Présentation

I – Le sujet :

Le travail présenté ici a pour ambition de reconstituer et de mettre en lumière l'action menée par un groupe de femmes qui, à l'aube du vingtième siècle, s'était fixé pour tâche initiale de défendre et d'assister les jeunes filles aux prises avec les mille tourments dus aux caprices et aux aventures du parcours migratoire. Née aux États-Unis, cette simple alliance de volontés pétries de louables intentions crée un mouvement qui dépasse les frontières et se développe, notamment, dans les pays européens.

En France, l'aventure de l'International Migration Service (IMS) se trouve au cœur de l'histoire de l'immigration et des politiques qui ont tenté d'en maîtriser les pulsations. Elle prend racine dans les évolutions propres à une société ébranlée par la Première Guerre mondiale. Au cœur de ces évolutions, un mouvement féministe, récusant pour se faire entendre les formes violentes ou scandaleuses et respectant les règles du jeu imposées par les hommes, tente de promouvoir une élite féminine issue de la bourgeoisie et de l'aristocratie. Cette élite, formée dans les domaines de la pédagogie et des soins en passant par le travail social, allie contrôle moral et souci « scientifique » : l'entrée dans le social représentant une alternative possible et convenable pour l'affirmation d'une place qui, en France, reste sur bien des aspects réduite à la portion congrue. De nouveaux modes d'action tentent de renouveler la pratique de la charité et revendiquent de la sorte une vocation technique et professionnalisée. Les comités locaux français de ce mouvement philanthropique américain donnent naissance, en 1924, au Service International d'Aide aux Émigrants (SIAE) qui deviendra quelques années plus tard le Service Social d'Aide aux Émigrants (SSAE).

Pour s'entendre sur les termes utilisés dans le travail de recherche présenté ici, soulignons que, dans le domaine de ce qu'il est convenu d'appeler le social, les notions d'action sociale et de travail social ne recouvrent pas obligatoirement celles qui sont utilisées de nos jours. En ce début du XXe siècle, la pratique sociale, bien qu'en voie de professionnalisation, est encore essentiellement issue du milieu caritatif. Cela reste vrai même si, comme nous le verrons, le but recherché est d'en redéfinir et recomposer les fondements. Ainsi, nous serons amenée à utiliser souvent le terme d'assistance sociale en lieu et place de celui de travail social, tout comme le terme d'œuvres se trouvera régulièrement préféré à ceux d'organismes ou de services. En effet, le formidable essor de l'institutionnalisation et de la professionnalisation du « social  » n'est pas encore au rendez-vous, puisque c'est la période de l'après-guerre qui marquera le début de l'apogée de « l'État-Providence ».

Créé sous forme associative, le SSAE tente de s'imposer comme un interlocuteur incontournable, notamment vis-à-vis des pouvoirs publics auprès desquels il espère puiser une légitimité et des moyens afin de poursuivre son action. Si les résultats en ce sens deviennent sensibles à l'aube de la Seconde Guerre mondiale, le terreau le plus fécond se présente durant les heures les plus sombres de l'histoire de la société française. Avec la défaite et l'Occupation, l'effondrement et le bouleversement économiques provoquent une pénurie massive qui plongent dans une situation de grande fragilité les catégories de population les plus vulnérables. Cette fragilité persistera d'ailleurs plusieurs années après la Libération. Dans ce contexte, les services d'entraide et d'assistance se renforcent et deviennent incontournables. Ils sont à la fois distributeurs de secours et garants d'une relative « paix sociale ». Pour le SSAE, la brusque plongée dans l'humiliation que représentent la défaite et l'Occupation bouleverse les conditions matérielles de travail ; elle modifie en partie, mais en partie seulement dans les deux premières années de l'Occupation, la liste des interlocuteurs avec lesquels les négociations et une certaine légitimité s'étaient peu à peu construites pendant les années trente.

Comme pour la population française, la vie de milliers de familles et de personnes étrangères est profondément perturbée par la précipitation des évènements. La brutale débandade du pays dans lequel elles avaient pu – au prix de bien des difficultés – construire leur vie et réunir leur famille les plonge dans une nouvelle incertitude. Le SSAE tente de poursuivre sa tâche pour leur venir en aide, tâche partagée avec d'autres organismes de nature ou de confession différentes. S'intéresser à l'activité d'un service, durant la période de l'Occupation, oblige à approfondir l’analyse des modes de relation avec ce qu'il convient d'appeler « les autorités en place ». Objet d'une foisonnante production historiographique, la période de Vichy reste encore, à bien des égards, « ce passé qui ne passe pas ». Trouver une voie juste et équilibrée permettant une mise à distance critique suffisamment apaisée pour saisir toute la complexité d'une période, avec ses différentes phases et les clans hétérogènes qui la composent, semble chose peu aisée malgré la richesse et la qualité de la recherche et de l'historiographie. Lorsqu'il faut sortir du manichéisme « tous résistants » ou « tous collabos », l'épreuve demeure souvent redoutable. Cela est si vrai que le fait d'avoir continué à fonctionner – et à vivre tout simplement – pendant ces quatre à cinq « années noires », entraîne comme une obligation de se justifier, voire de se défendre. Pourquoi, dès le début des temps sombres, ne pas avoir ipso facto plongé dans la clandestinité ou caché des familles juives dans sa cave ? Pourquoi ne pas avoir perçu immédiatement la nature réelle d'un régime annonçant assez clairement la xénophobie sous-tendant sa politique d'exclusion et de marginalisation de toute une partie de la population ? Or, le service auquel nous nous intéressons, non seulement a continué à travailler et à entretenir les relations qu'il jugeait si précieuses avec les autorités françaises du moment, mais a aussi connu un développement et un renforcement de sa légitimité publique à l'instar, d'ailleurs, de l'ensemble des services sociaux du moment.

Rupture ou continuité ? Voilà une question qui se trouve régulièrement au cœur des débats historiographiques 1 . L'obsession de la continuité est d'ailleurs une caractéristique de l'époque étudiée : au niveau politique, nous trouvons l'obsession de la continuité de la « grandeur » française, obsession qui fera d'ailleurs le lit de la Collaboration ; pour les œuvres caritatives ou sociales, la hantise est de ne pas voir disparaître les services et les secours au moment où ils deviennent vitaux pour le plus grand nombre. Par la force des choses, seuls les œuvres et services israélites seront placés plus rapidement que les autres devant un dilemme tragique : disparaître ou entrer dans la clandestinité.

La perception actuelle de la continuité est suspecte : au pire d'acceptation de l'intolérable, au mieux d'aveuglement coupable. Le légalisme, ce respect de l'état de fait et cette obéissance aux règles quels qu'en soient les auteurs, est-il une forme de collaboration par intention ou par omission ? D'aveuglement, les actrices dont nous allons parler n'en sont pas exemptes, tout comme beaucoup de leurs contemporains d'ailleurs et comme nous-même sans doute aujourd'hui pour comprendre la nature des évènements que nous traversons. Toutefois, le souci de la continuité est aussi une manière de panser une blessure profonde : faire « comme si », faire « comme avant », poursuivre malgré tout et achever la tâche entreprise. Selon l'expression de Philippe BURRIN pour qui « une société entière ne pouvait prendre le maquis » 2 , il fallait subsister et survivre. Les femmes, artisanes du quotidien, se sont trouvées en première ligne pour ce combat vital et sans gloire.

L'organisation à laquelle nous nous intéressons a été constituée et – fait plutôt rare habituellement mais plus répandu dans le domaine de l'action sociale – dirigée par des femmes. Cette dimension ne peut être négligée ou sous-évaluée dans la compréhension des évènements que nous analysons. Elle a eu assurément une importance pour faciliter ou rendre au contraire la tâche plus ardue à celles qui se mirent en tête, pour des raisons diverses (remplir une vie oisive ou jouer un véritable rôle social), de faire vivre cette structure. L'influence du féminisme réformiste, tout comme l'absence de « capacité politique » des femmes – cette dernière leur étant refusée jusqu'aux derniers jours de la guerre – pèsent sur les marges de manœuvre et les choix dans l'action. Initialement œuvre privée, le service voit ses contours se dessiner. Pour conquérir cette reconnaissance, les intéressées ne sortent guère du rôle que l'on attend d'elles. Les épreuves qu'elles vont rencontrer dans la lente construction et dans la consolidation de l'association les situent au cœur d'enjeux qui les dépassent, du moins apparemment.

Celles et ceux qu'elles ont choisi de défendre et d'assister – « les étrangers » – sont eux aussi pris au piège de bien des tourmentes. Leur cause n'est pas aisée, comme en atteste la permanence encore jusqu'à nos jours des passions politiques et sociales qu'elle peut déchaîner, tel un miroir flatteur ou déformant d'une société où coexistent la tolérance et, plus souvent, le rejet de l'accueil et de la présence des étrangers. La violence des années trente, avec ses relents précurseurs de nationalisme et de xénophobie, sera le premier moment de tension et de pression vécu par l'association qui, comme d'autres observateurs, prend conscience de l’extrême fragilité caractérisant la vie quotidienne des étrangers travaillant ou venant se réfugier en France.

Notes
1.

Un des débats les plus brûlants porte sur une supposée continuité idéologique et politique entre la IIIème République et le régime de Vichy Gérard NOIRIEL, Les Origines républicaines de Vichy, Hachette Littératures, 1999. L'auteur s'appuie notamment sur l'exemple des mesures d'exclusion et l'obsession policière s'exerçant contre les étrangers, mesures préfigurant selon lui les politiques d'exclusion menées ultérieurement par Vichy.

2.

Philippe BURRIN, La France à l'heure allemande, Seuil, 1995, p. 469.