III – La place du chercheur :

« Tous les historiens le savent (…) ils ne peuvent décrire 'ce qui s'est passé' mais seulement reconstituer au moyen de traces disponibles un ordre des choses vraisemblable (…). Ils naviguent, entre des îlots de vérités établies, sur un océan d'incertitudes » 4 . À la difficulté générale de l'entreprise illustrée par ce propos s'ajoute une difficulté particulière inhérente à la position de l'auteur de la recherche présentée ici. Le fait d'appartenir à la fois au corps professionnel et à l’institutrion concernés dans cette étude incite, peut-être plus encore que pour un « objet » moins connu ou perçu comme tel, à une vigilance permanente quant à une lecture par trop subjective des éléments retenus. Pour reprendre l'image maritime évoquée plus haut, les principaux « écueils » susceptibles de surgir, pour cause de trop forte proximité, résident dans le risque d'une hagiographie ou d'une « réhabilitation-justification », ou encore dans celui d'une critique trop sévère à caractère plus idéologique qu'analytique – travers peu compatibles avec un travail à prétention scientifique, pièges permanents de tout travail de recherche.

Ces écueils sont plus faciles à dénoncer qu'à éviter, une fois que l’on a plongé dans « l'océan d'incertitudes ». Ils sont d'autant plus présents, telles les parties émergées d'un iceberg, que, disons-le tout net, la recherche universitaire en général et la recherche historique en particulier s'intéressent fort peu à l'histoire du travail social et des professions de l'action sociale. Bien souvent, les incursions dans ce domaine sont le fait de professionnels du secteur avec le risque des biais que nous venons de décrire.

Néanmoins, la question de l' « étrangeté » nécessaire pour favoriser la démarche de la recherche peut être résolue en partie par les différences notables entre un objet du passé et celui existant aujourd'hui. Le tout est de savoir si cette étrangetéprovient d'éléments substantiellement différents, ou si la démarche de recherche elle-même ne provoque pas cette distance nécessaire du regard. Seuls quelques réflexes professionnels ont pu guider certaines des orientations de cette recherche. C'est ainsi que le travail entrepris s'est très peu attaché aux dossiers sociaux concernant les personnes et les familles assistées et secourues par le SSAE durant la période étudiée. Cette option est due à la richesse des archives du Service, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement. Elle est provoquée aussi par une empreinte réelle de ce qui peut apparaître comme un conditionnement professionnel faisant considérer comme quasiment sacrés les éléments personnels et d'intimité conservés dans les dossiers sociaux avec la notion du secret professionnel. Pudeur que n'ont pas, à bon droit ou non, les autres chercheurs.

La curiosité de l'Institution s'est limité à un intérêt discret ainsi qu'à offrir un accès sans entrave à tous les documents, ce qui a constitué une grande opportunité pour construire librement les investigations et les hypothèses de travail 5 . Pourtant, la période étudiée est délicate mais, là encore, la force de la mémoire et le souvenir de la geste glorieuse des dernières semaines de l'Occupation ont indéniablement contribué à éviter tout sentiment de crainte à propos des résultats d'une entreprise effectuée avec l'accord de tous. De plus, comme dans bien des services et organisations, les archives sont un lieu et un objet suscitant peu d'intérêt. Il n'est qu'à se reporter aux grandes difficultés rencontrées pour les faire répertorier, pour les conserver dans des conditions correctes, voire pour les rendre accessibles à d'autres chercheurs – bref pour les tirer d'une existence vouée à la poussière et au sommeil éternel.

Cette indifférence relative, qui tend à évoluer, au sein du SSAE 6 a eu aussi des avantages. Elle a garanti une tranquillité sans faille pour mener une recherche qui s'est étirée dans le temps – avec épuisement de tous les délais dérogatoires autorisés – tant le cumul des mandats de « salarié et chercheur » tient souvent du combat incongru et délirant contre le temps et l'épuisement.

Notes
4.

Éric CONAN et Henry ROUSSO, Vichy, un passé qui ne passe pas, Gallimard, Folio – Histoire, 1996, p. 236.

5.

Les archives ont été précédemment l'objet d'un intérêt scientifique tout à fait fructueux dans le cadre de la préparation du 70ème anniversaire du SSAE en 1994. Le résultat de ce travail a été publié dans un numéro spécial de la revue du SSAE – Accueillir – intitulé Exil et Travail Social. Les Origines du SSAE, sous la direction de Jacqueline COSTA-LASCOUX, octobre 1994.

6.

Avec l'appui de l'Association « Génériques », le Conseil d'Administration s'est engagé dans une action d'inventaire et de conservation de l'ensemble des archives du SSAE.