Conclusion generale

Les Xe-XIVe siècles ne correspondent pas à un silence de l'histoire de l'exorcisme, entre la conversion des païens du Haut Moyen Âge et les épidémies de sorcellerie du XVe siècle qui, toutes, déclenchent de spectaculaires exorcismes. Cette époque est plutôt un creuset au sein duquel mûrissent les conditions pour la naissance d'un rituel d'exorcisme indépendant et un temps où de nombreux moments de la vie religieuse peuvent être considérés comme d'autres formes d'exorcisme.

Nous avons montré que le rituel d'exorcisme peut être compris comme une étape par laquelle a lieu la réintégration d'un individu dont l'être a été altéré par la présence du diable. La liturgie de l'exorcisme telle qu'elle est apparue dans le pontifical romano-germanique du Xe siècle, réunit des formulaires anciens, la plupart issus de la liturgie baptismale. Au moment de l'entrée dans la vie chrétienne, la liturgie du baptême contient donc les paroles fondatrices de la lutte contre le diable. Les formules d'exorcisme comportent aussi des points communs avec les malédictions, autres grandes paroles imprécatoires.

Les adjurations, qui prennent une forme opérative, rappellent l'action du Christ dans le monde et contre le diable et parviennent, sans trop nommer le démon, à redonner au possédé son identité de servus Dei, de réceptacle de Dieu.La dimension médicinale de ces formulaires, déjà présente dans le baptême, crée à la fois une complémentarité et une rivalité entre médecine et religion chrétienne, l'une inspirant parfois l'autre. De plus, au sein même de la liturgie chrétienne, les formulaires d'exorcisme se rapprochent de ceux de l'onction des malades.

Par ailleurs, nous avons tenté d'établir les conditions dans lesquelles ces formules sont efficaces 1694 . L'une d'elles est que le formulaire soit prononcé par un individu à l'autorité reconnue à la fois par l'institution ecclésiale et par la communauté des fidèles. Le parcours dans le cursus honorum des clercs a fait apparaître que le prêtre et l'évêque sont chacun investis de ce pouvoir glorieusement incarné dans l'hagiographie par les saints. Ces exorcistes prestigieux peuvent être parfois des femmes car des saintes sont appelées aussi à accomplir des miracles. Parmi les rares exemples de femmes exorcistes, la figure d'Hildegarde de Bingen, abbesse du Rupertsberg, se démarque car elle accomplit un exorcisme abondamment informé et qu'elle a aussi écrit un ordo liturgique pour l'occasion. Les exorcismes des vies de saints ne sont que des exemples, des modèles qui s'inspirent des Évangiles. Ils reflètent certainement les pratiques liturgiques mais, surtout, ils nourrissent un imaginaire collectif de l'exclusion et de la réintégration, qui rejoint de grandes représentations mentales comme le paradis et l'enfer, le purgatoire ou le diable, figures constitutives de l'imaginaire de l'homme médiéval 1695 .

Le possédé n'est certainement pas une figure très présente dans la vie quotidienne aux Xe et XIVe siècles, mais un individu qui a de graves troubles du comportement, correspondant à un tableau connu de tous, est pourtant considéré comme possédé du diable. Les représentations que les sources donnent de la possession – hagiographie, iconographie, textes de la prédication, discours polémique et théologique – présentent finalement le possédé comme un contre-modèle du chrétien et de l'humanité. Cette inhumanité-animalité en fait un repoussoir propice à tous les excès de la stigmatisation, comme le montre le discours anti-hérétique qui s'inscrit, aux Xe et XIVe siècles, dans une longue tradition polémique. L'ensemble des textes qui abordent, directement ou non, la question de la possession, tendent à faire du démoniaque un individu qui comporte en lui une sorte de fêlure qui le rend ouvert au diable. Cette brèche est parfois provoquée par une pathologie, plus souvent par le péché ou par un environnement en crise. C'est comme si le démoniaque était un hypersensible, manifestant dans son corps les tensions de la chrétienté qui le rendent poreux à l'infestation diabolique. C'est au cours de cette période, plus précisément au XIIIe siècle, que la possession devient plus spécifiquement féminine, la figure de la femme possédée préparant la construction, deux siècles plus tard, de celle de la femme, non plus victime du diable mais partenaire consentante, qui construit autour d'elle une contre-société, la sorcière 1696 .

Face à la possession, la parole d'exorcisme, telle que la présente la liturgie, réconcilie l'âme et le corps, redonne une unité à un être démembré, aux éléments disséminés par la présence du diable. Ce microcosme qu'est le corps est réintégré, partie par partie, membre après membre au macrocosme de la chrétienté. Cette réconciliation de l'individu et sa reconnaissance comme servus Dei, peuvent avoir des répercussions sur l'ensemble de la communauté des fidèles à laquelle il appartient et contribuer à son unité, de même que la réconciliation de groupes déviants contribue à sauvegarder l'unité de l'Église. Nombreux sont les récits d'exorcisme des vies de saints des XIe et XIIe siècles qui l'ont démontré : par la désignation d'une tierce personne, le diable, et par l'exorcisme qui le met en fuite, des crises parfois anciennes sont soudain résolues. De même, la cohésion d'une communauté peut en sortir renforcée. La communauté de saint Dominique, au XIIIe siècle, comme ce fut, dans une moindre mesure, le cas des Prémontrés au XIIe siècle, est traversée par les démons qui sont là pour éprouver la foi des frères et des novices, et les unir, par les épreuves qu'ils leur imposent, en un groupe cohérent. La figure du diable qui apparaît dans les récits émanant de cet ordre est celle d'une entité parfaitement adaptée aux aspirations des frères : il est intellectuel, prédicateur captivant, sachant, cela va de soi, tenter les dominicains dans les domaines où ils excellent. Ce n'est certes pas le diable qui fait l'unité d'un ordre tel que celui de saint Dominique mais notre enquête nous incite à réévaluer sa place dans la construction de l'ordre puis dans l'engagement des frères dominicains dans l'Inquisition.

L'exorcisme est un moment spectaculaire, parfaitement mis en scène, qui joue un rôle de catalyseur pour la résolution des conflits. Le théâtre de l'exorcisme, présenté dans l'hagiographie, est en effet le temps de l'affrontement entre deux paroles, celle du saint qui adjure le diable de quitter le réceptacle qu'il occupe contre celle du diable. Lors de l'interrogatoire auquel il est parfois soumis, ce n'est pas le possédé qui parle mais l'Autre qui est en lui. Cette parole diabolique n'a pas grand-chose à voir avec le monde effrayant et indicible que suggèrent par exemple les discours polémiques anti-hérétiques. Au contraire, l'interrogatoire fait avouer le diable qui proclame la vérité de l'Église, c'est-à-dire des principaux dogmes concernant le paradis, l'enfer et les sacrements.

Cette parole pré-écrite, pour un démoniaque qui joue le rôle de celui qui dit la vérité, plusieurs éléments de style la rendent crédible, et donc diabolique. Ambiguïtés, volte-face, blasphèmes, insultes, rappellent en effet aux fidèles que c'est le diable, et bien lui, qui profère toutes ces vérités, ce qui dans la bouche du maître du mensonge et de la prestidigitation est le signe de sa soumission à l'ordre qui lui est donné. Quant à la nature de la parole qui sort de cet interrogatoire, on peut se demander si elle ne s'inscrit pas dans le prolongement de la parole d'exorcisme. L'exorcisme est à la fois un ordre et une prière à Dieu que la parole du diable redouble : de manière vivante et pédagogique, mais aussi ludique, le démon rappelle les éléments de la foi. Par un système d'écrans – ces textes sont conçus par l'Eglise et elle seule – les exorcismes des récits narratifs sont de faux affrontements, le combat n'est que façade et sert au spectacle et, accessoirement, à valoriser l'action du saint. Le saint exorciste et le diable tiennent donc le même discours. Alors, surgi à l'improviste, le possédé est un parfait contre-modèle,une sorte de repère finalement, si bien contrôlé par l'Église qu'il en devient capable de révéler la vérité, de prendre la parole pour dénoncer les hérétiques et d'être, pour un temps, l'utile auxiliaire de l'Église dans son immense entreprise de cohésion.

Ce processus de réintégration et d'unité de la personne, de la communauté des fidèles et de la chrétienté elle-même, ne saurait avoir lieu sans les conditions nouvelles de mise en œuvre de la parole qui apparaissent entre le Xe et le XIVe siècles.

En partant des formulaires liturgiques, nous avons fait le constat de leur faible nombre. Les rares exemples de livres ou de formulaires nouveaux proviennent de l'aire germanique, sorte de laboratoire pour la conception de ces textes en Occident. Cette particularité a pu être expliquée par la fertilité de la région dans la production de livres liturgiques, la place importante accordée aux bénédictions dans ces ouvrages et peut-être aussi l'existence d'une déviance précoce, identifiée dès le XIIe siècle par le clergé réformateur de la région de Cologne. Le moment cathare à Cologne, dans les années 1160-1180, coïncide précisément avec la tradition du grand exorcisme d'Hildegarde de Bingen qui outrepasse, par le nombre de témoignages qui l'attestent, tous les autres dossiers. En établissant que la possédée exorcisée par Hildegarde de Bingen est probablement celle qui dénonce des hérétiques dans la vie d'Eckbert de Schönau, nous avons fait apparaître un lien très fort, dans la région, entre l'exorcisme et la lutte contre l'hérésie. Enfin, c'est dans cette région qu'est conçu, deux siècles plus tard, l'un des premiers, si ce n'est le premier rituel, d'exorcisme. Mais peut-être que la fertilité de l'aire germanique dans le domaine des formulaires d'exorcisme pourrait trouver encore d'autres explications. Face à la relative faiblesse des témoignages liturgiques concernant l'exorcisme, d'autres sources ont permis de comprendre combien le phénomène est alors diffus et véhiculé dans d'autres domaines des représentations.

Un examen approfondi de nouvelles pratiques religieuses, apparues ou renouvelées au XIIIe siècle, a mis en évidence d'autres paroles efficaces contre le diable, qui ne portent pourtant pas le nom d'exorcisme. Le sermon qui explique les Évangiles et réduit l'ignorance, la confession qui fait avouer le pécheur, l'Inquisition qui recherche l'hérésie, sont diverses mises en œuvre de la parole qui pistent le diable pour le mettre en fuite. Dans tous ces cas, l'Église semble répondre à un but unique qui est de mettre fin à un désordre, de rétablir une unité menacée par les déviances et fragilisée par les schismes, en ayant recours à la dénonciation du mal incarné dans le diable. Sans pour autant faire de ces pratiques des exorcismes, sermonner, prêcher et poursuivre, c'est, d'une manière ou d'une autre, exorciser le mal et intégrer, englober chacune de ces parties dans un tout. Expulser le diable, le péché ou les hérétiques, revient à éliminer tout ce qui se détourne de la foi promue par la pastorale des clercs, autant de ferments qui divisent et qui s'opposent à elle. Alors, si le processus de l'exorcisme est présent dans toutes ces actions, il est bien au centre de l'immense entreprise de contrôle de la société mené à la fois par l'Église et l'État aux XIIIe et XIVe siècles 1697 .

Le rituel d'exorcisme a pu apparaître difficile à reconstituer à travers des sources souvent éparses et peu soucieuses de raconter le grand exorcisme dont j'aurais rêvé. Toutefois, la parole d'exorcisme, multiforme dans diverses sources, traduit bien la préoccupation majeure d'une Église en quête de cohésion.

Notes
1694.

Cette efficacité est à replacer dans le contexte de son élaboration intellectuelle par les auteurs des XIIIe et XIVe siècles, voir I. Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, Seuil, 2004.

1695.

J. Le Goff, L'imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985.

1696.

Sur toutes les figures et les élaborations conceptuelles qui préparent au XIIIe et au début du XIVe siècle le grand cataclysme du Sabbat et de la chasse aux sorcières, voir A. Boureau, Satan hérétique. Histoire de la démonologie (1280-1330), Paris, Odile Jacob, 2004 et Le diable en procès. Démonologie et sorcellerie à la fin du Moyen Âge, Médiévales 44, Printemps 2003.

1697.

J. Chiffoleau, "Sur la pratique et la conjonction de l'aveu judiciaire" dans L'aveu, Antiquité et Moyen Age, Rome, EFR 88, 1988, p. 341-380 ; "Dire l'indicible. Remarques sur la catégorie du nefandum du XIIe au XVe siècle", Annales ESC, 1990/2, p. 289-324.