2. Les débuts d'un réseau fragile.

Dès la fin des hostilités, la YWCA réactive son projet. L’attente n’aurait été qu’une simple parenthèse si le contexte ne s’était profondément modifié entre-temps et, sur certains aspects, aggravé. En effet, si les causes et la réalité de l’émigration sont plus que jamais présentes, la conclusion du conflit mondial et les conséquences du Traité de Versailles provoquent des déplacements de populations importants. Les massacres, les pogromes jettent sur les routes des populations qui n’ont aucunement préparé leur départ. La fuite et les déplacements forcés remplacent souvent le processus migratoire plus classique : départ du père ou du mari, puis voyage d’un ou de l’ensemble des membres du groupe familial pour le rejoindre, une fois rassemblé le prix du voyage. Et surtout, la fluidité du mouvement commence à diminuer avec les restrictions apportées à l’accueil et à l’entrée des nouveaux arrivants sur les terres américaines.

En 1920, une seconde conférence réunit à CHAMPÉRY, en Suisse, les déléguées de dix-sept nationalités différentes. Les participantes ne peuvent qu’affirmer leur souhait de concrétiser enfin une assistance plus organisée envers une population dont elles considèrent que les conditions de voyage et de survie sont de plus en plus dramatiques. Elles dénoncent le peu de contrôle imposé aux compagnies maritimes – ce qui provoque, selon elles, tous les abus sous le prétexte de perspectives lucratives. Au-delà d’une aide ponctuelle dans les ports, l’idée d’une coopération transfrontalière entre les pays de départ, de transit et de destination fait son chemin. Il s’agit d’accompagner le mouvement de la migration dans toutes ces étapes, de mieux préparer les départs, d’aménager et conforter le voyage dans ses différentes phases, d’accueillir et continuer de soutenir ceux qui arrivent au bout du périple, de préparer et d'organiser les rapatriements… Cette coopération implique une présence dans les lieux stratégiques du parcours des migrants, une action concertée par le relais de différents pays et des méthodes communes. Il s’agit de mettre en branle un immense réseau international où chaque interlocuteur aura une tâche spécifique à remplir suivant l’endroit où il se trouve.

Assez rapidement, il paraît indispensable d’aller au-delà de la simple préservation des intérêts des jeunes émigrantes. Les déléguées ne sont pas insensibles, loin de là, à l’une des conséquences jugée comme particulièrement grave – à savoir l’effet dévastateur de la migration sur l’unité de la famille. La migration entraîne séparations, éloignement et éclatement de ce qui est considéré comme la base essentielle de toute société « civilisée ». Mères abandonnées se retrouvant seules à assumer une charge trop lourde pour elles, pères sans nouvelles de leur famille, enfants trop longtemps séparés de leurs parents et qui ne souhaitent plus, même lorsque l’opportunité se présente, retourner vers eux… Toutes ces « désarticulations » sont vécues comme un désordre insupportable, d’autant plus qu’elles sont souvent les conséquences d’une séparation imposée par des circonstances qui dépassent et dominent les histoires individuelles.

En 1921, une assistante sociale, Mary E.HURLBUTT, est engagée pour mener une enquête la plus exhaustive possible sur le parcours migratoire. L’étude couvre l’Allemagne, la Tchécoslovaquie, la France et la Suisse. Elle y décrit minutieusement les conditions de migration, du lieu de départ jusqu’au pays d’arrivée. Sous le titre The Welfare of Migrants, l’enquête est éditée à temps pour précéder la première réunion, prévue à GENÈVE le 2 Août de la même année, de la Commission Internationale d’Émigration qui siège à l’Organisation Internationale du Travail (OIT).

Dans la synthèse « historique » qu’elle a élaborée en 1955, Ruth LARNED évoque l’impact extrêmement important de cette étude, jugée unique en son genre et qui permet « d’ouvrir bien des portes » 33 . On peut surtout y déceler la nature des liens qui commencent à se construire entre cette œuvre encore en gestation et des organisations gouvernementales comme la Société des Nations (SDN) ou l’OIT.

En Mars 1921, le Comité Universel de l’YWCA est formé. Son siège se trouve à Londres et il comprend sept membres. L’une de ses principales tâches est d’éclairer la SDN sur les phénomènes migratoires. Les implantations se mettent en place à PARIS, ANVERS, COPENHAGUE, PRAGUE, VARSOVIE, ATHÈNES, CONSTANTINOPLE, NEW YORK, TORONTO… 34 Le Quartier Général tient les bureaux informés des lois et des procédures par le biais de bulletins d’information. Il organise des visites sur place afin de guider et coordonner les travaux car le réseau qui se met en place est caractérisé par une grande diversité d’origine et de nature des agences qui l’intègrent 35 . Certains bureaux sont rattachés temporairement à des unités YWCA mises en place dès l’après-guerre alors que, dans d’autres pays comme la France, ce sont de nouveaux comités qui se créent. En Allemagne, des associations catholiques, protestantes et juives se placent sous l’autorité de l’YWCA.

Les critères de recrutement du personnel appelé à travailler dans ces différents bureaux sont définis : à défaut d’une expérience professionnelle, une expérience dans une œuvre d’assistance est jugée indispensable ; la pratique de plusieurs langues, qui permet d’entrer en contact avec un grand nombre de migrants quelle que soit leur nationalité, est systématiquement requise. Il est exigé « un respect et un goût » pour les différences culturelles et religieuses, qualités qui sont distinguées de la simple « tolérance » jugée nécessaire mais insuffisante pour aborder dans un réel climat de « confiance et une parfaite neutralité » les questions soumises par les « transmigrants » 36 .

Le panorama géographique de l’implantation du réseau illustre l’ampleur de la tâche et la qualité non usurpée d’international. Cela n’est pas sans représenter de lourdes difficultés pour faire fonctionner cet ensemble de façon à peu près cohérente. Dès le début des années vingt, l’ampleur toujours croissante du travail à réaliser et l’extension relativement réussie, malgré sa complexité, du réseau d’agences d’aide à la migration ne sont pas non plus sans provoquer des interrogations sur la capacité d’une structure comme l’YWCA à soutenir et pérenniser ces actions. Ces interrogations portent essentiellement sur les difficultés à financer sur ses propres fonds un service d’une telle envergure. Les fonds, réunis en grande partie aux États-Unis et qui avaient permis dès la fin du premier conflit mondial de développer nombre d’actions en Europe, s’épuisent peu à peu sans aucun espoir d’être renouvelés à leur hauteur initiale.

L’impact des lois américaines imposant des quotas par nationalité – lois votées en 1924 et applicables dès le 1er Juillet de la même année – accentue la perspective d’une action forte et concertée auprès de candidats à l’émigration toujours plus nombreux, et à rencontrer moult obstacles pour atteindre le bout du périple. L’option prise est simple. L’YWCA n’a ni les moyens ni les compétences pour soutenir les initiatives qu’elle a pourtant largement contribué à créer. Elle se désengagera donc sur le plan financier dès que les différentes branches alors en activité auront développé leur propre recherche de subsides sous toutes les formes possibles : dons, subventions de fondations, organisation de collectes… Ainsi, les bureaux mis en place sont encouragés à développer leur coopération avec des agences locales et nationales, dans le dessein de faire connaître et reconnaître l’activité menée auprès des migrants. L’approche pragmatique qui est prônée peut se résumer ainsi : les appuis d’estime doivent aboutir à des contributions en monnaie sonnante et trébuchante ! Le réseau fonctionne alors entre forces centrifuges et centripètes, chacun des bureaux devant à la fois tenir compte de son appartenance à l’IMS au plan international en respectant les principes et les méthodes proposés par le staff et, au plan national, être en capacité d’inscrire, dans un autre type de réseau, les liens avec des structures locales d’origine et d’ampleur les plus diverses. La perspective de ne plus bénéficier d’un apport financier extérieur, et d’être ainsi dans l’obligation de pourvoir à ses propres besoins, change considérablement la donne pour nombre de bureaux. Dans une certaine mesure, c’est aux États-Unis même que le tournant à opérer représente les difficultés les plus grandes. Le désengagement programmé de l’YWCA rend obligatoire la mise en place d’un bureau américain qui, jusqu’ici, se confondait avec l’association chrétienne. Une subvention est sollicitée auprès du Laura Spelman Rockfeller Memorial. Refusée dans un premier temps, la demande est renouvelée et aboutit enfin. Cet apport autorise la mobilisation de quelques membres militants de la première heure qui, inlassablement, multiplient les démarches et parviennent à assurer un financement précaire et à courte échéance. Cette fragilité deviendra le lot commun, comme un lien d’appartenance, pour toutes les branches qui connaîtront bien des aléas et bien des angoisses à propos de la survie de leur service. Malgré – ou grâce à – cette fragilité, l’organisation internationale franchit une étape supplémentaire dans la constitution d’une entité indépendante. En Europe, optant résolument pour le caractère international du service, le siège se déplace de Londres à Genève car « c’est là que pouvaient se faire des contacts intéressants avec des personnalités de nationalités diverses ayant cependant la même manière de voir » 37 .

La première réunion de l’International Migration Service (IMS) se tient en 1924 et un comité international est élu comprenant des membres de sept nationalités différentes : américaine, anglaise, tchécoslovaque, française, grecque, polonaise et suisse. Des statuts sont constitués et les principes fondamentaux sont proclamés qui serviront de première base commune pour l’ensemble des agences et des œuvres appartenant d’ores et déjà au réseau ou susceptibles de le rejoindre ultérieurement. Ces principes sont les suivants :

  • « servir les personnes indépendamment de leur nationalité et de leurs convictions religieuses et politiques ;
  • « adapter les programmes aux besoins effectifs et aux conditions de chaque pays ;
  • « les comités des branches doivent être composés majoritairement de personnes du pays ;
  • « les politiques d’action doivent être communes, de même pour les méthodes et les normes de travail eu égard en particulier à la qualité des services rendus ;
  • « chaque branche doit s’engager à faire un rapport annuel au Conseil sur ses projets de programmes et de budget en vue d’être approuvés par ce même Conseil ;
  • « chaque branche doit contribuer au financement du Service International, selon ses moyens et les subsides initiaux leur ayant permis de commencer leurs activités doivent être considérés comme temporaires et non renouvelables » 38 .

Ce statut relève plus d’un code de bonne conduite entre les membres concernés, sous forme d’un « gentlemen’s agreement », que d’une convention à caractèreofficiel. Il s’agit pour chacune des parties, Comité (puis Conseil) et branches nationales, d’accepter une « interdépendance permanente » fondée sur la compétence de chacune et la confiance mutuelle qu’elles peuvent développer les unes à l’égard des autres.

Si l’originalité d’un tel édifice n’est guère contestable, sa fragilité ne fait aussi aucun doute et apparaît comme sa conséquence obligée. Diverses options ont été préalablement étudiées afin de parvenir à résoudre la question brûlante suivante : quel statut serait susceptible d’assurer la sécurité, le développement des actions et l'influence auprès des « décideurs » tout en préservant une indépendance quasi totale de penser et d’agir ? Le débat sur l’incorporation aux instances internationales existantes n’est pas éludé. Des organisations comme l’OIT, voire la SDN, représentent certaines garanties, du moins sur la question de la stabilité organisationnelle. Il semble que cette perspective, envisagée un moment, ait été écartée à la fois par les organisations internationales et par le Comité. Les discours officiels à ce propos insistent sur la priorité à donner au caractère autonome et à la liberté d’intervention du réseau. On peut à juste titre s’interroger sur ces « bonnes » raisons, même s'il est indéniable que le souci de préserver des marges importantes dans la capacité d’agir n’ait pas été absent des débats.

Bien que conservant, grâce aux statuts votés en 1924, une réelle autonomie, l’IMS ne se situera pas moins comme une sorte de « conseiller du Prince », jouant d’un mode de relation particulier avec les instances officielles. La convergence de vues sur les modalités « scientifiques » à donner à l’étude des phénomènes et problèmes liés à la migration est exemplaire. En 1924, William OUALID, Professeur de droit aux facultés de PARIS et de STRASBOURG et reconnu comme un juriste spécialisé dans le domaine, soulignait déjà « le vaste mouvement officiel et privé » qui s’organise dans une complémentarité et une entente jugées bénéfiques 39 . Les arguments développés par l’IMS prennent donc la forme de productions à caractère « scientifique » : rapports comprenant de nombreuses statistiques, études portant sur un nombre non négligeable de dossiers (plusieurs centaines, voire, pour certaines d’entre elles, plusieurs milliers) et de longs exposés « d’études de cas » censés illustrer et personnaliser la sécheresse des chiffres et des lois. Pour autant, la migration n’est guère analysée comme un phénomène global ; quant aux causes qui poussent ouvriers, agriculteurs et familles entières à quitter leur pays, elles sont imputées à« la folie des hommes » lorsqu’il s’agit de persécutions ou de guerres et à « la grande misère » lorsque la migration semble plus liée à des besoins économiques.

C’est donc plus aux conséquences que l’on préfère s’attacher. Cette absence de questionnement n’est pas obligatoirement un signe d’aveuglement. Elle peut être délibérée et procède d’une certaine cohérence d’action et d’une vision du monde distinguant entre une sphère politique où règne la puissance, donc une certaine violence et intolérance, et une sphère du « social » qui, transcendant les clivages partisans, ne garderait pour seul horizon que l’humain. Les organisations chrétiennes, et surtout celles qui sont féminines, veulent considérer leur domaine d’intervention et leur légitimité comme totalement exempts de considérations partisanes. La neutralité politique et l’œcuménisme religieux deviennent le bréviaire permanent de ces militantes de la charité nouvelle. Cette profession de foi n’exclut pas, bien au contraire, de se situer comme un interlocuteur des pouvoirs publics. Cela constitue même la seule manière « convenable » de fréquenter les sphères de la décision politique, dans la mesure où elle évite de se sentir impliqué dans les intérêts puissants qui dépassent les territoires impartis aux femmes et à leurs « œuvres ». La neutralité, c’est cette arme ou, plutôt, ce bouclier dont on pense qu'en protégeant de tout parti pris, elle permet d’éclairer les décideurs et gouvernants sur les conséquences jugées souvent inhumaines des lois, ainsi que sur les situations absurdes provoquées par les conflits entre ces mêmes lois.

L’humanisation de l’administration des lois devient ainsi l’autre versant de l’action à mener, le lien indissociable de l’assistance procurée aux migrants dans les ports et villes d’émigration. Ce faisant, on se plait à imaginer que, dans l’ombre des puissants, un conseil étayé et émis par des interlocuteurs impartiaux peut permettre d’agir sur une partie des causes des grandes difficultés rencontrées par les migrants. La croyance est forte dans la capacité de la loi à régler les problèmes individuels et dans l’indispensable place des organisations privées comme « passeurs » obligés entre la Loi et l’Homme.

Notes
33.

Archives SSAE, dossier IMS, Ruth LARNED, International Social Service, a History 1921-1955, polycopié.

34.

Sans oublier les ports et implantations locales à Halifax, Québec, St John, Cherbourg, Marseille puis Ellis Island, San Francisco, Seattle, El Paso, Montevideo, Yokohama et Kobe, Helsinki…

35.

En un an, l’équipe de direction ne visitera pas moins de 18 pays.

36.

Ruth LARNED, Op.cit., p. 14. Il est néanmoins difficile, pour l’IMS naissant, d’assurer partout le respect de principes qui ne seront définitivement élaborés et adoptés qu’en 1924. Ainsi, plusieurs rapports font état de difficultés avec certaines agences dont les principes et les modes d’action sont jugés trop prosélytes au plan religieux.

37.

Archives SSAE : Colette LAROQUE, Le Service Social International, 1962, polycopié, p. 6.

38.

Giampiero RELLINI, « Genèse du Service Social International », p. 21 in Jacqueline COSTA-LASCOUX (dir.), «  Exil et Travail Social les Origines du SSAE », Accueillir, octobre 1994.

39.

«Les associations privées nationales et internationales épuisent toutes les lettres de l’alphabet pour leur désignation agrégée YMCA , YWCA , HIAS, ICA, CJW. Il serait injuste de ne pas y voir à la fois un mouvement spontané de charité, d’organisation, de protection en même temps que l’effet de l’impulsion, de l’élan et des remarquables efforts de l’OIT », William OUALID, «Les Solutions Internationales du problème de l’Émigration», Semaine des Conférences Sociales, Société pour le progrès de la législation du Travail, Association Internationale pour la protection légale des travailleurs, IIème série, Publication N°2, 1924, p. 78.