II – Les enjeux de la mémoire :

Le SSAE a fait l'objet de quelques études qui, pour la plupart, se sont surtout intéressées à la période d'expansion du service à partir du début des années soixante 3 . De caractère essentiellement sociologique, elles étudient plus l'Association à travers le prisme d'interrogations actuelles que dans ses aspects d'évolution historique. En revanche, dans le domaine de l'historiographie concernant la période de l'Occupation et la persécution des Juifs, ou tout simplement dans celui de l'histoire de l'immigration et des étrangers en France, le Service se trouve régulièrement cité. Ce qui en est restitué reste marqué par une grande diversité : regroupement de dames d'œuvres bien pensantes (Gérard NOIRIEL), service «semi-officiel » de Vichy (Joseph WEILL), association assimilée et confondue avec le Service Social des Étrangers de Gilbert LESAGE, œuvre existant le plus souvent à travers la figure de celle qui fût sa présidente durant les années trente et quarante, Lucie CHEVALLEY (Lucien LAZARE) – telles sont les images rencontrées au gré des lectures. Images floues ? Images confuses ? Oui et non car, à l'époque étudiée, il n'est pas illégitime de considérer que le SSAE est un peu tout cela : un service à multiples facettes, en voie d'évolution permanente et en constante tension entre l'aspect vocationnel des origines et la tendance volontariste de légitimité professionnelle pour l'avenir.

Le regard des autres est une chose. Autre chose est de s'intéresser à la mémoire telle qu'elle s'est perpétuée et transmise au sein du service concerné. En ce sens, la façon d'y inclure la période de l'Occupation est révélatrice de la capacité pour une institution de « faire avec  » un passé qui est sujet à tous les manichéismes et à l'origine de bien des culpabilités. En ce qui concerne le SSAE, cette période se trouve largement identifiée aux évènements de l'été 1944. Pour la France, cette période est celle des derniers spasmes d'un régime soumis à la loi de la Milice et de la Gestapo qui viennent frapper à la porte des trois bureaux principaux du SSAE : arrestations de l'ensemble du personnel, destruction et fermeture des locaux, tortures infligées et déportation évitée de justesse pour la directrice de LYON, internement à DRANCY pour celle de PARIS et emprisonnement aux Baumettes pour celle de MARSEILLE.

Ces évènements tragiques viennent occuper – et à bon droit – l'espace conscient de la mémoire. On ne peut véritablement parler de silence sur ce qui a précédé – à savoir l'engagement légaliste auprès des autorités de Vichy – mais c'est un peu comme si l'épisode dramatique des mois de juin et juillet 1944 avait mis entre parenthèses l'ensemble de ce qui s'est déroulé entre la déclaration de guerre et la Libération. Par ailleurs, ce dernier épisode ne fut jamais l'occasion d'exhibitions d'héroïsme – en parlant quelque peu trivialement « ce n'est pas le genre de la maison » – car, par culture de la discrétion, il fut assez vite relégué au rang des archives d'une mémoire quasi sacrée. Néanmoins, il a permis au Service de gagner une estime et une légitimité, et cela de la part tant des pouvoirs publics que de la corporation professionnelle toute entière, ce qui n'était que justice. Aux yeux des principaux acteurs du moment et d'aujourd'hui, c'est cette reconnaissance qui motive l'essor du Service et la diversité de ses missions après la guerre. Or, force est de constater que la trame et le cadre de l'action du SSAE dans les années qui suivent la Libération – l'assistance aux réfugiés, le développement des Comités départementaux de main-d’œuvre, les subsides essentiels des pouvoirs publics – se sont mis en place et ont commencé de se développer durant la période de l'Occupation.

Pour cela, le SSAE n'a pas bénéficié d'un quelconque « régime de faveur ». L'ensemble des services sociaux publics connaissent une forte expansion durant ces années de pénurie et de drames de toute sorte. En revanche, il sera intéressant de comprendre comment, sous un régime fortement marqué dans son discours et ses actes par l'ethnocentrisme et la xénophobie, un service dont la vocation est de porter assistance aux familles et aux travailleurs étrangers pouvait poursuivre sa tâche. De même, le lien avec les organisations juives qui, pour leur part, voient leurs moyens diminuer de façon dramatique au fur et à mesure de l'intensification de la répression à l'égard de leur public constitue un autre axe de réflexion en vue de reconstruire la toile complexe créée par l'ensemble des organisations et œuvres qui tentent d'agir et de secourir les populations les plus dramatiquement frappées par la stigmatisation, les mesures de privation puis la déportation.

Notes
3.

Faïza MAHJOUB – GUELAMINE, Le rôle des services sociaux spécialisés dans la gestion pratique et symbolique de l'immigration en France. L'exemple du SSAE et du SSFNA, 1920-1980, Thèse de doctorat en sociologie, Université de Paris VII-Denis DIDEROT, 1997.