Chapitre 2 : La création d'une organisation internationale : l'international migration service (ims ) 1914-1928

I – Les organisations chrétiennes se préoccupent de la protection de la « jeune fille ».

1. Les dangers de « l'inconnu ».

L’immense mouvement migratoire du début du siècle, puis les obstacles et les freins imposés par les tentatives de régulation et de sélection des migrants, provoquent des changements profonds et alertent les nombreuses œuvres philanthropiques se préoccupant de « questions sociales ». Aux États-Unis, c’est vers le milieu du XIXe siècle que l’on assiste à une augmentation non négligeable d’œuvres philanthropiques privées. Leur caractéristique générale – et c’est un phénomène qui tendra à se développer à l’approche du XXe siècle – est de vouloir fonder leur action sur une approche plus « scientifique » que morale, avec le souci d’une véritable étude des besoins et en se donnant pour tâche de produire des réponses adaptées. Cette orientation a pour conséquence de vouloir se démarquer, au moins au plan des intentions, des pratiques caritatives qui ont une fâcheuse tendance à vouloir résoudre la pauvreté en l’encadrant et la contrôlant dans un souci de freiner sa croissance et d’en juguler les conséquences 29 .

Parmi ces œuvres pionnières, la Young Women Christian Association (YWCA) créée à Londres en 1894 est, depuis longtemps, très présente sur les questions liées au parcours migratoire. Par l’intermédiaire des associations qui la composent, elle centre son action sur un public féminin âgé en général de 20 à 40 ans, public auquel elle propose des activités dont le but est de procurer, notamment aux jeunes filles et femmes seules, des apprentissages et des occupations dans différents domaines. Ainsi, la section de NEW YORK propose des cours de cuisine et des leçons sur l’entretien ménager, mais aussi des programmes que l’on peut considérer comme de véritables sessions de formation. Ces cours vont de l’apprentissage de la sténographie à la formation d’auxiliaires médicales pour des activités de nursing auprès de malades et d’invalides. La plupart du temps sous forme de cours du soir durant plusieurs semaines, les stagiaires se voient imposer un régime tout militaire de présence et d’assiduité. Une attestation de formation leur est délivrée à l’issue du cursus. L’aspect culturel n’est pas oublié puisqu’il est possible de suivre aussi des cours de chant, de littérature générale et de photographie 30 . Enfin, l’association gère un certain nombre de foyers permettant de compléter le soutien éducatif apporté par les formations. Tout cet ensemble vise à apporter une réponse adaptée afin que chaque jeune fille possède le bagage indispensable pour accomplir le rôle social attendu d’elle : celui de mère et d’épouse. Les organisations philanthropiques comme l’YWCA sont de puissants vecteurs d’une régulation sociale dont la visée protectrice et de contention, si elle n’exclut pas la question de la promotion, s’attache à maintenir un certain « ordre des choses ».

Or l’émigration est une porte ouverte sur l’espace public 31 . Traverser les pays et les océans, c’est franchir une frontière invisible avec ce qui, pour la plupart des femmes, se limitait jusqu’alors au foyer, au village et au champ. L’espace symbolique qu’il était possible d’occuper éclate alors totalement. Avec l’angoisse de l’inconnu, cette « ivresse des grands larges » correspond à la perte d’un système protecteur sur lequel jusqu’à présent l'éducation, les règles de vie et les habitudes s’étaient construites. En ce sens, l’émigration est une rupture de l’espace privé et, à cette perte de protection, correspond bien évidemment l’absence du contrôle. En temps « normal », la jeune fille évolue dans un espace que d’autres ont souvent délimité pour elle, et elle ne se trouve que rarement hors du regard – bienveillant ou pesant – de ses proches.

Nul doute que, pour celles qui doivent voyager seules ou se retrouvent isolées du reste du groupe du fait des aléas du trajet, il convient qu’un substitut protecteur se mette en place afin de préserver (protéger et contrôler) leurs destins de possibles dangers.

Le souci de préservation morale fonde sa légitimité sur la crainte de dangers supposés et induits par une situation « extra-ordinaire », mais aussi sur l’existence de dangers réels. Peu lettrées, souvent analphabètes, mal préparées à gérer seules leur argent et leurs déplacements, les jeunes femmes peuvent très vite être la proie de profiteurs de tous ordres. Si l’on considère que l’un des domaines où la surveillance exercée est particulièrement forte est celui de la sexualité, on comprend rapidement en quoi une mobilisation vigilante est jugée indispensable. Qu’il s’agisse des risques de prostitution et, plus généralement, d’une sexualité incontrôlée –(au sujet de laquelle, d’ailleurs, la question du consentement de l’intéressée ne se pose guère) le danger est considéré comme suffisamment grand pour ne pas laisser indifférents ceux et, surtout celles, qui s’assignent pour mission et devoir d’apporter aide et assistance à des êtres jugés faibles et qu'il convient de protéger 32 .

Dès 1914, la YWCA convoque à STOCKHOLM une assemblée composée de femmes de différentes nationalités pour aborder la question de la population féminine migrante. Les flux sont alors à leur comble et beaucoup de femmes seules, mais aussi d’enfants, tentent le voyage transatlantique. Le catalogue des difficultés rencontrées et des problèmes à résoudre est impressionnant. Le trajet jusqu’au port d’embarquement est jalonné d’évènements qui peuvent avoir des conséquences tragiques comme la perte d’argent, la dislocation du groupe d’accompagnement, la maladie… L’arrivée au port présente de nouveaux obstacles : formulaires à remplir, impossibilités légales ou bureaucratiques à l’embarquement, fatigue et maladies provoquées par le précédent voyage… Le tout dans un pays étranger dont ni la langue ni les us et coutumes ne sont familiers. Bien souvent, pour les volontaires de l’Association, l’aide proposée consiste à être présentes dans les ports et plus particulièrement sur les quais. Elles ne craignent pas non plus de monter sur les bateaux dans lesquels les futures migrantes sont susceptibles d’embarquer ou se trouvent en transit. Bien souvent, le fait de parler la langue d’origine permet non seulement un contact plus aisé, mais surtout autorise très vite à donner des explications et des conseils. Il est parfois nécessaire de rechercher une subsistance pour les jeunes filles les plus démunies ; l’explication et le remplissage de formulaires est une aide très appréciée, etc. Quelques chambres sont disponibles dans des foyers de jeunes filles permettant un hébergement dans des conditions plus sûres. Tout cela reste cependant plus ou moins improvisé, plus ou moins régulier dans l’intensité et la disponibilité, sans grande organisation ni largeur de vue sur l’ampleur réelle de la question. À la fin de la conférence, devant un tableau aussi sombre et l’ampleur de la tâche à accomplir, le besoin d’établir une étude approfondie sur la nature des problèmes à traiter et des solutions à mettre en place est impérieusement ressenti par les participantes. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale ne permettra pas la concrétisation immédiate de ces perspectives, mais ne les anéantira pas pour autant.

Notes
29.

Pour une approche synthétique mais bien documentée sur l’évolution des œuvres d’assistance aux États-Unis, on peut se reporter à l’article de Brigitte BOUQUET, « Bref Aperçu Historique du Case-Work aux États-Unis », Vie Sociale, N°1/1999, pp. 19-21. Voir aussi : Léon LALLEMAND, Les Congrès nationaux d’assistance et de répression aux États-Unis, A. Picard et fils éditeurs, 1885.

30.

Rapport d'activité YWCA de NEW YORK, 1907.

31.

«L’expérience de l’immigration commence toujours par un voyage qui marque une rupture à la fois matérielle et symbolique entre un ‘avant’ et un ‘après’. » G. NOIRIEL, Le Creuset Français, Histoire de l’Immigration XIXe– XXe siècle, Seuil, 1988, p. 154.

32.

Sur la situation des « jeunes filles » et les préoccupations liées à leur protection souvent à leur corps défendant : Le Temps des Jeunes Filles, in Clio, Histoire, Femmes et Sociétés, 1996/4, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse.