- L'exorcisme d'Arezzo

La représentation de l'exorcisme d'Arezzo dans la basilique d'Assise réalisée par Giotto entre 1295-1296/1300 1633 , par sa majesté et son immense impact artistique, offre bien des aspects originaux dans la série des représentations de l'exorcisme.

Une indication du texte laisse penser que l'épisode a lieu en 1217 car le saint est encore en vie mais le récit ne nous donne pas d'autres indications 1634 . La présence de ce récit dans les différentes vies de saint François et dans le programme iconographique de la basilique d'Arezzo, laisse supposer que l'évément a eu un écho très important dans le milieu franciscain et au-delà. Une censure a eu lieu dans les années 1228-1229 qui a fait disparaître l'épisode de la Vita prima. Dans la Vita secunda, la Legenda major et la Légende de Pérouse, le récit n'est pas informé de la même manière. La Légende de Pérouse apporte davantage de détails : l'existence de deux factions qui se haissent depuis longtemps, le fait que François loge dans un hospice de la fin du XIIe siècle, à l'extérieur de la ville, l'emploi du feu dans cette guerre des factions et le fait que frère Silvestre soit un prêtre. La présence de ces détails est un moyen d'accréditer ce témoignage.

Le but de cet exorcisme est le rétablissement de la concorde civile à Arezzo. Il s'agit de la lutte bien documentée du début du XIIIe siècle entre les Bostoli, les Tarlati, les Ubertini et les Testa 1635 . Cet épisode serait lié à l'amnistie accordée par le pouvoir communal aux Bostoli, le 31 décembre 1217 1636 . L'exorcisme augmente le charisme du saint au moment de la validation de son mouvement religieux, il a un effet immédiat contre la déstabilisation sociale dans la ville. Frère Silvestre est envoyé pour le faire, sur la porte de la ville, endroit chargé d'une forte valeur sacrale, le pouvoir de François a été délégué à Silvestre. Cette délégation peut s'expliquer de plusieurs manières. D'une part, François n'est pas encore clerc, or, il se montre respectueux de la hiérarchie des ordres de l'Église. Ceci s'explique aussi par le fonctionnement de la fraternitas de saint François 1637 . Par ailleurs, dans un souci d'imitatio du Christ, qui lui-même a confié aux Apôtres la lutte contre les démons, François demande à Silvestre d'exorciser la ville en son nom. Cet exorcisme n'est pas présenté comme un effet de la potentia mais comme celui de l'humilité et de l'obéissance. Pour un franciscain, la vertu principale contre Satan est l'humilité. Mais cette délégation de pouvoir s'explique peut-être aussi par le fait que François, lors de sa venue à Arezzo, n'est pas autorisé à prêcher 1638 . Lors de son passage de 1224, sur la route de la Verna, François s'adresse aux gens d'Arezzo, comme à des gens "qui étaient jadis courbés sous le joug du démon, prisonniers de ses chaînes, mais que les prières d'un pauvre homme ont réussi à délivrer" 1639 . Il semble donc qu'en 1224, vers la fin de sa vie, l'audience de François est beaucoup plus importante qu'en 1217.

Giotto a représenté l'épisode de manière à faire apparaître tous les enjeux du moment (planche 46) 1640 . François est humblement placé à genoux, derrière le frère Silvestre. Une nette opposition apparaît entre le monde spirituel auquel appartiennent François et frère Silvestre qui sont aux pieds de l'église blanche et celui des laïcs, une cité colorée surmontée de démons. L'église est un ajout de Giotto car elle n'est pas mentionnée dans les textes, elle renforce la sainteté des deux personnages. Par sa taille, elle dépasse la ville d'Arezzo. Pour sa part, la cité manque totalement d'édifices religieux, elle est hérissée de tours qui manifestent la concurrence et le désir des citoyens de la ville de montrer leur richesse. Au sommet de la tour la plus haute, un système de poulie pour lancer les objets lourds fait penser à un équipement de guerre. Cette ville bariolée est surmontée de démons, aux tailles, aux formes et aux attitudes les plus diverses. Ils s'opposent à la majesté de l'ange représenté dans la fresque précédente, la vision des trônes célestes.

Ce détour par l'image montre, s'il en était encore besoin, les richesses apportées par celles-ci aux textes qu'elles représentent. Dans le cas de l'exorcisme, les variantes et les nouveautés sont suffisamment rares pour être relevées et la fresque de l'exorcisme d'Arezzo manifeste pour la première et unique fois la dimension collective de la possession et de l'exorcisme, une leçon pour les fidèles.

Par ailleurs, même si saint François a fait des exorcismes, la présence du diable ne semble pas autant structurante dans le monde franciscain que dans l'ordre dominicain. Elle sert à mettre en évidence la figure de saint François comme un alter Christus et les assauts du diable sont plus conformes aux récits des Évangiles. Dans un registre fidèlement apologétique, saint François, à la manière de Bernard de Clairvaux, fait des exorcismes dans un souci de concorde civile, comme le montre l'exemple d'Arezzo. Par le rétablissement des personnes dans leur intégrité physique et mentale, saint François exorciste est conforme au modèle du saint thaumaturge qui traverse le XIIIe siècle.

Alors que les premiers panneaux italiens représentent les exorcismes posthumes au tombeau de saint François, quelle est la liturgie de l'exorcisme en ce début du XIIIe siècle ?

Notes
1633.

M. Grana, "Esorcismo e ordine pubblico cittadino : San Martino e Treviri, San Francesco e Arezzo", dir. D. Gobbi, Florentissima proles ecclesiae, Trente, Bibliotheca Civis IX, 1996, p. 345-371 ; G. Miccoli, Francesco d'Assisi. Realita e memoria di un esperianza cristiana, Torino, 1991 (voir les pages 118-247 et 251-252). Sur les fresques d'Assise : H. Belting, Die oberkirche von San Francesco in Assisi, Berlin 1977 ; J. H. Stubbeldine, Assisi and the rise of vernacular art, New York, Harper and Row, 1985 ; L. Tintori et M. Meiss, The painting of the life of Saint Francis in Assisi, New York, New York University Press, 1962 ; U. Milizia, Il ciclo di Giotto ad Assisi. Stuttura di una leggenda, Anzio, De Rubeis, 1994.

1634.

"Ses paroles n'étaient pas efficaces seulement en sa présence ; même transmises par autrui, elles ne revenaient pas sans avoir produit leur effet (voir Is 55 10-11). Il advint par exemple qu'un jour, passant par Arezzo, il trouva la ville toute bouleversée par une émeute et à deux doigts de la ruine. Logé dans le faubourg, hors des remparts, l'homme de Dieu vit les démons qui menaient joyeux sabbat au-dessus de la ville et poussaient à s'entre-détruire les habitants déchaînés. Il appela frère Silvestre, un homme de Dieu doué d'une délicieuse simplicité, et il lui dit : "Va devant les portes de la ville et ordonne aux démons, de la part de Dieu tout-puissant, de s'enfuir au plus tôt." La simplicité se met aux ordre de l'obéissance : le frère s'en va, chantant ses hymnes sur la route à la face de Dieu, et crie à tue-tête devant la porte : "Démons, de la part de Dieu et par ordre de notre Père François, enfuyez-vous tous loin d'ici !". En peu de temps, la ville retrouva la paix, et c'est en toute sérénité que fut désormais respectée la charte établissant les droits de chacun. Au premier sermon qu'il leur fit ensuite, le bienheureux François commença par ces mots : "Je vous parle comme à des gens qui étaient jadis courbés sous le joug du démon, prisonniers de ses chaînes, mais que les prières d'un pauvre homme ont réussi à délivrer", Thomas de Celano, Vita secunda, c. 74, § 108, p. 415-416 ; saint Bonaventure, Legenda major, c. 6, § 9, p. 618 ; Légende de Pérouse 81, p. 963.

1635.

G. Tabacco, "Nobilita e Potere ad Arezzo", Studi medievale, 15 (1974), p. 1-24. Sur la présence de la première fraternité franciscaine dans le castello Montalto Dei Barbolani et Aretino, voir L. Franchetti Pardo, Arezzo, 1986.

1636.

Voir J. P. Delumeau, Arezzo espace et société, 715-1230, CEFR 219, Rome, 1996, p. 1401 qui cite A. Tafi, S. Francesco et la Chiesa aretina, Arezzo, 1982.

1637.

Intorno a fratre Francesco, Quatro studi, Milano, 1993 ; K. Esser, Origini e inizi del movimento e dell ordine francescano, 1975.

1638.

R. Manselli, San Francesco, Rome, 1981, p. 197-198.

1639.

Thomas de Celano, Vita secunda, c. 74, § 108, p. 415-416.

1640.

Pour le commentaire de cette image, voir B. Zanardi, F. Zeri, C. Frugoni, Il cantiere di Giotto. Le storie di San Francesco ad Assisi, Milano, Skira, 1996, p. 160. Ce livre présente de loin les meilleures reproductions de cette œuvre.