2. L’immigration : une vague grandissante et silencieuse.

Facilité par la croissance économique qui se maintiendra jusqu’au seuil des années trente, l’appel à la main-d’œuvre étrangère connaît peu d’entraves et des milliers d’étrangers entrent en France. Sur le plan politique, le retour de la droite au pouvoir en 1919 accélère et conforte la tendance d’un non-interventionnisme de l’État en la matière, la question est considérée comme relevant du seul domaine économique 127 . Pourtant, le phénomène est sans précédent. « L’invasion pacifique » gonfle et enfle surtout durant la décennie 1921-1931, où l’on passe de 1.631.000 à 2.890.000 étrangers 128 . De 1921 à 1930, 1.666.000 entrées de travailleurs étrangers sont enregistrées pour 517.000 sorties. Le phénomène s’effondre dans la décennie suivante pour des raisons que nous analyserons ultérieurement 129 .C’est en 1924 que la courbe ascendante atteint son niveau le plus haut. On dénombre alors 217.603 entrées 130 . L’examen des statistiques des entrées et sorties contrôlées (donc non exhaustif) nous enseigne que, loin d’être en progression régulière et continue, l’immigration connaît d’une année sur l’autre et d’un secteur à l’autre (agricole/industriel) des variations importantes. Ces variations sont surtout sensibles dans le secteur industriel, où l’appel à la main-d’œuvre suit par poussées la conjoncture économique. Dans le secteur agricole, en revanche, les écarts sont moins brusques. C’est la conséquence de besoins en main-d’œuvre toujours renouvelés pour des raisons déjà soulignées – exode rural, besoin de « bras » du fait de la lenteur de la mécanisation, mobilité sociale des nationaux – et de la difficulté à fixer le mouvement de la main-d’œuvre agricole étrangère. Les conditions matérielles de travail, de logement, de rémunération et de protection sont si défectueuses que, bien souvent, au désespoir des exploitants agricoles, les ouvriers agricoles, garçons de ferme et autres vachères vont tenter leur chance sous des cieux moins austères et plus confortables. Les raisons de cette évaporation ne sont pas liées à des exigences extravagantes. Elles démontrent plutôt l’état particulièrement désastreux des conditions de vie, sanitaires entre autres, dans la belle campagne française de l’époque 131 . Alors que, durant les années 1927 et 1928, les entrées dans le secteur industriel s’effondrent littéralement, le secteur agricole accuse un moindre fléchissement et représente le double des entrées dans le premier secteur 132 . Mais le taux de rupture de contrat avant l’échéance normalement prévue peut atteindre 18% à certaines périodes. Parmi les causes le plus fréquemment évoquées, on trouve les conflits liés au taux de salaire (25%), aux conditions de travail – travail le dimanche, travail journalier trop long – (18%) et au logement (11%) 133 .

La loi du 11 Août 1926 tente de mettre fin à l’instabilité chronique des travailleurs étrangers désertant l’agriculture pour aller se faire embaucher dans le secteur industriel – secteur dans lequel les employeurs eux-mêmes prennent des initiatives. Pour éviter les frais d’acheminement depuis le pays d’origine jusqu’en France, ils n’hésitent pas à aller débaucher les salariés agricoles en leur promettant de meilleures conditions de travail et de salaire. Désormais, selon la loi, un employeur ne peut procéder à l’embauche d’un étranger dont la carte d’identité ne porte pas la mention « travailleur ». Dans un délai d’un an après la délivrance de la carte, l’étranger doit rester dans la catégorie d’emploi –(agricole ou industrielle) pour laquelle il a été autorisé à entrer en France. Si cette loi est difficile à appliquer de façon stricte, elle inaugure une longue série de mesures dont l’application a pour but de contrôler puis de restreindre la circulation des travailleurs étrangers, tout d’abord dans les zones transfrontalières puis sur l’ensemble du territoire 134 . Fixer la mobilité devient une exigence impérieuse due à la méfiance accrue vis-à-vis d’une population mouvante, donc incontrôlable, et sujette à tous les soupçons et accusations.

La formidable croissance de la présence étrangère en une seule décennie, couplée à une série de difficultés économiques, déchaîne bien des réactions tant dans l’opinion publique que dans les partis politiques. L’évolution de cette présence comporte en effet des caractéristiques spatiales et nationales. D’une migration à l’origine plutôt saisonnière et de proximité frontalière, nous passons à une immigration plus permanente qui se diffuse et s’implante plus profondément à l’intérieur du pays. En outre, les étrangers proviennent de pays de plus en plus éloignés du territoire français. En dix ans, il faut noter à l’intérieur de ce flux croissant des redistributions et des évolutions non négligeables. Ainsi, les Belges voient leurs effectifs baisser de façon régulière et passent de 349.000 en 1921 à 253.700 dix ans plus tard. La progression la plus spectaculaire provient de l’immigration polonaise dont la présence en France va passer de 45.800 personnes en 1921 à 507.800 en 1931. En lien avec cette croissance d’une importance exceptionnelle, on peut observer une augmentation non négligeable de la présence de Nord-africains 135 . Ainsi en 1931« le cycle belge est achevé ; le cycle italien est en cours ; le cycle polonais encore naissant » 136 .

Notes
127.

Pour les élections législatives de novembre 1919, le Bloc National républicain se constitue, au lendemain de la Première Guerre mondiale, en regroupant les forces du centre et de la droite, la droite catholique, des nationalistes et des monarchistes ainsi que quelques radicaux et socialistes. Son programme, édifié autour d'une application stricte du Traité de Versailles et de la défense de la propriété, reçoit l'appui, entre autres, du patronat lui permettant de gagner les deux tiers des sièges à l'Assemblée Nationale. Gouvernant durant quatre ans, la coalition sera battue en 1924 par le Cartel des Gauches.

128.

Le recensement de 1911 en dénombrait 1.150.000. Jean-Charles BONNET évalue qu’en réalité, en 1931, le chiffre de 3 millions est atteint, voire dépassé.

129.

De 1931 à 1940, les entrées s’élèvent à 618.000 pour 479.000 sorties. J. DUPÂQUIER, Op. cit., p. 103.

130.

Ralph SCHOR, Histoire de l’Immigration en France de la fin du XIXe siècle à nos jours, A. Colin, 1998, p. 58.

131.

Sur les conditions de vie dans les exploitations agricoles jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, voir : «La Fin de la France Paysanne» in G. DUBY et A. WALLON (dir.), Histoire de la France Rurale, Tome 4, Seuil, 1976, pp. 187 à 212.

132.

En 1927, le secteur industriel comptait 18.778 entrées pour 45.547 dans le secteur agricole ; en 1928, les chiffres étaient respectivement de 36.055 et 61.687 entrées. À noter qu’en 1926 on dénombrait 98.949 et 63.160 entrées (R. SCHOR, Op. cit., p. 58).

133.

Rapport de Marcel PAON, chef de service de la Main d’Œuvre Agricole présenté au CNMO, cité par Ralph SCHOR, Op.cit., p. 78 et Janine PONTY, Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l’entre-deux-guerres, Publications de la Sorbonne, 1988, p. 98.

134.

Gérard NOIRIEL, Op.cit., p. 118.

135.

Leur nombre passe de 36.300 à 102.000 sur la décennie. L’ensemble des éléments statistiques cités ci-dessus sont tirés de Ralph SCHOR, Op. cit., p. 60-61.

136.

Yves LEQUIN (dir.), La Mosaïque France. Histoire de l’Immigration et des étrangers, Larousse, 1988, p. 352.