B. - Les prédicateurs expulsent le diable par leur parole

Images, exemples, références bibliques se conjuguent pour faire de la prédication la première arme que l'Église détienne contre le diable.

Ranulphe de la Houblonnière, dans une partie de son sermon où il développe l'efficacité de la contrition, de la confession et de la satisfaction pour mettre le diable en fuite, apporte un quatrième élément dans la lutte contre le diable : la parole du prédicateur.

‘"Quatrièmement, (le diable) est chassé par le plaisir éprouvé à écouter la parole de Dieu dans la sainte prédication. De là, de même que le loup fuit à cause du cri "Ha! Ha!", et que le serpent fuit en entendant la voix du chanteur à cause du chant, le diable fuit à cause de la voix du prédicateur, tant est grande son efficacité, surtout quand l'auditeur est fervent et veut garder la Parole" 1450 . ’

Sermons et exempla développent l'idée selon laquelle la parole de la prédication met le diable en fuite, elle est comme un goutte à goutte qui fait fuir un homme de sa maison 1451 .

Un sermon raconte comment un simple exemple mettant en scène un possédé et le démon, est suffisamment convaincant pour amener un usurier à se convertir et à restituer des biens mal acquis :

‘"Un saint homme racontait dans sa prédication qu'il avait voulu exorciser un possédé, mais que le démon l'avait supplié d'attendre le lendemain, car il devait alors rejoindre ses comparses dans la ville voisine, à l'occasion de la mort imminente d'un usurier. Dans l'assistance du prédicateur, se trouvait précisément un usurier. Terrifié, il rentre chez lui, feignit la maladie grave, se confesse, puis fit apporter ses richesses qui se montrèrent incapables de le secourir dans la maladie. Il procéda alors à des restitutions puis il distribua le reste de ses biens en aumônes" 1452 .’

La peur du diable ou de la possession est-elle suffisante, au XIIIe siècle, pour amener un homme coupable d'usure à abandonner la source de son profit ? C'est en tout cas ce que tend à nous faire croire ce récit : les exemples aident à convaincre et à faire que chacun des fidèles, parmi un auditoire abondant, parvienne à se convertir. Cette parole du prédicateur, qui sait choisir les mots justes pour atteindre ses cibles, est exaltée dans les sermons.

Antoine de Padoue, dans l'exorde "De utilitate praedicationis" de son sermon pour le troisième dimanche de Carême, évoque l'épisode de la guérison du roi Saül par la cithare de David (1 Reg 16, 23). La parole du prédicateur est comme la musique de David contre le diable 1453 .

Les prothèmes sont des introductions à la prière qui sont le commentaire d'une citation distincte du verset thématique, ils apparaissent dans la moitié des sermons de 1272-1273. La parole dispensée est présentée comme une parole qui écarte les maladies spirituelles, extermine le diable et le péché et émeut le cœur des hommes 1454 . Guillaume d'Auvergne dans son Ars praedicandi le dit aussi 1455 . Les prédicateurs se servent des prothèmes pour exalter, rendre crédible et justifier leur ministère. La parole est le glaive qui sépare les péchés de l'âme, la pierre qu'on lance pour chasser le diable comme un vulgaire matou. Dans certains prothèmes, les prédicateurs sont présentés comme les chiens du Seigneur qui mettent en fuite le diable. Daniel de Paris s'imagine être le "chien du Seigneur" qui, en aboyant fait peur aux démons 1456 . L'origine de l'image du chien du Seigneur qui figure le prédicateur est peut-être à rapprocher du motif de la chasse mystique à laquelle est appelé tout chrétien 1457 , plutôt que le jeu de mot sur dominicain, domini canes. C'est dans la Postille de Hugues de Saint-Cher sur la Parabole de Lazare et du mauvais riche, dans laquelle les chiens lèchent les ulcères du pauvre (Lc16, 21) que les chiens figurent de manière la plus explicite les prédicateurs et les confesseurs 1458 .

Compte tenu des discours polémiques qui stigmatisent les hérétiques en tenants du diable, il n'est pas surprenant que la prédication destinée à la conversion des déviants soit parfois présentée comme un exorcisme 1459 . Une image, contenue dans la Bible moralisée du XIIIe siècle en rend compte (planche 64) 1460 . Elle représente des frères prêcheurs qui convertissent des fidèles par leur parole et par leur vie. A gauche, se trouvent deux frères dont l'un, l'index levé, est en train de prêcher ; à droite, un groupe de quatre hommes. Deux hommes sont en prière, l'un est à genoux. Un démon s'échappe de l'un d'entre eux ou plus vraisemblablement de l'ensemble du groupe des hommes. L'image ne représente pas une véritable scène d'exorcisme car le diable ne sort pas de la bouche des personnages, en revanche, le rapprochement entre la prédication et l'exorcisme est, ici, explicite.

Parfois un prédicateur peut être interrompu par un possédé et cet incident est une épreuve pour sa prédication. L'événement, raconté au sein du sermon, est assez rare. Il est un témoignage significatif de la présence des possédés dans le quotidien des paroisses au Moyen Âge. Chaque épisode n'a pas le même sens. Dans un cas, le récit évoque une jeune fille dansant sur la place du village où le prédicateur prononce son sermon. En guise de châtiment divin, son corps est recouvert de boutons et elle devient possédée. Impuissants à la guérir, les divers lieux de culte sont abandonnés par ses proches qui la conduisent finalement dans le couvent du prédicateur interrompu, où elle est libérée par la prière et la confession 1461 . Dans le prothème d'un sermon prononcé pour la fête de la saint Michel, Federico Visconti raconte l'interruption de l'un de ses sermons par un possédé :

‘"Nous nous souvenons qu'autrefois, au temps où nous étions chanoine de Pise et curé pléban de Vicopisano, nous étions allé prêcher dans la paroisse de Vicopisano au jour du Vendredi saint. Tout le monde était là rassemblé, et nous étions en train de parler du diable et d'expliquer que grâce à la mort du Christ, il avait été amputé de la main par laquelle il traînait les âmes des saints en enfer, et que l'autre main qui lui servait à les punir, avait été bien affaiblie. Brusquement un possédé, venu de Lorentano, se dressa et se mit à proférer contre nous ces paroles : "Ne dis pas mon nom et ne parle pas de moi, arrange autrement ton affaire". Une grande frayeur avait envahi tous ceux qui se trouvaient dans l'Église. Alors, au nom de Notre Seigneur Jésus Christ crucifié, nous commençâmes à lui intimer l'ordre de se taire et de ne pas troubler notre prédication. Et par la grâce de Dieu, il fit silence et il s'assit" 1462 .’

Le récit évoque un sermon prononcé au début des années 1230, c'est la première expérience vécue dans sa tâche de prédicateur qu'il nous a livrée. L'intervention du diable a lieu au cours d'un sermon du Vendredi saint au moment précisément où est abordée la question du diable et de son pouvoir. L'intervention du diable est étrange. Elle est menaçante, le démon réclame de ne pas être évoqué en chaire et que son nom ne soit pas prononcé. Peut-être ces paroles sont-elles en rapport avec les propos de Federico qui soulignent l'affaiblissement du démon. L'ordre qui est donné au démon de se taire est efficace. Le but du prédicateur n'est pas de mettre le diable en fuite et de faire un exorcisme public mais de faire taire le démon et de lui faire écouter le sermon. Pour Federico Visconti qui se trouve ainsi victorieux, cet événement a été une épreuve dont il se souvient plusieurs années après, lorsqu'il évoque à nouveau sa volonté de prêcher contre le diable à l'occasion d'un sermon pour la fête de la saint Michel.

En tant que prédicateur brillant le diable se montre un redoutable concurrent pour le frère qui prêche en public. D'ailleurs, la captation de l'attention d'un public par un orateur a quelque chose à voir avec la possession, comme l'une des premières occurrences du mot obsessus l'a montré 1463 . Le diable interrompt le prédicateur et le soumet à l'épreuve de sa parole perverse qui affirme les vérités de la foi tout en annonçant en retirer un grand nombre d'âmes. Le prédicateur n'est cependant pas dupe, il croit en l'efficacité de sa Parole car elle diminue le péché en l'homme.

Notes
1450.

Quarto, expellitur per libentem auditionem verbi Dei in sancta predicatione. Unde, sicut lupus fugit per clamorem : Ha! Ha! Et serpens ad vocem incantatoris per carmina, sic diabolus per vocem predicatoris tante est efficacie vox predicationis, precipue quando auditor est devotus et voluntatem habet custodiendi verbum. Unde verbum Dei tante est efficacie quod omnem pestem spiritualem fugat a corde hominis, Ranulphe de la Houblonnière, p. 91. Jacques de Voragine indique pour sa part : Incantatores Dei sunt praedicatores qui incantant serpentes infernales, ut de cordibus peccatorum exeant, Jacques de Voragine, Sermones de Tempore, t.II, p. 261, Dominica post festum Trinitatis XII, sermo 2

1451.

Tertio modo eicitur sicut homo de domo sua stillicidio predicationis. Hec sunt stillicidia stillantia super terram, Gérard de Mailly, p. 331.

1452.

Sermon de Nicolas de Gorron au béguinage dans N. Bériou, "La prédication au béguinage de Paris pendant l'année liturgique 1272-1273", Recherches Augustiniennes, XIII (1978), p. 105-229, sermon 31, p. 227.

1453.

Sed David, idest praedicator, citharam, idest praedicationis melodiam, debet tollere et manu suae operationis percutere ; et sic dulcedo citharae, idest virtus praedicationis dominicae, peccatoris furorem mitigabit et ab ipso daemonium effugabit, de quo dicitur in hodierno evangelio : Erat Iesus eiciens daemonium etc…, Saint Antoine de Padoue, p. 122.

1454.

Sermon 96 de Gilles d'Orléans à Saint-Gervais, cité dans N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole, op. cit., p. 261 et sur les prothèmes, voir la même page. Sur les images de la Parole dans les sermons du XIIIe siècle, voir S. Vecchio, "Les langues de feu. Pentecôte et rhétorique sacrée dans les sermons des XIIe et XIIIe siècles", La parole du prédicateur Ve-XVe siècles, dir. R. M. Dessi, M. Lauwers, Nice, 1997, p. 255-269.

1455.

Verbum Dei cum magno desiderio et libenter debet audiri, retineri, opere compleri.Virtute enim verbi Dei cum magno desiderio et libenter debet audiri, retineri, opere compleri.Virtute enim verbi Dei mortui in peccatis excitantur, iusti in bono proficiunt et confirmantur, et demones effugantur, ut in baptismo quando baptizatur, elementa transsubstantiantur, ut in sacramento altaris quando panis fit corpus et vinum sanguis, éd. de Poorter, p. 198, cité dans N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole, op. cit., p. 261.

1456.

Prothème du sermon 20 à Saint-Gervais : Canes muti non valent latrare (Is 56, 10). Sicut enim vos videtis quod isti homines divites habent canes suos ad domos et grangias, ut quando audiunt eos glatire, 'glatir', latrones non audeant se approximare sic dominus habet suos canes, scilicet predicatores, qui diligenter debent latrare, quia indubitanter, quando audiunt eos latrantes, demones non audent obsidere civitatem Ierusalem, scilicet animam sanctam, cité dans N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole, op. cit., p. 267 et 539.

1457.

Voir N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole, op. cit., p. 581-582.

1458.

Habent canes in ore latratum, in dentibus morsum, in lingua medicamentum (…) bonus predicator et bonus confessor et quilibet spiritualium bonorum administrator debet habere hec tria : latratus est verbum exhortationis, morsus est verbum obiurgationis seu increpationis, lingua est verbum consolationis, Hugues de Saint-Cher, Opera omnia in universum Vetus et Novum Testamentum, Venise, 1703, VI, 230r-231v cité dans N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole, op. cit., p. 582, n. 425.

1459.

Voir M. H. Vicaire, "La prédication nouvelle des prêcheurs méridionaux au XIIIe siècle", dans Le credo, la morale et l'Inquisition, Cahiers de Fanjeaux, 6, 1971, p. 21-64.

1460.

Voir A. Laborde, La Bible moralisée illustrée, Paris, 1911-1919.

1461.

"A Angers, une jeune fille chanta tout près de la place où était prononcé un sermon avec une voix si haut perchée qu’elle l’empêchait d’avoir lieu. Malgré de nombreuses semonces, elle refusa d’arrêter. Comme elle recommençait, elle fut saisie par le démon et couverte de pustules. Ses amis la conduisirent de sanctuaire en sanctuaire, sans succès. Ils décidèrent alors de la conduire à la maison des frères à laquelle appartenait celui dont elle avait perturbé le sermon. Les frères prièrent pour elle. Elle fut libérée du démon. Son infection disparut après sa confession", Etienne de Bourbon, Tractatus, III, p. 1032 ; voir J. Berlioz, "L'auditoire des prédicateurs dans la littérature des exempla (XIIIe-XIVe siècles)", Medioevo e Rinascimento, 3, 1989, p. 125-158. Un autre exemplum raconte un épisode comparable qui a eu lieu à Vermenton.

1462.

Sermon 54, dans N. Bériou (dir), Les sermons et la visite pastorale de Federico Visconti, op. cit., p. 750-751 et p. 201-202 pour le commentaire.

1463.

Voir Chapitre I ; et la citation du De Oratore de Cicéron : ab oratore obsessus est.