2. De la philanthropie à l'action sociale.

L'expansion de l'industrialisation est un facteur de transformation profonde qui bouleverse de façon irréversible les repères et les bases des sociétés, ainsi que la façon dont elles ont réparti ou assigné les rôles et les places de chacun des éléments qui les constituent. Ces mutations ne vont pas sans crispation ni sans violence. Elles redessinent un paysage social, politique et économique pour des décennies.

Pour Jacques DONZELOT, la Révolution de 1848 fragilise de façon irrémédiable le mythe républicain. La République est malade, et cette maladie porte un nom : « la question sociale », une plaie qui est au centre de tous les débats, de toutes les polémiques, de toutes les utopies 100 . Lorsque l’on parle de « question sociale », la représentation la plus commune s’attache à la présence massive d’ouvriers et de leurs familles vivant dans des conditions misérables dans les villes manufacturières. Arrachés à leurs communautés rurales, et donc privés de toute solidarité première, les paysans deviennent ouvriers dans les premières concentrations industrielles et se trouvent soumis aux caprices de la production, sans défense et sans protection.

Si la question du paupérisme bouleverse autant l’ordre des choses, ce n’est pas tant que la misère apparaît comme insupportable. Elle a toujours fait partie du « décor » et elle contribue même à un équilibre dans les répartitions des forces en présence. Le destin individuel peut être marqué par l’infortune : la maladie, l’invalidité, les misères de la vie peuvent vous exclure du jeu. À l’acceptation de la pauvreté, perçue comme un phénomène naturel, est liée la pratique de la charité, acte chrétien qui compense, momentanément et de façon aléatoire, le manque. La misère est, avant tout, une histoire d’individu à individu : celui qui reçoit et celui qui donne. L’acte charitable reste de l’ordre de l’initiative privée, même si une certaine organisation et un véritable « système » se mettent en place : ainsi, « visiter ses pauvres » devient une activité sociale féminine permettant de franchir les murs du foyer en « traçant, dans la ville, des itinéraires permis et bénis » 101 . La violence du paupérisme tient à une misère de masse qui ne peut être imputée au destin individuel. Les ouvriers et leurs familles travaillent – et dans les conditions les plus éprouvantes – et, pour autant, leur condition misérable ne peut manquer d’effrayer par son ampleur et sa proximité. Ce ne sont plus quelques dons et oboles remis par devoir chrétien qui peuvent résoudre une situation ressentie comme déstabilisante sur deux plans : la peur de la révolte – le « Grand soir » – révolte perçue comme inéluctable pouvant faire éclater le cadre sociétal, et le risque de la « gangrène morale » pouvant, lui, contaminer le corps social et le pourrir de l’intérieur.

Une telle menace oblige à une mobilisation à tous les niveaux de la société. La plupart des hommes politiques de la Troisième République ne manqueront pas d'y aller de leur opuscule sur « la question sociale et le moyen de la résoudre ». Mais la mobilisation ne se limite pas aux sphères politiques. La pratique de la charité se trouve aussi au cœur de débats passionnés. Dès le début du XIXe siècle, le Baron de GUÉRANDO introduit dans son ouvrage Le Visiteur du Pauvre de nouveaux principes, comme celui de la réciprocité. Pour lui, le don comme le secours ne peuvent exister sans contrepartie. De même, la charité ne peut plus être pratiquée avec l’individu comme unique destinataire. Il est nécessaire qu’elle s’exerce en référence à une communauté en articulant intérêts individuel et collectif. Cette « révolution de la charité  » se trouve à la base d’une recomposition majeure du contexte existant jusqu’alors. La philanthropie sort du cénacle religieux et mobilise de nouveaux acteurs : des hommes politiques mais aussi des notables comme les magistrats, les médecins et … les patrons. Cette recomposition ne va pas sans heurts ni débats et la « question sociale » devient vite un des champs de bataille sur lesquels vont s’affronter laïcs et religieux. La peur du « Grand soir » et le souci de lutter contre l’extension des idées révolutionnaires influencent de façon majeure les initiatives. Une vision de la société fonctionnant comme une « grande famille » et impliquant une interdépendance entre les membres qui la composent s'impose peu à peu. Aux bénéfices réciproques, mais autonomes, de la charité – « gagner son paradis » – se substitue la relation d’échange. Certes, l’idée est d’améliorer la condition ouvrière pour réduire les risques d’explosion et de désordre, mais l’intérêt porté aux pauvres doit aussi permettre de les faire accéder à une modification de leur conduite. La paix sociale côtoie le relèvement moral, non comme une œuvre de redressement mais comme une accession possible, pour une classe laborieuse et « abrutie » par sa condition, aux règles morales garantes de l’harmonie de l'ensemble de la société.

L’objet de notre recherche n’est pas de développer sous quelles formes et dans quels cadres le mouvement philanthropique, en plein essor tout au long du XIXe siècle, servira de socle à l’émergence des professions du « social ». Nous ne pouvons non plus dérouler précisément les différentes étapes législatives et administratives qui vont améliorer les pratiques assurancielle et assistancielle 102 . Néanmoins, il nous paraît souhaitable de relever deux aspects à nos yeux fondamentaux pour la compréhension du contexte. Le premier, déjà évoqué, stipule que les liens d’interdépendance à l’intérieur de la société, s’ils n’excluent pas une certaine hiérarchie, obligent à une solidarité bien comprise ; le second s’appuie sur le fait qu'au-delà de la paix sociale au sens de l’ordre rétabli, la recherche d’une synthèse harmonieuse évacuant les conflits doit être à l'œuvre. Cette vision pacifiée, quelquefois à l’extrême, des rapports sociaux entre les classes n’est pas sans provoquer quelques secousses. C’est le cas, tout d’abord, dans le domaine religieux où la « question sociale » vient troubler des pratiques séculaires.

Une des réponses les plus remarquées est la publication de l’encyclique Rerum Novarum qui va représenter la référence stable et incontestée des catholiques pour toutes les questions touchant à la condition ouvrière 103 . Édictée le 15 mai 1891 par le Pape Léon XIII, elle est une tentative de régénérescence de la mission de l’Église. Elle marque aussi une réelle prise de conscience des changements profonds qui affectent la pratique religieuse. Léon XIII rappelle aux riches, et notamment aux patrons, leur devoir vis-à-vis des « hommes des classes inférieures » 104 . Il s’en prend aux idées socialistes, sources de haine et de violence selon lui, qui remettent en question les fondements vitaux comme la propriété et les fonctions de l’État. Mais c’est surtout le message de « la réconciliation entre les classes » qui va marquer le mouvement des catholiques dits « sociaux ». Par l’idée de réconciliation, il faut entendre le rejet d’un progrès qui surgirait d’une violente secousse sociale mettant aux prises deux classes antagonistes. La violence n’est jamais considérée comme un moyen efficace pour progresser ; le conflit est à bannir car il dresse les hommes les uns contre les autres dans des combats absurdes. Cette vision veut se convaincre d’une concorde possible, pour peu que l’action vise à approcher et pénétrer la condition ouvrière. L’antagonisme de classe est censé ne pouvoir résister à cette recherche de compréhension mutuelle, ce qui conduira certains mouvements à prôner « d’aller au peuple », voire pour certains audacieux et audacieuses « se faire peuple ». Toutefois dans cette proclamation, il y a aussi le souci d’occuper le terrain. L’influence des idées révolutionnaires et socialistes est vécue comme un contre-pouvoir menaçant pour l’influence chrétienne. Il y a là un territoire à christianiser ou à rechristianiser. Aussi, bien que l’idée de réconciliation soit porteuse d’une certaine paix sociale, la conquête du peuple n’exonère pas de positions fortes et d’une lutte à mener contre « les idéologues de la destruction ».

Les chrétiens ne sont pas les seuls à vouloir reconquérir un terrain perdu. Les républicains sont, eux aussi, à la recherche d’une place à tenir. La démarche de réconciliation et de pacification, telle qu’elle est prônée par une partie des catholiques, leur semble encore trop inspirée d’une conception inégalitaire. De plus, il faut nous resituer dans le contexte d'une sorte de guerre sans merci que se livrent alors laïcs et religieux. L’anticléricalisme est virulent et sans concession. Certaines doctrines qui vont émerger de ce bouillonnement tentent de répondre par une idéologie prenant la forme d'une synthèse entre marxisme et libéralisme. L’une des plus marquantes est le « Solidarisme »dont l’initiateur, Léon BOURGEOIS, est membre du Parti Radical-socialiste 105 . Le Solidarismese propose de rendre compatibles le progrès de la société et l’épanouissement de l’individu – de tous les individus. Considérant que « l’homme naît débiteur de l’association humaine », l’État se doit de compenser les manques et de réparer les injustices afin de « maintenir toutes les catégories, tous les individus en état d’œuvrer au cours du progrès ». Pour tenir cette gageure, le développement du droit social et des réformes légitime l’intervention de l’État dans des sphères de plus en plus nombreuses 106 . L’intervention se déploie « partout où le sens de la responsabilité du chef de famille ou du chef d’entreprise apparaît insuffisante pour satisfaire ces exigences. »

La question sociale va-t-elle devenir un vaste champ de bataille sur lequel s’affronteraient des militants catholiques régénérés par Rerum Novarum et des républicains légitimés par le Solidarisme, sans oublier les syndicats préparant la Révolution ? En fait, des mouvements d’alliance et de convergence ne manquent pas de se produire et sont le fruit, notamment, de la sécularisation du « social ». Sécularisation bien sûr provoquée par l’anticléricalisme et la progression incessante des républicains contre la puissance de l’Église. Néanmoins, nous ne pouvons que souscrire à l’hypothèse développée par Christine RATER-GARCETTE qui démontre comment la séparation de l’Église et de l’État a permis, voire libéré, les initiatives des catholiques sociaux pour qu'ils s’engagent résolument dans l’action sociale, sous des formes parfois en rupture avec les pratiques caritatives et philanthropiques 107 . En effet, la mission moralisatrice apparaît pour beaucoup comme un obstacle à une véritable immersion et il faut chercher d’autres buts à l’action. Pour certains mouvements, la croyance dans la vertu libératrice du progrès et de la connaissance est partagée avec les laïcs. Mieux former et mieux préparer celles et ceux qui « vont au peuple » apparaît comme une impérieuse nécessité. Prenons l’exemple du Mouvement du Sillon, créé par Marc SANGNIER 108 . Il veut assurer la formation de la jeunesse ouvrière par des cercles d’études favorisant l’émergence d’une élite capable d’ « agir sur la masse pour la pénétrer et la transformer ». Pour lui « le peuple dès le départ doit être libre et prendre en main ses responsabilités ». La démarche porte sur l’espoir mis dans l’éducation et l’accès à la connaissance à son niveau le plus élevé. Les cercles d'éducation populaire se mettent en place, au sein desquels le mélange des milieux et des sujets débattus est privilégié. Il s’agit de réconcilier l’Église et la République, seul moyen d’assurer une paix réelle entre les classes sociales.

Cette recherche d’un œcuménisme social ne va pas sans heurts ni malheurs. Elle peut être suspectée de subversion et de collusion avec les idées socialistes. L'engagement politique de Marc SANGNIER qui, dès 1908, se présente à des élections, accentue plus encore la tension entre l'œuvre sociale et l'engagement partisan. La plus haute autorité de l'Église intervient. Pie X, qui a succédé à Léon XIII, rappelle à Marc SANGNIER que l'action politique est réservée aux laïcs et qu'elle doit être séparée de l'action spirituelle. De ce rappel à l'ordre « dur mais paternel » le mouvement du Sillon ne se remettra pas car il est interprété, en son sein comme à l'extérieur, comme une condamnation définitive. La leçon qui en sera retenue est l'existence d'une incompatibilité profonde et constitutive entre le « social » et le « politique ». Le « social » devient ainsi une entité qui, se suffisant à elle-même, pourrait – pourquoi pas ? –, transcender toutes les autres.

Dans la sphère de l'action sociale, outre la volonté d'approcher et de mêler différentes classes sociales, la règle constante est de pratiquer un œcuménisme permanent. Catholiques, israélites et protestants se côtoient, réfléchissent, voire agissent ensemble. Et nous ne pouvons terminer cette étude trop brève sur l’émergence de ces mouvements composant la galaxie complexe du « social », sans nous intéresser à la place prise par les protestants. Bien que minoritaires, notamment par rapport aux catholiques, leur influence est bien réelle. Elle est caractérisée par des idées qui ne peuvent que trouver un écho favorable dans ce domaine. Tout d’abord la primauté de l’individu sur le groupe, ensuite l’importance donnée à l’action, une action qui doit mener à la justice sociale. Fruits de persécutions séculaires, leur tolérance et leur engagement dans le champ social les rendent particulièrement présents dans le débat politique et social 109 . Dernier point enfin, et non des moindres, leur souci d’adapter la religion à « la société moderne », qui les rend plus sensibles et moins rétifs à une participation active dans la sphère politique. Plus proches des républicains que les milieux catholiques, ils occupent dans la Troisième République une place importante et exercent une influence incontestée. Vont-ils jusqu’à concevoir une analyse plus ouverte au sujet de la lutte des classes et du marxisme ? S’ils n’apportent pas leur caution à ce qui est considéré comme une théorie contraire à l’esprit de l’Évangile et comme une menace de déchristianisation totale, la lutte des classes est vécue comme une réalité incontournable. « C’est la dialectique entre la lutte des classes et la solidarité qui permettra de résoudre la question sociale » 110 . Il n'existe pas d'incompatibilité majeure entre le protestantisme et la Philosophie des Lumières. La relation pacifiée des « Huguenots » avec la laïcité les dispense des tourments vécus par les catholiques « sociaux ». Depuis longtemps, le monde de la santé et des soins représente un domaine dans lequel ils ont pu apporter leur contribution propre dans la formation comme dans l'organisation d'établissements hospitaliers 111 . Comme au sein du catholicisme, la « question sociale » fait émerger de nouveaux courants qui tentent de prendre en compte les évolutions jugées indispensables à la poursuite d’une action sociale et spirituelle adaptée. Dans la même période, naît le « christianisme social », versant protestant d'une tentative d'évolution d'une Église menacée de se couper des classes populaires. Pour les tenants du christianisme social, il est nécessaire de se mettre :

‘« en quête d'une troisième voie, d'un 'ni ni' qui renvoie dos à dos et une religion qui serait aveugle à la question sociale, et un socialisme qui se fermerait à la dimension spirituelle de l'homme » 112 . ’

Si, comme le catholicisme social, les résultats de leur influence au sein de la classe ouvrière en général et des syndicats en particulier furent largement en deçà des espérances, de nombreux pasteurs et fidèles s'engagèrent dans l'action sociale en y apportant une sensibilité particulière et des engagements sans ambiguïté. Parmi ces engagements, le refus de l'antisémitisme, qu'il soit nazi ou français, fait qu'en règle générale le protestantisme a pu se garder « de la vulgate antisémite et xénophobe, ou de l'indifférence sans sympathie » 113 qui allait marquer si profondément, dans les années trente, la société française.

Notes
100.

Jacques DONZELOT, L’Invention du social, essai sur le déclin des passions politiques, Fayard, 1984.

101.

Michelle PERROT, «Sortir» in Geneviève FRAISSE et Michelle PERROT (dir.) Histoire des Femmes, Plon, 1991, Tome IV : Le XIXe siècle, p. 468.

102.

Outre l'ouvrage de Jacques DONZELOT déjà cité, on pourra se reporter, entre autres, à Colette BEC, Assistance et République, la recherche d'un nouveau contrat social sous la IIIe République, L'Atelier, 1994 ; Robert CASTEL, Op. cit. : François EWALD, L'État Providence, Grasset, 1986.

103.

Léon XIII, Rerum Novarum, 15 mai 1891, Conditions des ouvriers et restauration sociale.

104.

«N’oublie pas ô riche que le travailleur est ton frère et que tu lui dois un partage équitable des biens qu’il t’aide à amasser

105.

Léon BOURGEOIS (1851-1925), avocat et homme politique, diffuse ses idées tant par la publication d'une série d'articles regroupés dans un ouvrage publié en 1896, Solidarité, que par la Société d'Éducation Sociale, association créée en 1895 «pour la propagation des idées nouvelles».

106.
107.

1 Christine RATER-GARCETTE, La Professionnalisation du Social, Action Sociale, Syndicalisme, Formation, 1880-1920, L’Harmattan, 1996, pp. 32-38.

108.

2 Marc SANGNIER, 1873-1950, issu d'une famille aisée, est influencé très jeune par l'encyclique Rerum Novarum, et organise des cercles de discussion entre étudiants et ouvriers au cours de ses études secondaires. Il rejoint, en 1898, une revue Le Sillon, dont il renforce le projet d'une «Église démocratique » en faisant œuvre religieuse, morale et sociale par l'organisation d'une éducation populaire. Après le rappel à l'ordre papal dont le mouvement qu'il dirige ne pourra se relever, Marc SANGNIER poursuit des tentatives en politique en se présentant aux élections législatives. Après plusieurs échecs, il est élu député sur PARIS en novembre 1919. Battu en 1924, il s'engage dans l'action internationale et devient un ardent pacifiste. En avril 1939, après la mort de son fils cadet, il se retire en Corrèze et abandonne toute activité durant la Seconde Guerre mondiale. Membre du Mouvement Républicain Populaire créé en 1945, il est élu député à nouveau sur PARIS en 1946. Pour une connaissance plus approfondie de l'action de Marc SANGNIER, on pourra se reporter à la biographie de Madeleine BARTHÉLÉMY-MADAULE, Marc Sangnier, 1873-1950, Seuil, 1950.

109.

Pour une analyse de la place des protestants dans l’action sociale, on se reportera à l’ouvrage de C. RATER-GARCETTE, Op.cit. pp. 51 à 57.

110.

Jean BAUBEROT, Le Retour des Huguenots, Cerf, 1985, p. 130.

111.

Voir Simone CRAPUCHET, Protestantisme et écoles de soins infirmiers, de la IIIe à la Ve République, Montpellier, Presses du Languedoc, 1996.

112.

Patrick CABANEL, Les Protestants et la République, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000, p. 94.

113.

Patrick CABANEL, Op.cit., p. 177.