Des travaux récents bouleversent les idées reçues concernant la démonologie longtemps associée avec la période des premiers procès en sorcellerie de la fin du Moyen Âge 1656 . Alain Boureau affirme en effet qu'"en repoussant la démonologie vers l'extrême fin du Moyen Âge, les médiévistes se sont défaussés d'une lourde affaire qui mettait en cause la rationalité scolastique et ont ainsi perdu l'occasion de repérer les racines théologiques et philosophiques de la démonologie" 1657 . En réalité, il convient de faire naître la démonologie un siècle plus tôt comme le souligne Alain Boureau et, avant lui, l'avait suggéré Richard Kiekckehefer 1658 ou J. Hansen 1659 .
C'est le pape Jean XXII (1316-1334) qui pose les bases d'une nouvelle perception des savoirs comme l'astrologie et la magie. La bulle Super illius specula (1326 ou 1327) énonce pour la première fois que les pratiques magiques comme la fabrication d'images, d'anneaux ou de miroirs dérivent directement de l'invocation de démons et que les personnes qui se livrent à de tels actes encourent le sort réservé aux hérétiques. Les rapports avec les démons entrent dans le champ des faits réels et ne sont plus des illusions diaboliques, d'où la nécessité d'une enquête (inquisitio) rapide et efficace, au détriment de la procédure accusatoire 1660 .
Le premier tiers de XIVe siècle correspond à une période de renouveau dans la perception du diabolique, comme plusieurs historiens l'ont souligné. Jean Delumeau utilise la date de rédaction de la Divine Comédie dont l'auteur, Dante, est mort en 1321, pour noter le point de départ du "raz-de-marée satanique, avec une hallucinante imagerie infernale" 1661 . Cette iconographie est, elle aussi, marquée par une évolution importante, au même moment, avec la fresque du Camposanto de Pise réalisée par Buonamico Buffalmacco (1330-1340) où l'image de l'enfer, comme le souligne Jérôme Baschet, se donne comme la manifestation d'une justice imaginaire selon le septénaire sacramentel 1662 .
Ce contexte fait apparaître un nouveau rapport au démon. Ce dernier n'est plus cantonné aux domaines de l'image ou de la métaphore. Il est, par l'art des magiciens 1663 ou des astrologues 1664 , en mesure de se mouvoir dans le monde. Il est aussi présent dans une iconographie parfois débordante. Son action peut être directement commandée par ceux qui l'invoquent et il peut se répandre sans limites dans les corps qui l'entourent. C'est dans ces circonstances et à une date inconnue qui correspond probablement à la fin du XIVe siècle qu'est écrit le premier rituel d'exorcisme.
La démonologie est un art fondé sur une doctrine définissant le mode d'existence et d'action des démons, les relations qu'ils nouent avec les humains et les techniques de discernement des esprits qui permettent de distinguer le possédé de l'inspiré. Le signe de l'émergence de cette nouvelle discipline se trouverait dans la rédaction de traités spécifiques, le premier d'entre eux étant le Marteau des sorcières en 1486, par l'inquisiteur dominicain Henri Institoris. Voir H. Institoris et J. Sprenger, Le marteau des sorcières, trad. A. Danet, Grenoble, éd. J. Millon, 1997 ; C. Rob-Santer, "Le Malleus Maleficarum à la lumière de l'historiographie : un Kulturkampf ?", Le diable en procès, op. cit., p. 155-172. Le moment fondamental pour la constitution d'une démonologie théorique et pratique devait être situé vers la fin des années 1430, avec les premiers procès minutieux dans le Valais et avec les premiers écrits de procédure comme le rapport du chancelier Hans Fründ sur les sorcières du Valais, le Formicarius du dominicain Jean Nieder (1380-1438), le traité anonyme intitulé Errores Gazariorum ou le traité du juge dauphinois Claude Tholosan, ainsi que les confrontations ayant eu lieu à l'occasion du concile de Bâle (1431-1437)voir L'Imaginaire du sabbat. Edition critique des textes les plus anciens (1430-1440), M. Ostorero, A Paravicini Bagliani, K. Utz Tremp en collaboration avec C. Chène, Lausanne, 1999 ; P. Paravy, De la chrétienté romaine à la Réforme en Dauphiné. Evêques, fidèles et déviants (vers 1340-vers 1530), Rome, Ecole Française de Rome, 1993.
A. Boureau, "Satan hérétique : l'institution judiciaire de la démonologie sous Jean XXII", Le diable en procès. Démonologie et sorcellerie à la fin du Moyen Âge, Médiévales, 44 (2003), p. 17-46 et Satan hérétique, Histoire de la démonologie (1280-1330), Paris, Odile Jacob, 2004.
R. Kieckhefer, European Witch Trials. Their Foundations in Popular and Learned Culture, 1300-1500, Londres, 1976, ouvrage, comme son titre l'indique, qui commence en 1300.
J. Hansen, Quellen und Untersuchungen zur Geschichte des Hexenwahns und der Hexenverfolgung, Bonn, 1901.
A. Boureau, Satan hérétique, op. cit.
J. Delumeau, La peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles). Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978, p. 304 et suiv.
J. Baschet, Les justices de l'au-delà. Les représentations de l'enfer en France et en Italie (XIIe-XVe siècle), Rome, Ecole française de Rome, 1993 (BEFAR 279).
Sur la magie, l'invocation des anges et des démons en particulier à la fin du Moyen Âge, voir : Les anges et la magie au Moyen Âge, Actes de la table ronde de Nanterre (déc. 2000), dir. Bresc (Henri), Boudet (Jean-Patrice), Grévin (Benoît), Rome, Ecole Française de Rome, 2002 (MEFRMA 114/2) ; Conjuring spirits. Texts and traditions of medieval ritual magic, éd. C. Fr anger, University Park, The Pennsylvania University Press, 1998 ; R. Kieckhefer, Magic in the Middle Ages, Cambridge University Press, 1989 et du meme Forbidden rites. A necromancer's manual of the fifteenth century, University Park, Pennsylvania, The Pennsylvania State University Press, 1998.
Sur l'astrologie, voir les travaux de N. Weill-Parot, Les "images astrologiques" au Moyen Âge et à la Renaissance. Spéculations intellectuelles et pratiques magiques (XII-XVe siècle), Paris, Champion, 2002.