A. - Le diable prédicateur, un rival

Jacques de Vitry présente dans son Histoire Occidentale (écrite entre 1219 et 1226) un diable prédicateur très écouté :

‘"Pour la honte et la confusion des prélats et de ceux qui auraient dû instruire le peuple, le Seigneur prêchait, ou laissait prêcher la vérité de l'Évangile par l'intermédiaire de l'esprit malin en la personne d'un énergumène qui était alors en Allemagne. Comme quelqu'un lui demandait quel était son nom ou en vertu de quelle autorité il osait prêcher et instruire le peuple, il répondait : "Mon nom est 'plume dans l'encre de pourpre'. En effet, je suis obligé par le Seigneur de prêcher afin de confondre ces chiens muets qui ne sont pas capables d'aboyer (Is 56, 10), et comme je ne sais dire que des vérités, dignes d'être écrites, on me nomme plume dans l'encre de pourpre" 1441 .’

En s'appelant ainsi "plume dans l'encre de pourpre", ce laïc proclame l'autorité non seulement de prêcher mais aussi d'écrire. Il est là pour confondre les mauvais prélats qui ne sont pas capables de prononcer des sermons de bonne qualité car le passage d'Isaïe est une figure conventionnelle destinée à désigner les clercs qui négligent de prêcher. C'est lui, le diable, par l'intermédiaire de ce possédé, qui révèle les insuffisances du clergé. Jacques de Vitry reprend un exemplum analogue dans sa collection de sermons. Le démon n'insiste alors plus sur les faiblesses du clergé mais sur celles des fidèles qui l'écoutent : quoi de plus efficace pour lui que de prêcher la vérité à des hommes qui ne l'entendent pas, ils seront encore plus durement jugés et viendront peupler l'enfer 1442 . Cette figure du diable prédicateur prolonge celle du possédé qui dit la vérité dans les exempla, avec la permission divine.

La figure du diable prédicateur n'est pas restée cantonnée à l'œuvre de Jacques de Vitry. Elle se trouve dans de nombreux récits et surtout dans les recueils d'exempla. Aubri de Trois-Fontaines, qui est l'auteur d'une chronique universelle rédigée entre 1227 et 1241 1443 , reprend des éléments des récits précédents :

‘"Le démon fit par la bouche de ce clerc le meilleur sermon en allemand et en latin au peuple et comme il faisait ce sermon en présence de l'évêque, il se permit de tout dire. Et alors, le démon dit à l'évêque : "Tu n'es pas un bon pasteur, je suis meilleur". Et ainsi, il fit un sermon bien meilleur que ceux que faisait l'évêque et comme il lui demanda : "Pourquoi es-tu entré dans ce clerc ?" Il répondit : "Je suis entré en lui pour prêcher pour votre confusion, vous ne pourrez avoir aucune excuse au jour du jugement". "Quel est ton nom ?" "On m'appelle Bélial et je devrai pour la fin des siècles posséder un seul corps". "Et qu'as-tu vu des moines qui ont une propriété ?" Il répondit : "Le moine qui a une obole ne vaut pas une obole". Le seigneur Pierre abbé de Chaerio et cardinal rapporta tout cela qu'il avait vu et entendu de ses yeux" 1444 .’

Comme dans les textes de Jacques de Vitry, le diable prêche pour la confusion des clercs car il est mieux instruit qu'eux, il dénonce la richesse ou les biens qu'ils possèdent et confond, mieux que le clergé, les pécheurs. La rivalité entre le diable et les prédicateurs les mieux entraînés ne faiblit pas au cours du XIIIe siècle, Etienne de Bourbon raconte comment un dominicain est supplanté par un possédé très locace :

‘"Un dominicain avait prêché avec succès dans une ville de Toscane. Ce qu'apprenant, le démon prit la parole par la bouche d'un démoniaque qui se trouvait là, attaché. Il affirma que le frère n'avait rien dit en comparaison de ce qu'il pourrait dire si on lui permettait de prêcher. Si le peuple était convoqué, il dirait la vérité, en toute quiétude et sans blesser personne. Le peuple arriva. Il raconta beaucoup d'histoires concernant sa propre chute et celle de l'homme, comme Dieu avait envoyé un grand nombre de prédicateurs, de prophètes, son fils, ses Apôtres, des martyrs, des confesseurs, des frères Prêcheurs et Mineurs. Il dit qu'il était le diable ; il était contraint de dire la vérité pour que Dieu eût davantage de matière à les accuser le jour du Jugement, et lui-même, le diable, à les mettre en accusation d'autant que la vérité leur aurait été prêchée. Ceci dit, le diable sortit à grand fracas du possédé, emportant avec lui une partie de la maison" 1445 . ’

Pour le diable, prêcher la vérité revient à faire moisson parmi les pécheurs car l'argument qu'il répète à l'envi est que s'ils ne suivent pas les principes de la foi alors qu'ils leurs ont été exposés, les fidèles sont d'autant plus fautifs et iront en enfer. Ces exemples traduisent l'anxiété du clergé face à sa capacité à prononcer un sermon efficace. La rivalité entre les démons et les frères prêcheurs apparaît dans le Bonum universale de apibus de Thomas de Cantimpré. Un démon s'adresse à Jourdain de Saxe en ces termes : "Ordonne à tes frères de cesser de prêcher et d'entendre les confessions et moi, de mon côté, j'amènerai mes compagnons à renoncer à toute tentation et à toute lutte en direction de tes frères" 1446 . D'un texte à l'autre semble s'affirmer l'idée que la lutte contre le diable, à travers la prédication, est une spécialité de l'ordre dominicain. Si les recueils d'exempla ont souvent été écrits par des frères dominicains, c'est au sein de ces couvents et affronté aux frères, que le diable se manifeste le plus souvent.

Par ailleurs, ce n'est pas un hasard si le démoniaque qui affirme la vérité surgit de manière aussi forte dans les récits destinés à illustrer les sermons au XIIIe siècle. Comme cela était déjà apparu dans le cas de l'exorcisme d'Hildegarde de Bingen et du manuscrit de Dendermonde, le diable qui prêche la vérité le fait face à ceux qui l'ignorent ou qui la contestent, les hérétiques ou les déviants 1447 . Comme nous l'avons vu, ce diable prédicateur est souvent au masculin dans les récits, seule Sigewise, la possédée d'Hildegarde de Bingen, prêche face aux fidèles, mais Hildegarde elle-même a prononcé des sermons face aux cathares de Cologne, bouleversant ainsi les conventions. Comme dans le manuscrit de Dendermonde, le diable s'exerce à enseigner les vérités de la foi remises en cause par les diverses hérésies qui prolifèrent alors. Il semble, comme l'a déjà suggéré Barbara Newman, que l'exemple de Sigewise, tellement développé dans la vie et la correspondance d'Hildegarde de Bingen, soit devenu célèbre et ait contribué à la prolifération du modèle du diable prédicateur dans les exempla du XIIIe siècle. Notre enquête qui a permis de rassembler des documents nouveaux autour de cet événement tend à confirmer l'hypothèse selon laquelle l'exorcisme de Sigewise, au retentissement important en tant que tel et dans la part qu'il a prise dans la lutte contre les hérésies, a définitivement campé le/la démoniaque dans le rôle de celui/celle qui dénonce les péchés des hommes et des femmes et qui met à jour les hérésies.

Les démoniaques prédicateurs sont bien souvent des hommes, mais des femmes n'ayant pas été autorisées à prêcher ou des saintes contestées peuvent, elles-mêmes, être accusées d'être des possédées. Ainsi Margerie Kempe est disqualifiée en étant accusée d'avoir un démon 1448 . L'histoire de Claire de Rimini (v. 1260-1324/29) offre un exemple au croisement de l'accusation de possession et de celle d'hérésie. Dans la ville de Rimini, dans les cavernes et les forêts, la femme pénitente hurle sa douleur, rêve de ne se nourrir que d'hosties. Elle est un jour accusée de possession par un prédicateur de la ville 1449 . La femme qui se dissimule sous une fausse humilité est en fait une patarine, associée au diable, elle est le diable, elle est hérétique et possédée. L'accusation d'hérésie apporte avec elle l'accusation de possession dans un discours construit de toute pièce par des prédicateurs pour disqualifier celle qui se présente avant tout comme une pénitente.

Cette figure du démoniaque prédicateur s'explique peut-être aussi par le fait, comme le suggère Barbara Newman, que les possédés du XIIIe siècle, soumis à de nombreux exorcismes, à des interrogatoires et présentés à la foule, finissent par développer un véritable talent de la dissociation. Je n'irai cependant pas trop loin dans l'emploi d'un terme psychanalytique employé à propos des chamanismes décrits par les anthropologues du XXe siècle, mais il semble plausible que des possédés transportés de lieu en lieu pendant des années, attachés parfois à un sanctuaire, interrogés à de nombreuses reprises au cours de séances d'exorcisme, finissent par endosser le rôle que l'on attend d'eux, en l'occurrence, la révélation de la vérité, une vérité facile à connaître pour quelqu'un qui est le fidèle d'une église et qui est habitué à participer à la messe et à écouter le sermon. Le démoniaque aurait donc, dans la première moitié du XIIIe siècle un véritable rôle social à jouer. Par la suite, face à des déviants difficiles à convaincre de revenir dans le giron de l'Église et devant le choix de leur répression, la figure du démoniaque qui prêche la vérité n'est plus vraiment d'actualité.

Notes
1441.

JdV, Histoire occidentale, p. 78.

1442.

"J'ai entendu parler d'un démon qui, par la bouche d'un homme dans lequel il est entré, prêchait fréquemment et de bon cœur la vérité et exposait fréquemment les Ecritures divines. Un jour, adjuré par un saint de dire pourquoi il prêchait la vérité tout en étant étranger à la vérité, il répondit : "Je fais cela pour le mal de mes auditeurs, car écouter la vérité sans la suivre les rend plus mauvais", hoc facio propter malum audientium, qui veritatem audientes et non facientes deteriores redduntur, JdV (Crane), CLI, p. 67.

1443.

G. Tyl-Labory, "Aubri de Trois-Fontaines", Dictionnaire des Lettres Françaises, p. 110-111.

1444.

Aubri de Trois-Fontaines, Chronica, vers 1200, MGH SS, XXIII, p. 877.

1445.

Etienne de Bourbon, Tractatus, III, 242, p. 482-483. Le texte est repris par Humbert de Romans : "On raconte qu'un religieux avait prêché dans un pays où se trouvait un démoniaque. Celui-ci entendant que l'on recommandait ce prédicateur dit : "Il n'a rien dit en comparaison de ce que moi, je dirais si j'avais un auditoire". Comme à cette occasion des gens s'étaient rassemblés à plusieurs reprises, il se mit à leur parler abondamment de sa chute, de la chute du premier homme et ajouta comment Dieu avait envoyé les prophètes, son propre fils, les Apôtres, les docteurs, les Prêcheurs et les Mineurs, et il ajouta : "Et moi je vous dis à ce sujet toute la vérité à laquelle vous n'adhérez pas, pour avoir au jour du jugement de quoi mieux vous accuser ; et pour que vous sachiez vraiment que je suis le diable, moi qui vous parle, je vais sortir". Et il sortit à grand fracas, emportant avec lui une partie de la maison", Humbert de Romans, 164, p. 117. Une autre version de l'exemplum est prononcée au cours de l'année liturgique 1272-1273 : "Le diable sous l'apparence d'un grand maître vient prêcher dans une église. Un saint homme de passage à cet endroit soupçonne la supercherie et le diable lui dit que puisqu'il est à peu près certain que les hommes ne se convertiront pas, il tient à leur faire connaître la vérité des Ecritures : ils seront punis d'autant plus lourdement qu'ils n'auront rien changé à leur vie tout en connaissant cette vérité", sermon de Latino de Malabranca, collation à Saint-Jacques, Paris, bibliothèque Nationale, ms. lat. 16482, sermon D 329 dans N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole, op.cit, p. 133.

1446.

Thomas, Bonum universale, II, 57, 48, trad. Platelle, p. 263 texte présent dans Jourdain de Saxe, Libellus de principiis, ch. 110-119, cité plus haut.

1447.

B. Newman, "Possessed by the spirit", op. cit., p. 753 et suiv. L'auteur va plus loin en affirmant que le diable est désigné par des pronoms masculins dans tous les textes où il est évoqué. Prêcher est pour les femmes démoniaques un moyen d'imiter les saints. L'initiative et le savoir surnaturel de l'esprit masculin dépassent les tabous des genres. Le cas de Sigewise est exceptionnel car c'est le premier exemple de femme démoniaque prédicateur.

1448.

B. Newman, "Possessed by the spirit", op. cit., p. 759.

1449.

"Dieu corrige et châtie celui qui l'aime. Afin que l'intrinsèque perfection de Claire se manifestât, Dieu permit que certains prédicateurs dissent en chaire qu'elle était patarine, privée de raison, et qu'elle avait en elle l'esprit immonde? Puis, ils s'exclamaient en de furieuses tirades : "Seigneurs et dames et vous tous, gardez-vous de cette femme ! Il est certain qu'elle est le démon qui vous abuse sous le faux-semblant de l'humilité, cer elle hurle comme le loup, siffle comme le serpent, et mugit comme le bœuf. En toute l'Ecriture, il ne s'en est pas trouvé une seule semblable à elle, si ce n'est la Cananéenne qui alla trouver Jésus, le priant qu'il libère sa fille de l'esprit immonde ; et celle-là aussi hurlait. Je vous dis que cette femme est perfide et patarine. Faites que vos épouses n'entretiennent nul commerce avec elle !", J. Dalarun, Claire de Rimini, entre sainteté et hérésie, Paris, Payot, 1999, p. 71 et pour le commentaire de ce sermon, voir le chapitre 3, p. 71-99.