turnhout, Brepols, 1996, p. 134-135.

1432.

Voir O. Legendre, "L'hérésie vue de Clairvaux", op. cit., p. 69-78.

1433.

Caes, V, 21, trad. J. Berlioz, Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens, op. cit., p. 12-20.

1434.

Voir U. Brunn, L'hérésie dans l'archevêché de Cologne, op. cit., p. 433. L'auteur emploie ces rapprochements entre le Liber visionum et le Dialogus miraculorum de Césaire de Heisterbach pour proposer une datation plus tardive du Liber, vers les années 1220-1230.

1435.

Et recenti tempore nonnulli eorum reperti, et ad ecclesiam ducti, sicut Gesta episcopalia quae nobismisistis ostendunt, hoc non sacramentum, sed exsecramentum, sub diligenti interrogatione confessi sunt : quorum unus nomine Viator, eos qui ista faciunt proprie Catharistas vocari dicens, cum alias ejusdem manicheae sectae partes in Mattarios, et specialiter Manichaeos, distribui perhiberet, omnes tamen has tres formas ab uno auctore propagatas, et omnes generaliter manichaeos esse, negare potuit, Saint Augustin, De haeresibus, XLVI, 9, PL 42, p. 36.

1436.

Une représentation de la scène figure sur les murs de l'église basse d'Assise par Pietro Lorenzetti, voir sur le motif de la pendaison de Judas N. Caciola, Discerning spirits, op. cit., p. 200 et M. Pastoureau, "Rouge, jaune et gaucher, note sur l'iconographie médiévale de Judas", dans Couleurs, images symboles, études d'histoire et d'anthropologie, Paris, Le Léopard d'Or, 1986, p. 69-79.