B. - Permanence de la possession et de l'exorcisme dans l'hagiographie

En même temps que le soupçon à l'égard de la possession s'affirme dans certaines vies de saints, d'autres hagiographies sont fidèles à la tradition des récits d'exorcisme.

- La Légende dorée : des saints admirables qui font des exorcismes

S'adaptant aux aspirations et aux capacités du plus grand nombre, Jacques de Voragine dans la Légende Dorée, rédigée vers 1265 et achevée vers la fin de sa vie, ne cherche pas, dans son œuvre, à proposer des figures directement imitables 1601 . Le sanctoral choisi par l'auteur a une visée universelle car l'ouvrage est destiné à la composition des sermons de sanctis. Outil au service de la mémoire de l'ordre dominicain et de la constitution d'une liturgie autonome, il reprend l'hagiographie que la tradition a consacrée sans beaucoup s'en démarquer.

Les miracles ne sont pas particulièrement soulignés. Comme l'indique Alain Boureau, l'activité des saints se fragmente en diverses œuvres qui ne prennent sens que dans l'ensemble de l'histoire chrétienne. "Le saint agit dans le monde comme une substance chimique agit sur un métal : il dissout le mal ou bien recouvre le monde de ses œuvres de parole et de fondation" 1602 . Ainsi, le diable est présent mais jouit de pouvoirs surnaturels limités, les saints savent le reconnaître, mais il ne peut remplir un emploi fort dans le drame du salut. Il est davantage une image "bactérienne du mal", une "figure de l'impureté", épidémie que l'exorcisme s'emploie à nettoyer 1603 . Cette figure du diable est fidèle à celle présentée par Grégoire le Grand dans ses Dialogues. Les saints de la Légende dorée ne semblent pas plus avoir recours aux exorcismes que leurs prédécesseurs. Dans sa typologie des trois degrés de la saintetéétablie par Alain Boureau : les témoins, les défenseurs et les prêcheurs, les exorcismes sont accomplis par les défenseurs qui protègent la communauté chrétienne en luttant contre le diable contre la menace des pouvoirs civils, des envahisseurs barbares et des hérétiques 1604 . Mais les prêcheurs, qui ont une perfection spirituelle supérieure, assument à la fois le rôle des défenseurs et leur tâche la plus éminente est la prédication. D'une certaine manière, cette typologie confirme l'idée défendue dans le chapitre VIII selon laquelle la prédication englobe les autres actions, est par essence une lutte contre le diable.

En scrutant plus précisément le texte de la Légende dorée, il apparaît que certains saints se livrent à des exorcismes sur les possédés. Le tableau en Annexe 13, retient plusieurs de ces récits. Certains exorcismes correspondent à la lutte contre le paganisme (Barthélemy, Cyriaque, Pierre exorciste, Jean et Paul, Sylvestre, Ambroise) ou à une réaction de défense de la part de chrétiens persécutés (Julienne). Plusieurs exorcismes sont rapidement racontés, ils apparaissent comme des miracles d'édification sans que le texte ne cherche à les mettre particulièrement en valeur (Vit, Gervais et Protais, Syr, Donat, Gilles). De manière classique, les reliques de saints guérissent des possédés (Sébastien, Pierre-aux-Liens). La possession intervient à deux reprises comme un châtiment et n'est pas suivie d'un exorcisme (Jean l'Aumônier, Ambroise).

Certaines vies insistent sur la duplicité de la parole et de l'écrit : la malédiction attire le diable dans un corps (Elisabeth de Thuringe) et le diable répond par une malédiction à une prière (Assomption de la Vierge Marie). Dans la vie de saint Basile, un homme qui s'est compromis par un pacte avec le diable est guéri par un Carême dans une cellule isolée. Conformément à la tradition développée par l'hagiographie dominicaine, le monde monastique est dérangé par le diable et la possession (Benoît, Dominique).

La figure de Pierre Martyr, inquisiteur des diocèses de Milan et de Côme en 1251, premier inquisiteur dominicain à être tué dans l'exercice de ses fonctions en 1252, permet de souligner encore les liens existant entre possession-hérésie et inquisition-exorcisme. La vie présentée par Jacques de Voragine partiellement reprise de celle écrite par Thomas de Lentino 1605 en fait, au passage, un exorciste de son vivant 1606 . Trois exorcismes post mortem font partie des miracles classiques qui valident la sainteté du dominicain. L'un d'entre eux présente l'originalité de mettre en scène un hérétique. Une femme est possédée et elle doit être tenue par plusieurs personnes parmi eux :

‘"se trouvait un partisan des hérétiques, un certain Conrad, originaire de Landriano, qui n'était venu que pour railler les miracles de saint Pierre. Tandis qu'il tenait la femme avec les autres, les démons lui dirent par la bouche de la femme : "Pourquoi nous tiens-tu ? N'es-tu pas des nôtres ? Ne t'avons-nous pas porté dans tel ou tel lieu, où tu as perpétré tel homicide ? Et dans tel et tel autre, où tu as commis telle horreur ?" Et comme ils lui énuméraient bon nombre de péchés que lui seul pouvait connaître, il fut saisi d'une peur violente. Puis les démons écorchèrent le cou et la poitrine de la femme, avant de s'en aller en la laissant à demi-morte. Mais peu après elle se leva guérie. Conrad fut stupéfié par ce spectacle et se convertit à la foi catholique" 1607 .’

Selon une mise en scène que nous connaissons bien, désormais, c'est le diable qui révèle les crimes de l'hérétique. La révélation de ses péchés ainsi que le spectacle de la possession ont un effet immédiat : sans action particulière de la part du clergé, la possédée est guérie et l'hérétique est converti. La construction du récit est telle qu'il semble s'agir d'un même miracle obtenu pas un exorcisme silencieux : la guérison de la possession et la guérison de l'hérésie deviennent la même chose.

Si la Légende dorée évoque les exorcismes sans trop les valoriser, les vies de saints dominicaines reflètent naturellement, comme nous l'avons déjà souligné, les relations parfois subtiles que les clercs de cet ordre entretiennent avec le démon. Pierre, martyr des hérétiques est présenté comme un prédicateur, inquisiteur et exorciste.

Notes
1601.

Pour l'édition voir Jacopo de Varazze, Legenda aurea, G. Maggioni, Sismel, Galluzzo, 1998 et pour la traduction, voir Jacques de Voragine, La légende dorée, dir A. Boureau, Paris, Gallimard, 2004. Sur l'œuvre, A. Boureau, La légende dorée. Le système narratif de Jacques de Voragine († 1298), Paris, Cerf, 1984 et A. Boureau, L'événement sans fin. Récit et christianisme au Moyen Âge, Paris, Les Belles Lettres, 1993.

1602.

A. Boureau, La légende dorée. Le système narratif, op. cit., p. 174.

1603.

Les termes sont empruntés à A. Boureau, La légende dorée. Le système narratif, op. cit., p. 178.

1604.

Ceux qui luttent contre le diable sont saint Donat et Antoine ; contre la menace des pouvoirs civils et des envahisseurs barbares : Loup, Rémi, Nicolas, Gilles, Jean Chrysostome, Léon, Thomas de Cantorbéry, Lambert ; contre les hérétiques : Augustin, Basile, Hilaire, Eusèbe, Ambroise ; en construisant l'édifice tutélaire de l'Église : Benoît, Jérôme, Patrice, dans A. Boureau, La légende dorée. Le système narratif, op. cit., p. 180 et suiv.

1605.

Sur l'élaboration du texte par Jacques de Voragine, voir La légende dorée, trad. A. Boureau, p. 1217.

1606.

"Le martyr délivra aussi des femmes possédées depuis longtemps par des démons, qu'il expulsa de leurs corps dans un grand flux de sang", La légende dorée, op. cit., p. 342-343.

1607.

La légende dorée, op. cit., p. 348.