1. Un continent qui se ferme.

Il faut dire néanmoins que ces mesures de contrôle et de refoulement ne datent pas de la fin du XIXe siècle. En 1845, le Native American Party préconise, dès sa création, la fermeture du pays aux Catholiques ! Et tout au long de son histoire, la nation américaine n’aura de cesse d’alterner, dans un mouvement parfois contradictoire, une fierté liée à sa capacité d’être le pôle attractif de tant d’individus et une méfiance confinant au rejet et à la ségrégation. Cette tension entre ces deux tendances opposées la fait osciller entre « inclusion et exclusion, tolérance et intransigeance, liberté d’accès et sélection discriminatoire » 12 .

L’histoire du « nativism » – c’est-à-dire des attitudes de rejet envers les immigrants – permet de comprendre la nature des débats, parfois violents, sur les marges de tolérance ou les peurs envers d’éventuelles menaces pouvant dénaturer une identité « proprement » américaine. Ainsi, la tension entre la reconnaissance d’une filiation anglaise et nord européenne et la fierté d’être une nation ouverte accueillant les « champions de la liberté » ne cesse de tirailler la société américaine. L’influence du nativisme radical connaît son impact le plus fort durant la période comprise entre 1880 et 1920. Certaines nationalités sont expressément et systématiquement ciblées par les mesures les plus restrictives. C’est le cas notamment des asiatiques avec le Chinese Exclusion Act en 1882 puis, dix ans plus tard, le Geary Act rendant définitive l’interdiction d’entrée des travailleurs chinois sur le territoire américain 13 . La création de la Japan and Korean Exclusion League en 1905 représente une étape supplémentaire dans la désignation des Asiatiques comme personae non grata aux États-Unis. Le Gentlemen Agreement,passé en 1907 entre le Japon et Les États-Unis, bloque toute possibilité d’émigrer pour les Japonais puisque la délivrance de passeports est interrompue par les autorités japonaises elles mêmes 14 . Outre certaines nationalités particulièrement ciblées, d’autres critères qualitatifs viennent enrichir la liste, de plus en plus longue, des obstacles à franchir pour les candidats à l’immigration. Ces critères peuvent être d’origine politique, les autorités ayant le souci que leur pays ne puisse servir de terre d’asile aux anarchistes ou bolchevistes. Ils peuvent aussi être d’ordre moral. Une première loi fédérale avait déjà interdit en 1875 l’accès du territoire aux criminels et aux prostituées. La liste des «  indésirables  » ne cesse de s’allonger pour exclure les malades souffrant d’affections contagieuses ou « dégoûtantes », les polygames et autres amoraux. À ces précautions d’ordre « sanitaire », tant sur le plan moral que physique, s’ajouteront des exigences qui, au-delà des aspects visant les nationalités considérées comme ennemies ou les affections menaçant le bien-être collectif, relèvent d’une sélection d’ordre purement social. Ainsi, dès 1906, les candidats à la naturalisation doivent connaître et pratiquer l’anglais, ce qui n’était pas une condition requise jusqu’alors. Quant au Literacy Act, inclus dans l’Immigration Act de 1917, il instaure un test d’alphabétisme exigé pour les plus de seize ans et destiné à éliminer les candidats les plus défavorisés.

Ces mesures apparaissent alors que l’accroissement incessant des migrants, bien que correspondant aux besoins de peuplement et de développement des États-Unis, vient interroger de nouveau la « nation des immigrants » sur ce qui fonderait sa « véritable » identité : creuset de multiples nations ou bien origine anglo-saxonne matricielle garant précieux de stabilité et de croissance.

Cette tension, nous l’avons déjà souligné, est constitutive de l’histoire de la société américaine 15 . Néanmoins, il faut aussi remarquer que la notion de sélection, d’abord qualitative puis quantitative avec l’instauration des quotas et sur laquelle nous reviendrons plus tard, est liée à l’influence de théories telles que le darwinisme social et l’eugénisme. L’évolutionnisme social stipule que la nation n’est pas un ensemble figé mais sans cesse en évolution, elle est soumise à de multiples influences, à des éléments exogènes pouvant la transformer et la menacer, voire la détruire. Un contrôle strict s’impose donc, exigeant de séparer « le bon grain de l’ivraie » ou, pour reprendre les termes qui l'on retrouvera plus tard en France, de séparer les étrangers « bienvenus » et les étrangers « indésirables ». La « menace » pouvait être perceptible par l’impression d’envahissement donnée par les « hordes » de réfugiés et de miséreux se pressant aux portes du Nouveau Monde. Mais, plus grave encore, l’infiltration pouvait être insidieuse et, tel un microbe, attaquer de façon invisible et donc infiniment plus dangereuse le « corps sain » de la nation.

La peur du déclin et de la décadence est à l’origine, dans les années vingt du XXe siècle, d’un débat dans lequel la xénophobie le dispute à la défense d’une pureté raciale originelle évidemment imaginaire. L’immigration devient le facteur qui abâtardit et menace l’avenir de la Grande Nation 16 . Les événements qui surviennent en Europe ne manquent pas d’accentuer cette vision apocalyptique. Tant la Première Guerre mondiale, qui brise le superbe isolationnisme américain, que la Révolution russe, qui déchaîne la méfiance à l’égard des étrangers soupçonnés de bolchevisme (« The red scare »), malmènent la confiance et l’orgueil que procure la réussite du melting-pot. Le repli et la protection vis-à-vis des éléments extérieurs finissent par vaincre. L’Immigration Act promulgué en 1924 marque une étape décisive dans la restriction à l’accès au territoire américain avec l’instauration de quotas 17 . Les principes antérieurs, qui avaient imposé une sélection permettant d’éliminer les éléments défectueux, évoluent vers une restriction quantitative du potentiel migratoire. Le nombre total d’immigrants est alors limité à 150.000 personnes par an.

Outre ce quota global, le contingentement porte aussi sur les nationalités. Seul un nombre équivalent à 2% de la population de même origine nationale présente sur le territoire américain en 1890 peut prétendre à l’émigration et être admis sur le territoire, après avoir satisfait bien évidemment aux autres critères établis par les mesures antérieures.

C’est ainsi qu’en 1933 l’immigration atteint son niveau le plus bas depuis le milieu du XIXe siècle. Alors que les événements en Europe, une nouvelle fois, prennent au piège des milliers d’individus, la décennie des années trente marque un effondrement du nombre des immigrants légaux. Si, entre 1921 et 1930, plus de quatre millions d’entre eux ont pu s’installer sur le territoire américain, ils ne seront plus que 528.000 durant la décennie suivante. Mais malgré les restrictions et les obstacles, pour certains d'entre eux insurmontables, tout au long des années, le continent américain reste un territoire d’espérance.

Notes
12.

Dominique DANIEL et Bénédicte DESCHAMPS, Op. cit.,p. 66.

13.

Cette mesure ne sera levée qu’en 1943.

14.

La seule exception prévue concerne les Japonaises devant épouser des Américains.

15.

Pour l’analyse de cette tension permanente dans la société au sujet de l’immigration, on se reportera notamment à Hubert PERRIER, « L’hostilité envers les immigrants et la question de l’identité nationale aux États-Unis (1776-1930) », in Sylvia ULLMO, dir., L’Immigration américaine exemple ou contre-exemple pour la France, L’Harmattan, 1994,pp. 33-56.

16.

Owen WISTER, « Shall we let the Cuckoos Crowd Us Out of Our Nest ? », American Magazine, 91, March 1921, p. 47. Henry Pratt FAIRCHILD, « The Melting Pot Mistake », Arno Press & The New York Times, New York, 1977 (1ère impression 1926), pp. 122-126. Ces deux articles sont intégrés dans l’ouvrage cité précédemment L’Immigration aux États-Unis… Dans la même veine sont évoquées des études «scientifiques» se proposant de prouver l’infériorité raciale des ressortissants de certaines nationalités, dans la lignée des théories eugénistes qui marquent la pensée de l'époque.

17.

En 1921, une première loi fixe temporairement à 337.000 le nombre de visas accordés annuellement aux ressortissants européens. Dans ce cadre, chaque pays se voit attribuer un quota équivalent à 3% de la population américaine de même nationalité recensée en 1910.