Chapitre 3 : Des années grises aux années noires, 1930–1939

I — Les étrangers : un « mal nécessaire »

1. Un pays meurtri et bouleversé par la première guerre mondiale.

En France, l’accroissement naturel de la population est en stagnation depuis la fin du XIXe siècle. Le recensement de 1911, en décomptant 39.650.000 résidents permanents –(ce qui représente le cinquième rang européen), confirme l'existence de signes préoccupants d’une société dont les générations ne se renouvellent plus et qui donne des indices inquiétants de stagnation, voire de régression. Ainsi, à sept reprises entre 1890 et 1913, le nombre des décès est supérieur à celui des naissances. La France affiche un taux de natalité situé au dernier rang européen et la mortalité y est la plus forte du fait de la prégnance de « fléaux sociaux » comme la tuberculose, l’alcoolisme et les maladies vénériennes qui font des ravages, notamment dans les couches sociales les plus fragiles 114 . Sur le plan économique, la réalité est plus contrastée. À la veille de la guerre, bien que sa balance commerciale soit déficitaire, la France est la deuxième puissance financière d’Europe. L’industrialisation est en pleine expansion avec, en 1913, un taux de croissance de plus de 5,2%. L’extraction minière est multipliée par deux en quelques années, la métallurgie progresse et la sidérurgie explose. Mais ce fort accroissement ne doit pas occulter des zones de fragilité comme le retard pris, par rapport aux autres puissances européennes, dans le domaine de l’urbanisation. En 1911, La France ne compte que 16 villes de plus de 100.000 habitants, contre plus de cinquante en Grande-Bretagne ou encore en Allemagne. Le monde rural reste dominant dans la société française mais il souffre, lui aussi, d’un retard aigu de mécanisation et de modernisation et il doit mobiliser une main-d’œuvre abondante, confisquant ainsi un potentiel qui aurait pu contribuer à l’essor de l’industrie.

La Grande Guerre va, de façon brutale, accentuer les déséquilibres d’une société déjà fragile avec, au premier plan, un bilan démographique catastrophique. Le conflit armé provoque des coupes sombres dans les classes d’âge appelées par la mobilisation. Mobilisation et incorporation sont redoutablement organisées puisque peu d'hommes échappent à l’appel. Les pertes humaines furent, hélas, à la hauteur de cette efficacité. Le total des décès, tant civils que militaires, s’élève à 1.420.000 morts 115 . Dans certaines régions le pays n’est plus qu’un immense champ de ruines nécessitant un effort de reconstruction sans précédent. L’état des finances publiques est alarmant. Bref, c’est un pays à genoux qui sort victorieux d’un conflit d’une violence sans précédent.

Mais, épreuve insoutenable et inhumaine, cette guerre contribue aussi indéniablement à l’évolution des mentalités et permet un passage violent mais irrémédiable dans le XXe siècle. Ainsi, les nécessités matérielles pour le soutien à l’effort de guerre bouleversent les rôles sociaux traditionnels, notamment dans l’activité économique. Durant le conflit, les femmes prennent en main les commerces, le labour des champs et, tâche qui leur est plus familière, la survie quotidienne de la famille. Par leur embauche dans les industries d’armement, elles contribuent à maintenir l’activité indispensable pour une économie de guerre. Durant les quatre années du conflit, des travailleurs étrangers sont appelés à leurs côtés pour combler les manques dus à l’absence des hommes dans les principaux secteurs de l’économie. Dès le début du siècle, on avait pu observer le renforcement de la présence d’une population étrangère attirée par la demande de main-d’œuvre et par l’absence de contraintes administratives en matière de circulation transfrontalière. Le déclenchement des hostilités provoque le départ de milliers de résidents étrangers avec leurs familles. Ceux qui restent et qui sont ressortissants des pays ennemis sont internés dans des camps, préfigurant ceux qui dès 1939 « accueilleront » les étrangers jugés « indésirables » 116 .

Il faut donc organiser, dès 1915, l’immigration de travailleurs industriels et agricoles. Pour cela, deux services sont créés : l’un au sein du ministère de la Guerre, l’autre à l’Agriculture. Le décret du 14 septembre 1916 prévoit l’introduction de travailleurs coloniaux nord-africains, indochinois et malgaches. Le service ouvrier du sous-secrétariatd’État à l’Artillerie et aux Munitions deviendra plus tard le Service de la Main d’Œuvre Étrangère au sein du ministère de l’Armement, avant d’être rattaché, en 1917, au ministère du Travail et de la Prévoyance Sociale (MTPS). La coordination entre les deux services est assurée par la Commission interministérielle de la main-d’œuvre, mise en place en septembre 1915 auprès du MTPS 117 . Durant le conflit, 220.668 hommes sont appelés à venir en France pour assurer un appoint en main-d’œuvre dans l’industrie de guerre. Pour la seule année 1917, 83.701 introductions sont effectives 118 . Ces travailleurs sont soumis à un régime particulier de discipline et de vie collective sous haute surveillance. À la fin des hostilités, ils seront renvoyés dans leurs terres d’origine sans plus d’attention ni remerciements, considérés et traités comme de simples rouages d’appoint. Outre cette main-d’œuvre très contingentée et puisée dans les ressources offertes par l’empire colonial, les besoins liés à l’industrie nécessitent le recours à 82.000 ouvriers, majoritairement grecs, portugais ou espagnols et, dans une moindre mesure, italiens.

Le monde rural se trouve quasiment à l’abandon durant la période du conflit. Les besoins en main-d’œuvre, déjà sensibles avant l’ouverture des hostilités, s’accroissent subitement du fait de la véritable saignée que l’incorporation a opérée dans les classes d’âge masculines les plus vigoureuses. L’Office de la main-d’œuvre agricole au sein du ministère de l’Agriculture, qui deviendra en 1917 le Service de la Main d’Œuvre Agricole, se charge, surtout dans les années 1915 et 1916, de l’immigration d’ouvriers, pour la plupart espagnols et portugais. Cette immigration sera aussi une immigration familiale. Néanmoins, ces introductions compensent à peine les retours au pays d’ouvriers espagnols au moment de la déclaration de guerre 119 .

Au total, ce sont 440.000 travailleurs immigrants qui auront été introduits et placés dans l’économie de guerre par l’action conjuguée des deux services ministériels. Au sortir du conflit, chacun d’eux continue de fonctionner et reste intégré à son ministère d’origine 120 .

Une organisation n’est pas une politique et, si l’objectif premier – substituer à une main-d’œuvre nationale déficitaire une main-d’œuvre immigrée et coloniale – peut être considéré comme atteint, il n’entre pas dans une visée à long terme sur la place – permanente ou conjoncturelle – et sur la fonction – économique ou de peuplement – de ces populations étrangères dans le territoire national. En ruine et exsangue, la France se doit de donner au pays les moyens d’assurer sa reconstruction et de pallier les graves insuffisances qui caractérisent la société au seuil des années vingt. Cette « urgence du moment » sera pour longtemps le seul cadre donné au recours à l’immigration.

Sur le plan démographique, la situation, déjà préoccupante au début du siècle, devient franchement alarmante. Durant les années du conflit, on observe une baisse inexorable du nombre des naissances, si bien qu’au sortir de la guerre le déficit des naissances coïncide pratiquement avec le nombre des morts au combat 121 . La brève reprise de natalité dans les années 1920 et 1921 est malheureusement illusoire et, en 1922, son taux redescend au palier d’avant-guerre. À cette perte de vitalité doit s’ajouter le compte des morts de quatre années de combat. Et le constat est terrifiant : 1.138.000 morts, soit plus de 10% de la population masculine. À ce premier chiffre si terrible, il convient de rajouter 2.800.000 blessés, dont plus d’un million resteront invalides 122 . Pendant les quatre années de guerre, si l’activité féminine a permis de combler une partie du déficit de main-d’œuvre, le phénomène ne persiste pas au retour de la paix. On assiste même à un véritable effondrement de l’activité des femmes dans l’industrie. Et l’augmentation de leur présence dans les services marchands et non marchands ne compense pas un mouvement d’ensemble caractérisé par un retrait net de la population féminine dans l’ensemble de l’activité économique 123 . Cela dit, il faut souligner que, tant dans l’industrie que dans l’agriculture, le fléchissement est encore plus net en ce qui concerne la population masculine. L’exode rural augmente avec le développement de l’industrialisation et le maintien de conditions de travail pénibles liées au retard de la mécanisation. Outre le déficit démographique cumulé, des évolutions sensibles se font jour, signes de nouvelles manières de vivre et de nouvelles aspirations. Ainsi « la plume chasse l’outil » et, de plus en plus, les travaux à forte pénibilité sont délaissés pour les professions du secteur tertiaire. Or, tant le monde agricole que l’industrie qui se développe, sans parler des grands travaux de reconstruction nécessaires du fait de l’état de ruine dans lequel se trouvent certaines régions, nécessitent une main-d’œuvre de masse 124 . Avec une démographie exsangue et des besoins économiques forts, une main-d’œuvre étrangère devient impérative. Dans les pays susceptibles de la fournir, la natalité est souvent à un taux élevé et la pauvreté persistante. La dynamique de l’offre et de la demande semble bien en place. Les lois restrictives, votées en 1921 et 1924, visant à limiter l’entrée sur le territoire américain des nouveaux immigrants vont compléter la liste des causes qui feront de la France, à cette période, le premier pays d’immigration 125 .

L’interventionnisme de l’État, instauré pendant la période de guerre, pouvait-il se poursuivre pour organiser cet appel massif à la main-d’œuvre extérieure ? Au-delà de la période de guerre, les deux ministères chargés des recrutements de travailleurs étrangers et coloniaux ont conservé leurs services spécialisés en la matière. Dès 1919, une série de conventions de travail se négocient et se concluent, d’abord avec la Pologne puis avec l’Italie et la Tchécoslovaquie 126 . L’ampleur de la tâche et des enjeux pouvait légitimement conférer une place de choix à une mobilisation politique d’envergure. Or, il semble bien que, au-delà des questions d’organisation des flux de main-d’œuvre et des préoccupations d’ordre sanitaire, la question de l’immigration ne fasse l’objet d’aucune réflexion prospective sur les effets d’un tel afflux, aussi encadré soit-il. Entre une immigration à caractère purement économique induisant plutôt l’appel à une main-d’œuvre masculine, et une immigration de peuplement plus tournée vers la venue de familles, aucun dessein d’ensemble ne permet d’établir leur complémentarité en fonction des besoins de la nation.

Notes
114.

Ralph SCHOR, La France dans la Première Guerre Mondiale, Nathan, 1997, p. 10.

115.

Les pertes militaires représentent 16 % des appelés et 27 % des effectifs engagés. J. DUPAQUIER, Histoire de la Population Française, de 1914 à nos jours, Volume 4, PUF, p. 60.

116.

Sur les camps d’internement de la Première Guerre mondiale, on se reportera à l’ouvrage de Jean-Claude FARCY, Les Camps de Concentration Français de la Première Guerre Mondiale (1914-1920), Anthropos, 1995. Pour l’auteur, si le nombre exact d’internés ne peut faire l’objet que d’une estimation, il évalue néanmoins qu’à la fin de l’année 1914, le nombre total d’étrangers internés approche le chiffre de 45.000 personnes. 12.000 civils Austro-allemands se trouvaient encore dans les camps français au début de l’année 1918 et on peut estimer que, durant toute la période du conflit, 60.000 personnes ont été touchées par une mesure d’internement : Jean-Claude FARCY, Op. cit., p. 129.

117.

Un décret du 18 Octobre 1917 renforce le lien entre la Commission et le ministère.

118.

La répartition en est la suivante : 75.900 Algériens, 4.900 Indochinois, 3.500 Marocains. Jacques DUPAQUIER, Op.cit, p. 66.

119.

Sur 193.700 ouvriers espagnols, 96.900 sont des ouvriers agricoles et 92.000 retournent dans leur pays.

120.

Vincent VIET note toutefois que les deux services n’apparaissent pas les organigrammes : Vincent VIET, La France Immigrée. Construction d’une Politique, 1914-1997, Fayard, 1998, p. 36.

121.

Les mesures prises, telles que les permissions accordées aux mobilisés en 1917 pour revivifier le nombre des naissances, n'auront pas l'effet escompté.

122.

1.110.000 exactement dont 300.000 mutilés.

123.

Voir : Françoise THÉBAUD, «La Grande Guerre, le triomphe de la division sexuelle» in Georges DUBY et Michelle PERROT, Histoire des Femmes en Occident, Tome 5 : «Le XXe siècle» sous la direction de Françoise THÉBAUD, Plon, 1992, pp. 31-74.

124.

Ajoutons à ce tableau que, sur le plan politique, la mise en place en 1919 de la journée de travail de huit heures crée aussi des besoins supplémentaires.

125.

Gérard NOIRIEL, Le Creuset Français. Histoire de l’immigration, XIXe-XXe siècle, Seuil, 1988, p. 11.

126.

Le 3 septembre 1919 avec la Pologne, le 30 septembre 1919 avec l’Italie et le 20 mars 1920 avec la Tchécoslovaquie.