- Les difficultés à nommer la possession dans les vies de saints du XIIIe et du XIVe siècle : les vies de saint François d'Assise

Certaines vies de saints manifestent les réserves de l'époque à propos de la possession. C'est le cas de la tradition hagiographique de saint François.

Né à Assise à la fin de l'année 1181, Francesco est le fils d'un marchand de draps 1575 . Après une jeunesse dorée, il passe quelques années à chercher sa voie en se consacrant à la méditation solitaire. En 1208, il prend conscience de sa véritable vocation et reçoit en 1209, un accord oral de la part du pape pour poursuivre l'expérience de la prédication itinérante, mais à condition de se faire tonsurer et de se rattacher à une église, celle de la Portioncule à Assise. François doit affronter les troubles provoqués au sein de sa fraternité par sa transformation en ordre religieux, il se retire de plus en plus souvent dans l'ermitage de l'Alverne où il reçoit les stigmates en 1224. Il meurt à la Portioncule en 1226 et est canonisé en 1228 par le pape Grégoire IX.

Entre juillet 1228 et mai 1230, le franciscain Thomas de Celano écrit une biographie officielle, la Vita prima 1576 qui banalise l'image du saint tout en soulignant son rôle de fondateur d'ordre 1577 . Ce texte comporte des lacunes, mais il retient cinq récits d'exorcisme, trois du vivant du saint et deux après sa mort 1578 . Les insuffisances de l'ensemble du texte conduisent les instances de l'ordre à demander en 1244 que soient recueillis et mis par écrit les témoignages de ceux qui avaient partagé son existence. Thomas rédige, à l'éclairage des crises que l'ordre avait connues, une Vita secunda 1579 . Ce texte ne comprend que deux récits d'exorcisme mais, pour la première fois, sont racontés la fuite des démons d'Arezzo par l'intermédiaire du frère Silvestre 1580 et l'exorcisme du frère tourmenté 1581 . Les autres miracles apparaissent dans le recueil qui leur est consacré et qui a été écrit entre1250 et 1254 1582 qui fait quelques ajouts par rapport à la Vita prima 1583 . D'autres traditions plus locales et proches de la base s'exprimèrent dans les années 1240. En 1260, Bonaventure de Bagnoreggio, ministre général des frères mineurs, met fin une fois pour toutes aux discordances en rédigeant une Vita major 1584 , qui reprend l'exorcisme d'Arezzo 1585 , puis une version abrégée, la Vita minor 1586 , en faisant détruire les vies antérieures. D'autres textes furent rédigés à la fin du XIIIe siècle, au moment de la crise des Spirituels, adeptes d'un rigorisme sans concessions, comme la Légende de Pérouse 1587 .

Le chapitre 25 de la Vita prima est consacré aux possédés. Ils sont cinq, deux hommes dont un frère franciscain et trois femmes. Pour mettre fin à un accès de possession de l'un des frères, saint François adopte la méthode la plus simple qui exprime le mieux le charisme qu'il détient et sa ressemblance avec le Christ : le signe de croix et la bénédiction. La description du frère, pourtant tout à fait conforme à un état démoniaque, laisse apparaître les réticences de Thomas de Celano à parler de possession, il évoque "un mal", et l'influence diabolique mais sans l'affirmer 1588 . Dans l'exorcisme de la femme de San Gemini dans le diocèse de Narni, raconté ensuite par Thomas de Celano, saint François refuse dans un premier temps de guérir la possédée. Ce refus s'explique par son humilité. La réserve émise par le saint crée une distance avec le miracle qui ne l'empêche pas de l'accomplir. Dans un autre exorcisme, sa prudence se manifeste par le fait qu'il demande à l'un des frères d'aller vérifier que la femme est bien une possédée 1589 . Les réserves des franciscains vis-à-vis de la possession s'expriment aussi par la conclusion que donne Thomas de Celano à cette série de miracles 1590 .

En revanche, l'exorcisme de la femme de San Gemini entre tout à fait dans le cadre de l'exorcisme spectaculaire auquel nous ont habitués certains hagiographes du XIIe siècle. Cet exorcisme est celui qui échappe le plus au schéma de l'exorcisme charismatique :

‘"Il appela les trois compagnons, les disposa chacun dans un angle de la pièce et leur dit : "Mes frères, prions le Seigneur pour cette femme afin qu'il la délivre de l'emprise du diable pour la plus grande gloire de son nom. Nous voici postés chacun dans un coin de la salle pour que l'esprit malin ne puisse nous échapper et se jouer de nous en venant s'y réfugier !" Il se mit à prier, puis, investi de la puissance de l'Esprit, s'approcha de la femme qui se tordait pitoyablement en poussant des cris affreux ; il dit ensuite : "Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et en vertu de l'obéissance, je t'ordonne démon, de sortir de cette femme et de n'avoir jamais plus l'audace de la tourmenter !" Il n'avait pas encore fini que déjà l'esprit s'enfuyait, rageur et vociférant". Saint François quitte alors la ville tout honteux de la rapidité avec laquelle sa prière a été exaucée 1591 .’

Cette mise en scène, qui est assez exceptionnelle dans l'ensemble des vies plutôt sobres de saint François, rappelle les recommandations d'Hildegarde de Bingen pour l'exorcisme de Sigewise pour lequel il fallait sept prêtres pour faire l'exorcisme. La formule d'exorcisme prononcée par saint François est réduite, elle se rapproche de celle prononcée à l'occasion de l'exorcisme de la femme de Citta di Castello 1592 . Saint François a sa manière à lui d'exorciser en vertu de l'obéissance. La sainte obéissance est la vertu monastique par excellence. Pour saint François, "la sainte obéissance confond toutes les volontés corporelles et charnelles et tient son corps mortifié à l'obéissance de l'esprit et à l'obéissance de son frère et il est soumis et subordonné 1593 . Malgré des réticences à nommer la possession, dans un cas au moins, Thomas de Celano a davantage développé son récit d'exorcisme. Ceci semble révéler une légère tension au sein des textes hagiographiques entre la volonté de ne pas souscrire au merveilleux et le maintien d'une certaine attirance pour ces récits.

Alain Boureau montre aussi que, dans les procès de canonisation, une série de filtrages interviennent pour limiter le nombre de cas de possession. Cela passe par l'apparition d'une distinction assez artificielle pour les hommes de l'époque entre folie et possession. Le choix de décrire ces individus comme des fous révèle un choix idéologique : éviter de présenter trop souvent les saints face à des phénomènes surnaturels. Ainsi, "dans le procès de Thomas de Cantiloupe, au terme de la procédure, aucun cas de folie ni de possession n'apparaît alors que les matériaux initiaux en regorgeaient" 1594 . De nombreux miracles sont enregistrés à Hereford au lendemain de sa mort. En 1307, une enquête in partibus est conduite par trois commissaires nommés par le pape Clément V. Le dossier fut soumis à une commission de six cardinaux en 1313, trente-six miracles furent sélectionnés dans le dossier de 1307, puis dix-neuf firent l'objet d'une rubrication avant d'être examinés à nouveau par un curialiste qui en estima la valeur tout en étendant leur nombre à vingt-six. Sur l'ensemble des miracles enregistrés depuis sa mort, soit près de trois cent, on dénombre vingt-quatre fous et une seule démoniaque.

Domine donc au XIIIe siècle une réticence à nommer la possession comme telle et à faire des récits d'exorcisme dans les récits hagiographiques.

Notes
1575.

A. Vauchez, "Saint François d'Assise", Dictionnaire Encyclopédique du Moyen Âge, tome 1, p. 622-625 ; C. Frugoni, Saint François d'Assise, la vie d'un homme, trad. C. Dalarun, Paris, Noesis, 1993.

1576.

Thomas de Celano, Vita prima, dans Saint François d'Assise, documents écrits et premières biographies, trad. Th. Desbonnets et D. Vorreux, éd. Franciscaines, Paris, 1968, p. 185-316. Abrégé en Thomas de Celano, Vita prima.

1577.

Sur l'ensemble de la tradition hagiographique de saint François, voir J. Dalarun, La Malavventura di Francesco d'Assisi, Milano, Bibliotheca Francescana, 1996 (Fonti e richerche 10) et G. Miccoli, Francesco d'Assisi. Realita e memoria di un' esperienza cristiana, Torino, Einaudi, 1991.

1578.

Thomas de Celano, Vita prima, I, c. 25, 68-69, p. 249-250 ; I, c. 26, 70, p. 251 pour les exorcismes du vivant du saint et Vita prima, III, c. 137-138, p. 309.

1579.

Thomas de Celano, Vita secunda, dans Saint François d'Assise, documents, op. cit., p. 317-512. Abrégé en Thomas de Celano, Vita secunda.

1580.

Thomas de Celano, Vita secunda, c. 74, 108, p. 415.

1581.

Thomas de Celano, Vita secunda, c. 76, 110, p. 417 ; Thomas de Celano, Vita prima, I, c. 25, 68, p. 249.

1582.

Tractatus de miraculi, dans Saint François d'Assise, documents, op. cit., p. 513-548 et pour le latin "Traité des miracles de saint François d'Assise par Thomas de Celano" dans Analecta Bollandiana, 18 (1899), p. 160-162. Abrégé en Tractatus. Voir sur ce texte M. A. Romano, "Tractatus de miraculis b. Francisci", Hagiographica, II, 1995, p. 187-250.

1583.

Sont ajoutés les miracles intitulés : "une folle épileptique dans la Maremme", Tractatus 152 ; "une jeune possédée de Nursie" Tractatus 153 ; "un jeune épilptique" Tractatus 154.

1584.

Vita major, Saint François d'Assise, documents, op. cit., p. 561-702 Abrégée en Vita major.

1585.

Vita major, c. 6, 9, p. 618.

1586.

Vita minor, Saint François d'Assise, documents, op. cit., p. 703-742.

1587.

Légende de Pérouse, Saint François d'Assise, documents, op. cit., p. 879-1000.

1588.

"Un frère avait un mal dont les accès, horribles à voir, le prenaient souvent, un mal que je ne sais de quel nom qualifier, car certains y ont flairé une influence diabolique. Souvent, en effet, il tombait de tout son long et se roulait par terre, les yeux révulsés, l'écume aux lèvres ; tantôt raide puis cambré, tantôt recroquevillé, tordu, puis tétanisé et pétrifié. Quelques fois, il se lançait en l'air horizontalement à hauteur d'homme, le corps raidi, pour retomber aussitôt violemment. Le Père eut pitié du malheureux atteint d'une maladie si triste ; il vint à lui et, après avoir prié, le signa et le bénit. Sur-le-champ, le frère fut guéri et depuis ne fut jamais plus tourmenté, si peu que ce fut par cette maladie", Thomas de Celano, Vita prima, I, c. 25, 68, p. 249.

1589.

Thomas de Celano, Vita prima, I, c. 26, 70, p. 251 ; saint Bonaventure, Legenda major, c.12, § 10, p. 677.

1590.

"Beaucoup d'hommes et de femmes, tourmentés de toutes manières par les démons et abusés de leurs manœuvres furent arrachés au joug du diable par les mérites du saint. Mais comme cette catégorie de personnes est une proie facile pour les illusions, en voilà assez pour eux, et passons à des miracles plus importants", Thomas de Celano, Vita prima, III, c. 138, p. 309.

1591.

Thomas de Celano, Vita prima, I, c. 25, 69, p. 250 ; saint Bonaventure, Legenda major, c. 12, § 10, p. 677.

1592.

"Le Père, durant ce temps, priait à l'intérieur de la maison. Quand il eut terminé, il sortit et la femme aussitôt de trembler, de se rouler par terre, incapable de résister à sa puissance. "Esprit impur, lui dit-il, je te l'ordonne au nom de la sainte obéissance, sors de cette femme !". Aussitôt et sans lui faire aucun mal, l'esprit la quitta, furibond, et s'enfuit", Thomas de Celano, Vita prima, I, c. 26, 70, p. 251 ; saint Bonaventure, Legenda major, c.12, § 10, p. 677.

1593.

Dans J. Dalarun, François d'Assise, un passage, op. cit., Paris, Actes Sud, 1997.

1594.

A. Boureau, "Les nouveau possédés. Saints et démons dans les procès de canonisation du début du XIVe siècle", dans Satan hérétique. Histoire de la démonologie, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 159 et suiv.