III – L’émigration : une « question sociale » ?

1. L’émigrant : une « entité » internationale fragile.

Nous avons déjà souligné l'existence, au sein de certaines œuvres philanthropiques, d’un profond sentiment de devoir de protection vis-à-vis des émigrants et des plus fragiles d’entre eux – les femmes et les enfants. L’émigrant doit être protégé car il est « ignorant » des multiples dangers qui le guettent ; il est fragilisé par la perte de ce qui constitue le socle fondamental de la protection : la famille, le village, le pays. Dans sa trajectoire mouvante, il échappe au contrôle habituel des cercles de solidarité. Le mouvement dans lequel il s’inscrit peut aussi à tout moment se gripper et se modifier. Le voyage est donc un moment qui nécessite attentions et précautions. En transit ou enfin arrivé au port désiré, l’émigrant devient immigré et modifie par sa présence le paysage social 87 dans lequel il s'inscrit désormais. À la fragilité due à la perte des protections du pays d’origine s’ajoutent les incertitudes quant aux garanties données par le pays d’accueil. L’émigrant est un travailleur, mais un travailleur qui se déplace et se trouve donc en marge des catégories habituellement repérées. Il est donc, à ce double titre, à protéger (et à surveiller).

La notion de « protection des travailleurs  » se développe à la fin du XIXe siècle, après quelques tentatives sans lendemain 88 . Elle se concrétise à la fin de la Première Guerre mondiale. L’idée d’une Charte du Travail officiellement reconnue prend forme à la Conférence de LEEDS en Juillet 1916. Les délégués syndicaux en définissent le contenu et exigent qu’elle soit intégrée dans le futur Traité de paix :

‘« Assurer à la classe ouvrière de tous les pays un minimum de garanties d’ordre moral et matériel, concernant le droit au travail, le droit syndical, les migrations, les assurances sociales, la durée, l’hygiène et la sécurité du travail » 89 .’

Réunis à Berne en 1919, les deux congrès de l’Internationale Ouvrière et du Syndicalisme International reprennent la revendication d’un véritable statut du travail, dont l’application serait confiée à la Société des Nations. L’Organisation Internationale du Travail (OIT) fait l’objet de la partie XIII du Traité de Versailles et devient une organisation permanente dont tous les États Membres font partie. Sa composition est tripartite : représentants gouvernementaux, délégués patronaux et ouvriers se retrouvent dans les mêmes instances pour étudier et mettre en œuvre les mesures d’amélioration de la condition ouvrière et assurer la protection légale des travailleurs. Une conférence annuelle est prévue. Celle qui se tient pour la première fois à Washington, en Octobre 1919, invite le conseil d’administration du Bureau International du Travail (BIT) à mettre en place une Commission internationale de l’Émigration qui « tout en respectant pleinement les droits de chaque État, devait être chargée de faire rapport sur les mesures à adopter en vue de réglementer les migrations des travailleurs hors de leur pays d’origine et de protéger les intérêts des salariés résidant dans un autre pays que leur patrie » 90 . Cette Commission se réunit à Genève du 2 au 11 août 1921 avec les représentants de 18 pays et tente de faire adopter les résolutions nécessaires à « la protection des émigrants et des travailleurs émigrés ». Elle est composée par tiers : un tiers de délégués gouvernementaux représentant le Brésil, le Canada, la Chine, la France, l’Inde et le Japon ; un tiers de délégués patronaux représentant l’Afrique du Sud, l’Argentine, l’Espagne, la Grèce, la Suisse et la Tchécoslovaquie et, enfin, un tiers de délégués ouvriers représentant l’Allemagne, l’Australie, les États-Unis, l’Italie, la Pologne et la Suède.

Une définition de l’émigrant et de ses caractéristiques est retenue. L’émigrant est celui qui « voyage à l’étranger dans le but d’un établissement durable, dans le but de rechercher un gagne-pain, dans certaines conditions de transport, avec un contrat spécial » 91 .

La Conférence se fixe un ordre du jour autour de deux points : la protection des émigrants et le rôle du BIT. Sur le premier point, un certain nombre de préconisations et de recommandations visent à organiser le contrôle de tous les agents d’émigration et celui du recrutement collectif d’équipes de travailleurs pour l’étranger, à interdire les contrats comportant pour les émigrants des déductions de salaires pour avances de frais de voyage. Il est demandé par tous les pays de mettre en place des mesures afin que les divers examens subis par les émigrants aient lieu avant l’embarquement et non dans le pays d’arrivée, ceci pour éviter les risques de refoulement et de rapatriement. L’hygiène des émigrants en cours de voyage, par voie maritime ou par chemin de fer, doit faire l’objet d’un contrôle et de mesures appropriées. Un système d'assurance doit être prévu pour tous les évènements pouvant se produire durant le voyage. Enfin, la Conférence souligne la nécessité de veiller à une totale égalité de traitement salarial entre les ouvriers immigrés et nationaux.

Quel rôle le BIT peut-il jouer dans l’application de ces mesures ? On propose qu’il assure à la fois un rôle de documentation dans les domaines de l’émigration et de l’immigration, et de coordination internationale des mesures de protection des émigrants. On se souviendra qu’à la perspective de la tenue d’une telle conférence, le Comité universel de l’YMCA et YWCA s’était mobilisé pour réaliser une enquête sur les conditions de voyage des émigrants ; son but était d’interpeller les instances internationales sur la nécessité d’établir des dispositions garantissant, tout au long du voyage et à l’arrivée dans le pays d’accueil, une protection fiable, fruit d’obligations respectées par l’ensemble des pays concernés par le transit ou l’accueil. La croyance dans les vertus d’une législation internationale pour résoudre les nombreux problèmes qu’elles constatent anime bon nombre d’œuvres privées attachées à cette question. On ne peut manquer, d’ailleurs, d’être frappé par la convergence de vues et d’idées entre les préconisations et souhaits émis par ces mêmes œuvres et les résolutions votées par la Conférence internationale de l’Émigration : sécurisation des voyages, lutte contre les exploitations en tout genre, protection des émigrants les plus faibles, égalité de traitement entre étrangers et nationaux… Cette convergence augure-t-elle de conditions enfin réunies pour l’amélioration substantielle des conditions de voyage et de vie des émigrants et de leurs familles ? L’alliance ainsi formalisée est d’envergure et peut autoriser de grands espoirs, au moment où les États-Unis commencent à fermer leurs portes et où les troubles occasionnés par l’application du Traité de Versailles provoquent des mouvements de population de grande ampleur ? Ce serait sans compter sur la faible légitimité de l’OIT et de son bureau auprès de ceux qui, in fine, ont le pouvoir d’élaborer des résolutions internationales, c’est-à-dire les Gouvernements.

Ces derniers ne tardent d’ailleurs pas à réagir – et de façon plutôt négative. Si l’on se réfère aux échanges de correspondance entre les différents ministères du Gouvernement français, les réactions sont vives et assez nettement tranchées. On y trouve des arguments à la fois de forme mais aussi de fond. On souligne que la question de l’émigration est « d’une importance considérable (et que) les résolutions proposées à la validation des États relèvent de plusieurs ministères, le temps manque pour (les) étudier sérieusement » 92 .

Néanmoins, c’est la légitimité même de la Conférence qui est tout entière remise en question.

‘« Il faut s’opposer nettement à cette élaboration précipitée, par une organisation internationale sans responsabilité, de textes qui peuvent fâcheusement s’imposer ensuite aux administrations compétentes » 93 . ’

En France, le ministère du Travail renchérit en soulignant que l’absence des États-Unis à l’Organisation permanente du Travail fait qu’il est prématuré de traiter la plupart des questions – « prématuré » pouvant, dans l’esprit des rédacteurs, être aisément remplacé par « inutile ». Le sujet est apparemment trop sérieux pour être confié à des organisations qui le traiteraient d’un point de vue purement technique, en entravant la souveraineté des États. Les efforts consentis porteront donc surtout sur la réduction maximale de ces résolutions, afin de préserver les prérogatives de chacun des ministères concernés.

Les instances gouvernementales ne sont pas les seules à réagir à l’étude des résolutions soumises par la Conférence internationale. Les compagnies maritimes ne tardent pas, elles aussi, à se manifester et à engager tout ce qui est en leur pouvoir pour entraver leur application. Elles s’adressent, par l’intermédiaire de leur représentant – le Comité Central des Armateurs de France -, au ministère des Affaires Étrangères pour protester. En quoi, s’indignent-elles, le BIT a-t-il compétence pour s’occuper d’émigration ? Son but n’est-il pas de s’occuper du travail et du chômage ? Quelle valeur peuvent bien avoir des résolutions produites par un groupe dans lequel les plus grands pays d’émigration et d’immigration ne sont pas représentés ? Le système d'assurance prévu est « trop grave pour les Armateurs et il faut l’avis des intéressés » avant d’y recourir. Enfin les mesures prévues dans le domaine de l’hygiène est « une véritable insulte aux efforts entrepris depuis la fin de la guerre » et qui, selon les dires du Comité Central des Armateurs, conduisent à la disparition progressive des entreponts et à l’installation de cabines 94 . Le Comité Central n’aura de cesse, par la suite, de traquer les décisions des Conférences internationales et du BIT en la matière. Il intervient, de façon réitérée et pesante, auprès du Gouvernement afin de faire respecter ce qui lui semble être un principe incompatible avec l’intrusion d’une organisation, tout internationale soit-elle : le caractère commercial et privé qui lie l’armateur à son « client » : l’émigrant. Ce lien ne peut en aucun cas, selon lui, être assimilé à des rapports « d’employeurs à employés » 95 .

Le BIT a donc toutes les peines à faire valoir son rôle de coordination internationale pour l’application des mesures de protection des migrants. William OUALID, qui représente la France à la première conférence de Genève, ne peut que constater en 1924 que le cadre juridique et international indispensable pour une protection efficace est encore à construire. Pire encore, les mesures initialement prévues aux trois étapes de la migration – avant le départ, pendant le déplacement et à l’arrivée – sont restées lettre morte.

‘« On se borna pour des raisons politiques à l’organisation de la documentation et de la statistique des mouvements migratoires » constate-t-il en soulignant que « les vastes ambitions semblent déçues » 96 .’

Quant aux œuvres privées, elles observent que les espoirs mis dans l’élaboration de mesures internationales s’imposant à tous les pays restent déçus. Aussi, à la veille de la seconde Conférence internationale qui doit se tenir à Rome en Mai 1924, elles se mobilisent à nouveau afin « d’appeler l’attention de la Conférence […] ainsi que de tous les gouvernements sur l’importance des points suivants, à propos desquels elles formulent des vœux dont l’adoption et la réalisation lui semblent particulièrement désirables » 97 . Regroupées dans un « Comité International des Organisations privées pour la Protection des Émigrants » dans lequel se retrouvent diverses œuvres et associations intervenant tant pour la lutte contre le chômage que pour la protection légale des travailleurs ou la protection de la jeune fille. S’y côtoient le Conseil International des Femmes, le Comité International de la Croix-Rouge, l’Association internationale pour la lutte contre le chômage ou encore la Jewish Association for the Protection of Girls and Women. Au total, vingt-deux comités, œuvres et associations 98 . La lecture de leurs propositions, soumises à l’attention bienveillante de la Conférence internationale et de ses membres, instruit sur l’ampleur de la tâche restant à accomplir : protection contre les abus et trafics en tout genre, meilleure information donnée dans la langue d’origine, simplification des formalités… À ces préconisations, s’ajoute le souci d’une protection morale avec la séparation des sexes lors des examens médicaux ou des transferts dans les bureaux et stations d’émigration et d’immigration, l’éducation à l’hygiène sous forme de « causeries », les activités occupationnelles au cours du voyage pour éviter le désœuvrement (cours de langue, conférences…). On ne s’étonnera pas de l’insistance mise sur la nécessaire reconnaissance par les pouvoirs publics des organisations privées qui défendent les intérêts des émigrants, et sur leur consultation dans « l’élaboration et application des lois et règlements relatifs aux migrations… » 99 .

Une forte proximité s'instaure entre, d’une part, les résolutions et les propositions défendues par la Conférence internationale et négociées par le BIT auprès des autorités gouvernementales et, d’autre part, les préconisations des œuvres privées intervenant auprès des émigrants. Une forme de partage des tâche dans le domaine de la protection se dessine : la SDN pour les réfugiés, le BIT pour l'accès au monde du travail, et les œuvres privées pour la compensation de la rupture des solidarités de base et pour la préservation de l'unité familiale, facteur de fixation et garant de l'atténuation des effets du mouvement. Cette alliance vise aussi à préserver des conditions « décentes  » et « morales  » à un phénomène qui modifie des repères fondamentaux. Mais les migrants sont-ils les seuls à « bénéficier» d'une attention aussi prononcée de la part tant des pouvoirs publics que des œuvres privées ? Au-delà de la spécificité de leur expérience, n'est-ce pas aussi à leur condition sociale que toute cette sollicitude s'adresse ? La question n'est-elle pas aussi : « l'émigrant n’est-il pas un pauvre comme un autre ? »

Notes
87.

Ainsi, vagabonds et étrangers font l’objet d’une «surveillance » rapprochée et de mesures de contrainte visant à contenir leur errance, source possible de déstabilisation. Voir Robert CASTEL, Les Métamorphoses de la Question sociale, une chronique du salariat, Gallimard, 1995 – et, plus particulièrement, le chapitre «La protection rapprochée», pp. 47-108.

88.

Les conférences officielles de Berne en 1906 et 1913, dont sont issus les premiers accords internationaux, sont restées sans effet.

89.

Cité par Pierre GERBET, Le Rêve d’Ordre Mondial, de la SDN à l’ONU, Imprimerie Nationale Éditions, 1996, p. 66.

90.

Archives Ministère Affaires Étrangères (MAE), Série Société des Nations, BIT Législation et Traités, 1922, Volume 2343.

91.

Archives MAE, Série Société des Nations, BIT Législation et Traités, Volume 2343.

92.

Archives MAE, correspondance du Ministère des Affaires Étrangères au Service français de la SDN, 17/10/1921.

93.

Archives MAE, Série SDN, dossier Émigration-Immigration, II GI, Volume 2343.

94.

Archives MAE, courrier du Comité Central des Armateurs de France au Directeur de cabinet du Ministre, 18/01/1922.

95.

Archives MAE, courrier du Comité Central des Armateurs de France au MAE, Direction des Affaires politiques et commerciales, Service français de la SDN, 26/06/1925.

96.

William OUALID, Semaines des conférences sociales, 24-29 Mars 1924, Madrid. Société pour le progrès de la législation du Travail. Association Internationale pour la protection légale des travailleurs, IIe série, pp. 77-78.

97.

Archives SSAE, IMS/ISS, Genève – New York.

98.

L’IMS y est représenté au titre du Comité Universel de l’YMCA.

99.

Archives SSAE, Résolutions adoptées par le Comité International des Organisations pour la Protection des Émigrants.