- Un dossier à part mais représentatif du soupçon à l'égard de l'exorcisme : saint Bernard, exorciste ridicule

L'exorcisme accompli par un saint et son échec peuvent devenir le sujet de railleries, manière d'en limiter la portée. Du vivant de saint Bernard, il existe une légende noire qui vise le thaumaturge 1595 . Dans un contexte polémique propre à la cour d'Angleterre au XIIIe siècle 1596 , ses exorcismes sont moqués.

‘"Alors John Planeta, qui entendait sur son bon maître [Abélard] des paroles qu'il refusait et qui le peinaient, leur dit : "J'ai vu à Montpellier un miracle dont beaucoup s'émerveillaient". On lui demanda de le raconter ; il dit : "A Montpellier, on amena à cet homme que vous venez à juste titre de qualifier de magnifique, un homme possédé du démon qu'on avait enchaîné, et on lui demanda de le guérir ; alors lui, assis sur une grande ânesse, se mit à donner des ordres à l'esprit impur, tandis que la foule qui était survenue gardait le silence ; finalement, il s'écria : "Délivrez l'enchaîné, et laissez-le libre". Mais le possédé, lorsqu'il se sentit libre, se mit à envoyer de toutes ses forces des pierres sur l'abbé, le poursuivant avec insistance comme il s'enfuyait par les chemins, aussi longtemps qu'il le put ; et même une fois repris par la foule, il gardait constamment les yeux sur l'abbé, parce qu'on lui tenait les mains. Ce mot déplut à l'archevêque qui dit à John sur un ton menaçant : "Sont-ce là tes miracles ?" John répondit : "Assurément ceux qui étaient présents alors disaient que c'était un miracle mémorable, parce que le possédé était doux et bienveillant pour tous et désagréable seulement pour l'hypocrite, et cela me semble encore aujourd'hui un châtiment contre la présomption." 1597

Cette anecdote est racontée à table, en présence de l'archevêque Thomas Becket et au moment de la lecture d'une lettre de saint Bernard qui condamne Abélard et Arnaud de Brescia. Clerc de l'entourage de Thomas Beckett et disciple d'Abélard, John Planeta raconte un miracle douteux. Saint Bernard de Clairvaux ne se serait en effet jamais rendu à Montpellier. L'acte du possédé, pourtant guéri, mais lapidant saint Bernard devient un signe de sagesse. Selon Jacques Berlioz, ce récit aurait été forgé de toutes pièces par John Planeta. Il s'est inspiré des récits de la vita prima où des possédés s'en prennent violemment au saint, mais avant leur guérison : la femme milanaise le frappe d'un coup de pied. Gautier Map évoque ensuite deux résurrections manquées. "Si les trois échecs de Bernard sont suspects historiquement, ils reflètent bien l'esprit qui animait certains membres de la cour d'Angleterre : ils se moquaient ouvertement de celui que l'époque considérait comme la grande lumière de l'ordre cistercien" 1598 . L'ordre est visé dans son ensemble ce qui traduit aussi une hostilité générale contre les moines à la fin du XIIe siècle. Reste que ce texte a connu une faible diffusion au Moyen Âge, il n'est conservé que dans un seul manuscrit du XIVe siècle. Exemple significatif des doutes et des critiques que peuvent susciter les miracles, il ne peut pour autant être considéré comme représentatif de l'opinion de l'époque à l'égard des exorcismes 1599 .

Néanmoins, les exempla qui adoptent souvent un point de vue différent sur les phénomènes, présentent moins saint Bernard comme un thaumaturge que comme un réformateur monastique 1600 . La lutte qu'il mène contre les démons est relativement discrète et les exempla qui développent ce thème ont peu de succès.

Notes
1595.

J. Berlioz, "Saint Bernard dans la littérature satirique, de l'Ysengrimus aux Balivernes des Courtisans de Gautier Map (XIIe-XIIIe siècles)", Vies et légendes de saint Bernard de Clairvaux. Création diffusion réception, actes des Rencontres de Dijon (1991), dir. P. Arabeyre, J. Berlioz, P. Poirrier, Cîteaux, Commentarii Cistercienses, 1993, p. 211-228.

1596.

De son côté, Gautier Map dans les Balivernes des courtisans, destinées à la cour du roi d'Angleterre, vise le thaumaturge. Le gallois Gautier Map, né entre 1130 et 1135, a étudié à Paris avant de se fixer à la cour du roi d'Angleterre. Après avoir exercé plusieurs charges à la chancellerie, comme juge itinérant, il est chanoine de Saint-Paul de Londres et représente le roi d'Angleterre au concile du Latran en 1179, puis vicaire de Westburry et chanoine, chancelier et préchantre de Lincoln, enfin archidiacre d'Oxford, il meurt en 1210. Célèbre pour son esprit caustique et son éloquence, Gautier Map est l'auteur des Balivernes des courtisans :Gautier Map, De nugis curialum, Courtiers' Trifles, éd. M. R. James, C.N. L. Brooke et R. A. B. Mynors, Oxford, 1983 ; et la traduction M. Pérez, Gautier Map, Contes de courtisans, Lille, Centre d'études médiévales et dialectales, 1988. anecdotes et légendes destinées à distraire les courtisans.

1597.

M. Pérez trad., Gautier Map, Contes de courtisans, p. 51-54, cité par J. Berlioz "Saint Bernard dans la littérature satirique, de l'Ysengrimus aux Balivernes des Courtisans de Gautier Map (XIIe-XIIIe siècles)", Vies et légendes de saint Bernard de Clairvaux, op. cit., p. 224-225.

1598.

J. Berlioz "Saint Bernard dans la littérature satirique",Vies et légendes de saint Bernard, op. cit., p. 228.

1599.

En revanche, un récit provenant d'un manuscrit de l'œuvre de Geoffroy d'Auxerre donne une version presque comique de l'exorcisme mené par saint Bernard sur la femme séduite par un succube : "Un jour que le bienheureux Bernard parcourait la province d'Apulie pour veiller aux intérêts de l'Église romaine, on lui amena une femme tourmentée depuis longtemps déjà par un démon impur. Le saint fit suspendre au cou de la possédée une petite cédule où il avait écrit ces mots : "Par la vertu du nom de Dieu, je défends au démon d'approcher de cette femme". Or, chaque fois qu'on retirait ce billet, elle était tourmentée, elle n'était plus tourmentée chaque fois qu'on le lui rendait. Un prêtre du pays voulut un jour s'assurer du fait devant ses paroissiens. On dépouille donc cette femme de sa cédule, malgré sa résistance, malgré ses cris. Aussitôt l'esprit malin se précipite sur la pauvre malheureuse ; il la vexe, la maltraite, la torture. On fait à Satan mille question sur les choses secrètes ; il répond à toutes sans jamais se tromper. On cause avec lui, on l'interroge familièrement. Enfin, pour l'éprouver, on apporte sans qu'il s'en doute, le ciboire qui contenait la sainte eucharistie ; et, l'ayant approché de lui avec plus de mystère encore, on lui demande ce que l'on tient à la main, tout près de lui. Mais alors, poussant un profond soupir : "S'il n'y avait là, dit-il, ce petit papier, aujourd'hui-même vous seriez tous à moi !" Cette parole fut un sujet de joie et d'édification pour tous les assistants. Le papier fut aussitôt rendu à cette femme, les tourments cessèrent et le démon ne parla plus". A. Lecoy de la Marche, Le rire du prédicateur, éd. J. Berlioz, Turnhout, Brepols, 1992, p, 33-34. Ce texte se trouve dans Geoffroy d'Auxerre, BM Troyes, ms. lat. 503, f°145 et édité dans Analecta sacri ordinis cisterciensis, 9,1953, p. 156-157. Le récit est dû à l'un des biographes de saint Bernard de Clairvaux, Geoffroy d'Auxerre (†1188). Le narrateur dans son sermon dit avoir appris ce fait de l'abbé qui lui avait succédé au monastère de Fossanova en 1170, lequel le tenait, sous serment, du prêtre mentionné dans l'anecdote.

1600.

J. Berlioz, "Saint Bernard dans les exempla (XIIIe-XVe siècles)", Vies et légendes de saint Bernard de Clairvaux. Création diffusion réception, actes des Rencontres de Dijon (1991), dir. P. Arabeyre, J. Berlioz, P. Poirrier, Cîteaux, Commentarii Cistercienses, 1993, p.116-140.