2. Ellis island : porte du paradis ou retour vers l'enfer.

Le centre d’accueil et de contrôle des immigrants d’Ellis Island est créé en 1892. Cette ouverture symbolise l’évolution de la place de l’émigration aux États-Unis. D’une immigration « sauvage », nous passons à une immigration cadrée, contrôlée, voire industrielle. L’image survivante d’Ellis Island nous renvoie à ces bateaux dont les ponts sont surchargés d’une foule aux vêtements sombres, encombrée de balluchons et de malles de dimensions impressionnantes. Cette foule, bien que composée d’hommes et de femmes de tous âges, d’enfants et de vieillards, semble comme fabriquée d’un seul bloc, se déplaçant comme une seule vague malgré les nationalités, les religions différentes 18 .

Le voyage depuis le port européen d’embarquement 19 dure près de trois semaines. Avant même d’engager le périple océanique, certains ont déjà pris la route depuis de longues semaines, fuyant la misère, la famine ou les persécutions dans leur propre pays. Sur le bateau, les voyageurs sont répartis en trois classes. Dans la troisième, celle des plus pauvres, toute la traversée se déroule dans les entreponts où sont installés d’immenses dortoirs collectifs. L’accès au pont n’est possible que sur certaines zones strictement délimitées. La nourriture est quasi exclusivement composée de harengs et de pommes de terre. Le bateau conduit sa « cargaison » jusqu’à la presqu’île de Manhattan. Avant le débarquement, commencent les formalités. Selon que l’on est nanti ou misérable, celles-ci prennent une tournure différente. Elles peuvent parfois commencer durant la traversée et sont alors organisées par les compagnies maritimes elles-mêmes. Il s’agit d’assurer une première visite médicale, d’effectuer les vaccinations et désinfections d'usage. Une fiche de signalement est établie qui doit permettre de faciliter le travail des services de l’immigration une fois atteint le port. Cette fiche comporte des renseignements sur l’émigrant, « identité, origine, destination, ressources, antécédents judiciaires, tuteur aux États-Unis » 20 .

Une fois la destination atteinte, ceux qui ont voyagé en première et deuxième classes, dans des cabines plus ou moins confortables, sont rapidement inspectés sur le bateau même par un médecin et un officier d’état civil. Considérés comme pouvant subvenir à leurs propres moyens sans devenir une charge pour l’État américain, ils ne subissent pas de réelle sélection. Pour les autres, ceux dont la richesse – leurs passé et avenir – tient dans un balluchon et dans leurs enfants, un parcours semé d’obstacles débute. Un ferry les transporte de la presqu’île jusqu’à Ellis Island. Commencent alors des formalités qui peuvent prendre un temps extrêmement variable, d’une demi-journée à plusieurs jours. Première étape, l’inspection médicale : elle est menée de façon approfondie et impitoyable. Le but est de pouvoir détecter ou confirmer d’éventuelles maladies contagieuses entraînant l’interdiction pour l’émigrant de continuer son trajet vers l’Ouest. Après une rapide inspection menée pour détecter la présence d’éventuelles maladies et infirmités, les suspects sont marqués d’une lettre à la craie sur leurs vêtements, à l’emplacement de l’épaule droite 21 . Cette lettre, marque d’infamie, entraîne l’émigrant vers une visite médicale particulièrement attentive. L’angoisse est grande car ce nouvel examen peut signifier l’obligation de rester consigné dans le centre, au risque de voir partir le reste de sa famille ou, pire, d’être refoulé et de devoir prendre le chemin inverse. Tout peut alors basculer. La honte se mêle alors au découragement devant l’effondrement de tant d’efforts et de sacrifices.

Si l’obstacle de la visite médicale a pu être franchi sans encombre, commencent alors les entretiens avec les services de l’immigration. Il s’agit d’ailleurs plutôt d’interrogatoires policiers. Une série de vingt-neuf questions se déroule à une vitesse impressionnante. On peut aisément comprendre la difficulté, voire l’égarement, des candidats à l’immigration devant ce feu de questions, bien que l’aide des interprètes 22 soit précieuse à la fois pour les inspecteurs et pour les interrogés. Mais, dans de pareilles circonstances, l’incompréhension ne tient pas uniquement à l’obstacle linguistique. Les photographies de l’époque restituent bien la sorte d’hébétement mêlé d’effroi dans le regard harassé des migrants.

Départir, sélectionner, ne retenir que les éléments sains qui ne procureront pas de soucis à la Nation, voilà l’objectif clairement assigné à cette immense gare de triage qui ne peut manquer d’évoquer un marché à bestiaux où chaque élément est inspecté tant sur le plan sanitaire que « moral ». Les restrictions et les critères de renvoi évoluant avec le temps, on imagine sans mal la lourdeur croissante de cette marche épuisante. L’épreuve devient non pas insurmontable mais de plus en plus ouverte à tous les dangers. En 1924, la délivrance des autorisations d’émigration est transférée aux consulats américains établis en Europe. Avec l’édition de l’Immigration Act instaurant les quotas, les recalés à l’épreuve du « bon immigrant » n’ont plus à subir, après une traversée éprouvante, cette sélection massive. En revanche, leur situation les oblige à abandonner ou à reporter leur « rêve américain » – en restant dans un pays qu’ils veulent quitter de plus en plus souvent pour échapper aux persécutions, ou en résidant dans un pays tiers dont ils ne connaissent pas la langue et dans lequel ils ne possèdent aucune attache.

Deux pour cent seulement d’immigrants ne purent aller au-delà du centre d’accueil et furent refoulés. Ce chiffre représente néanmoins 250.000 personnes. Pour certains, l’interruption du voyage est vécue comme un traumatisme si brutal que l’on dénombre 3000 suicides à Ellis Island même, entre 1892 et 1924 23 .

Ellis Island devient aussi un lieu d’exploitation dont les acteurs sont les agents officiels, certains d’entre eux n’hésitant pas à monnayer au prix fort la possibilité d’entrer quand même sur le territoire américain lorsqu’un obstacle vient à surgir, quitte parfois à inventer cet obstacle. Les nouveaux immigrants sont particulièrement démunis pour faire face à ces pratiques corrompues et discriminatoires. C’est bien souvent la vigilance des groupes nationaux veillant sur leurs « ouailles » qui permet de dénoncer et de faire punir les auteurs de ces malversations 24 . Quant aux refoulements, ils peuvent être permanents et sans appel comme être révocables en cas d’affection guérissable par exemple 25 . Le voyage de retour est à la charge des compagnies maritimes qui avaient assuré le voyage aller. Ainsi, à partir des années vingt, Ellis Island devient plus un centre de rétention pour ceux qui devront retourner à leur point de départ qu’un centre de sélection des immigrants 26 .

Notes
18.

Plusieurs films ont immortalisé la vision de cette foule ou celle de l’histoire emblématique d’un migrant trouvant sécurité et richesse dans le Nouveau Monde. Les plus classiques sont L’Émigrant de Charlie CHAPLIN (1917) et America ! America ! d’Elia KAZAN (1963).

19.

Hambourg, Brême, Le Havre, Marseille, Naples, Liverpool…

20.

Georges PEREC et Robert BOBER, Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir, Seuil, 1994, p. 14.

21.

Cet alphabet stigmatisant est décliné de la façon suivante : C, la tuberculose ; E, les yeux ; F, le visage ; H, le cœur ; K, la hernie ; L, la claudication ; SC, le cuir chevelu ; TC, le trachome ; X, la débilité mentale. Georges PEREC, Op. cit., p. 49.

22.

Fiorello LA GUARDIA, futur maire de NEW YORK, exerça longtemps ses talents d’interprète en yiddish et italien à Ellis Island.

23.

Georges PEREC, Op.cit., p. 19.

24.

Pour un exemple de ce genre de pratiques, on se reportera à l’article d’Ivan CIZMIC, « The Experience of South Slav Immigrants on Ellis Island and the Establishment of the Slavonic Immigrant Society in New York », in À l’ombre de la Statue de la Liberté : immigrants et ouvriers dans la République américaine (1880-1920), Textes réunis et présentés par Marianne DEBOUZY, Presses Universitaires de Vincennes, 1988, pp. 79 à 91.

25.

C’est le cas du trachome, affection oculaire très contagieuse mais guérissable après un traitement adéquat.

26.

Cette situation perdurera jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, période durant laquelle, Ellis Island servira de prison pour les individus soupçonnés d’activités anti-américaines. En 1954, le centre sera définitivement fermé.