II – Agences privées et réseaux solidaires : concurrence et rivalité dans l’entraide auprès des émigrants.

Pour celles et ceux qui sont autorisés à rester et à débarquer à Battery Park, la victoire n’est souvent qu’éphémère car la réalité de la vie qui les attend a peu à voir avec ce qu’ils imaginaient ou qui leur avait été présenté. Entassement dans des logements insalubres – les teenements new-yorkais – méconnaissance de la langue et des coutumes locales, les émigrants connaissent des conditions d’existence difficiles. Ils sont la plupart du temps guidés dans leur nouvelle vie par des compatriotes plus anciennement installés aux États-Unis.

La première préoccupation est de trouver un emploi. Depuis 1885, la législation américaine ne permet plus aux immigrants de posséder un contrat de travail avec un employeur américain avant leur entrée aux États-Unis. Aussi, la recherche de travail constitue un impératif prioritaire dès les premiers temps d’installation. Dans ce domaine, bien souvent, les réseaux communautaires allient solidarité et exploitation. Il est couramment admis que les « chefs de groupes » des nationalités fassent rémunérer leurs services, réduisant par là même les ressources du nouveau salarié. Mais, faute d’autre moyen, la recherche d’efficacité oblige à recourir à la solidarité, parfois rémunérée, des compatriotes. La recherche de main-d’œuvre pour des travaux saisonniers ou de chantiers comme la construction des chemins de fer nécessite le recours à des agences qui se spécialisent dans le recrutement par nationalités. La nature autant que l’efficacité de ce système sont dénoncées par certains journalistes et commencent à préoccuper quelques « ligues de vertu » soupçonnant et dénonçant la mise en place de réseaux de prostitution. Ce système est perçu et décrit comme un mode d’exploitation honteux qui profite de la faiblesse des nouveaux arrivants pour les confiner dans une dépendance autorisant tous les abus. C’est la dénonciation du « gang work »par Grace ABBOTou les croisades de certaines missions protestantes dans les maisons closes des principales villes américaines pour « arracher » à la prostitution des jeunes femmes arrivées aux États-Unis, légalement ou illégalement.

La réalité de ces formes d’exploitation est bien réelle. Néanmoins, outre le fait qu’aucune autre mesure d’ampleur suffisante ne se met en place, les critiques portent aussi sur le fait que cette solidarité empêche tout contrôle et toute influence sur les groupes nationaux qui gardent, dans ce domaine, une forte autonomie.

Il est indéniable que des enjeux concurrents existent entre les œuvres philanthropiques qui, pour leur part, tentent d’asseoir leur influence auprès de ces nouvelles populations et les groupes de solidarité qui, eux, comptent bien conserver leur propre mode d’organisation. Les deux groupes se confrontent à des difficultés de nature différente. Les œuvres privées ont affaire avec des individus de langue, de culture, de religion différentes. Pour tenter de surmonter ce premier obstacle, les problèmes des migrants deviennent des domaines d’étude privilégiés, longuement disséqués pour apprivoiser l'étrangeté 27 .En effet, l’une des forces des œuvres philanthropiques est d’avoir su très vite appliquer un programme complet pour se doter de connaissances. Pour elles, il est convenu que la compréhension du phénomène migratoire doit donner une pertinence et une cohérence à l’action qu’elles estiment devoir mener. C’est ainsi que la présence de certaines de ces organisations à Ellis Island même est rapidement prévue et organisée afin d’établir au plus vite un contact et assurer une protection aux nouveaux arrivants qui, faute d’attaches aux États-Unis, peuvent être la proie de divers escrocs ou tenanciers d’établissements « louches ».

L’autre force du secteur philanthropique est que la quasi-totalité de la capacité d’assistance matérielle et financière est détenue par ses associations, et l’on imagine sans mal l’immensité des besoins des nouveaux immigrants ainsi que leurs difficultés à pourvoir aux urgences de première nécessité. On peut arguer du fait que de grandes facilités existent néanmoins dans le pays « aux rues pavées d’or ». En effet, un marché du travail particulièrement actif permet d’accéder rapidement et avec succès à la quête d’un emploi. Mais la conjoncture est fluctuante et l’équilibre à trouver, lorsque l’on débarque parfois seul dans un pays et loin de sa propre famille, est un exercice qui peut annihiler, du moins dans un premier temps, les meilleures énergies.La description la plus fameuse et la plus complète de ce parcours initiatique, parfois cruel, reste le récit de Wladeck WISZNIEWSKI, émigrant polonais, qui, pour subvenir à ses besoins alors qu'il est au chômage depuis de nombreux mois, accepte d'écrire sa biographie et relate son parcours migratoire depuis la Pologne, en passant par l'Europe jusqu'aux portes des États-Unis. Là, espoirs et désillusions le disputent aux difficultés rencontrées mais aussi à une énergie mise à l'épreuve par de continuelles transformations nécessaires pour survivre 28 .

Quant aux réseaux solidaires de compatriotes, ils peuvent sans conteste s’appuyer sur une proximité et une familiarité précieuses pour les nouveaux membres de la communauté. Leur expérience et leur meilleure connaissance du « système » leur permettent de jouer le rôle de passeur d’un monde à l’autre, même si la transplantation n’est pas sans incidence sur le maintien de la culture provoquant des incompréhensions et des conflits, voire des ruptures de solidarités, à l’intérieur des groupes nationaux.

Ainsi, les nouveaux immigrants risquent d’être pris entre deux formes d’assistance : une assistance « exploitation » par leurs congénères et une assistance « contrôle » assurée par les œuvres privées. Ces dernières mobilisent toutes leurs forces pour élargir leur capacité à «  agir vite et bien  » pour «  soulager et guider  ». Elles considèrent que, pour les plus faibles des émigrants –(ceux pour lesquels on estime qu’une attention et une protection spécifiques sont nécessaires : les jeunes filles, les mères et les enfants), l’apport d’une aide extérieure se révèle indispensable.

Notes
27.

Le développement de ces études correspond, comme nous le verrons plus tard, à un mouvement de professionnalisation de l'intervention charitable. Aux États-Unis, elles comportent, outre des éléments d'étude du «milieu», une batterie importante de grilles de recueils d'éléments susceptibles d'être utilisées au cours des entrevues avec les familles. On pourra se reporter, en particulier, à l'ouvrage de S.P. BRECKERIDGE, Family Welfare Work in a Metropolitan Community, University of Chicago Press, 1924.

28.

William I. THOMAS et Florian ZNANIECKI, Le Paysan polonais en Europe et en Amérique : récit de vie d'un migrant, Nathan, 1998. Cette édition est celle du troisième des cinq volumes de l'édition originale parue à Chicago en 1919. W. THOMAS et F. ZNANIECKI, avec le recueil des récits de vie, l'observation participante et les études de milieu ont marqué l'apparition d'une sociologie urbaine, identifiée sous le vocable d'École de Chicago qui, par ses recherches sur les phénomènes de marginalité et de ségrégation, constituera un des modèles de références pour le travail social naissant.