3. Ambitions et fragilités des pouvoirs publics.

Face à un tel phénomène, quelle organisation faut-il mettre en place ? Nous avons déjà noté qu’après la Première Guerre mondiale, le SMOA et le SMOE continuent à jouer un rôle important en matière d’immigration. Vincent VIET le souligne : « […] Jusqu’au milieu des années trente, la marque de l’État reste en retrait même si de facto une organisation administrative est bel et bien présente et active » 137 . Cette marque présente, toutefois, des caractéristiques qui la fragilisent. Tout d’abord, on ne peut que constater un morcellement des compétences. Ainsi, cinq départements ministériels ont une capacité d’intervention dans le domaine : les ministères du Travail et de l’Agriculture déjà évoqués, ainsi que le ministère de l’Intérieur qui assure le contrôle et la surveillance des étrangers sur le sol français. Le ministère de la Justice, quant à lui, est chargé des naturalisations. Les négociations liées aux conventions internationales sont menées par le ministère des Affaires Étrangères 138 . Une répartition aussi éclatée présente bien des inconvénients lorsqu’il s’agit d’assurer une coordination et une cohérence dans les décisions et les mesures à prendre. Pour tenter de résoudre ces difficultés, des instances sont mises en place. C’est le cas de la Commission Permanente Interministérielle de l’Immigration ( ou CII) créée par un décret du 18 juillet 1920. Sa tâche consiste à préparer et contrôler l’application des traités internationaux concernant l’immigration. Sa composition prévoit initialement un directeur des Affaires administratives et techniques du ministère des Affaires Étrangères, les autres membres provenant des services des ministères de l’Intérieur, du Travail, de l’Hygiène 139 . L’absence de représentation du ministère de la Justice est symptomatique, selon Jean-Charles BONNET, de la priorité donnée à la gestion de la main-d’œuvre au détriment d’une politique de peuplement. Ce choix, au moment de la crise économique et des mesures impératives à prendre pour faire face à la croissance du chômage, entraînera l’affaiblissement définitif de cette instance 140 . L’immigration, force de régulation économique, voit son volume varier selon les impératifs économiques. Voici pourquoi l’essentiel de son organisation va se trouver aux mains des associations patronales.

L’expérience de la venue, puis du rapatriement, de travailleurs étrangers – et, notamment, de « coloniaux » – pendant la Première Guerre mondiale a été jugée efficace. La nécessité de presser l’arrivée de nouveaux ouvriers conduit les syndicats d’employeurs à mettre en place un système de prospection, de contrôle et d’acheminement de la main-d’œuvre étrangère. En 1924, est créée la Société Générale d’Immigration (SGI) ; cette création est issue des efforts conjugués du Comité Central des Houillères de France (CCHF) et de l’Office central de la main-d’œuvre agricole 141 . La SGI est chargée d’acheminer les travailleurs étrangers recrutés sur place par ses agents jusqu’aux centres, comme celui de TOUL, où la majorité des Polonais venant travailler en France ont transité. À la tête de la Société, la présence des plus hauts dirigeants du monde économique et du monde politique fait de cette organisation une instance à l’efficacité et à l’influence incontestables. Le Président du Conseil d’administration, Édouard de WARREN, appartient au syndicalisme agricole patronal. Il est aussi député de la Meurthe-et-Moselle et secrétaire général de l’Union Républicaine Démocratique 142 . Le Directeur général est Jean DUHAMEL, responsable de la main-d’œuvre étrangère au CCHF. Rapidement, la SGI acquiert un quasi-monopole sur le recrutement collectif et l’introduction de main-d’œuvre. De 1924 à 1930, elle organise la venue de plus de 400.000 travailleurs 143 . Elle contribue ainsi de façon déterminante à « l’invasion pacifique ». Cette efficacité et ce monopole constituent une véritable force matérielle et financière 144 et lui donne vocation à se substituer aux services ministériels dont elle dénonce la carence. Elle développe une puissance et une autonomie qui inquiètent. Les craintes exprimées proviennent des pays dont sont originaires les travailleurs mais aussi d’une partie, certes limitée, de la classe politique française. Cette montée en puissance 145 symbolise l’abandon du problème aux seules priorités économiques, et le repli du politique ne manque pas d’inquiéter certains spécialistes qui tentent de mobiliser le gouvernement et les administrations pour une nécessaire reprise en main .

En effet, les préoccupations sont grandes par rapport aux conséquences d’une immigration non encadrée, et certaines voix s’élèvent en France pour réclamer l’adoption d’une réelle politique d’immigration. Dans un ouvrage publié en 1926, Marcel PAON exprime le souhait qu’une législation soit créée, ainsi qu’un « organisme puissant chargé de s’en servir dans le sens voulu par le pays » 146 . Membre du Conseil National de la Main d’Œuvre (CNMO) et du Conseil Supérieur de l’Agriculture, Marcel PAON est chef du Service de la Main d’Œuvre Agricole (SMOA). Expert auprès du Comité permanent de l’Émigration au BIT, il est aussi conseiller technique de la France à la Conférence internationale de l’émigration et l’immigration de Rome. C’est de là qu’il souhaite apporter sa contribution à ce qu’il considère comme des mesures indispensables pour faire de l’immigration une véritable source de bénéfices pour la France. La question démographique est au centre de ses préoccupations. S’il considère que la situation n’est pas aussi alarmante que l’on pourrait le supposer, s’inscrivant ainsi en faux contre les habituelles affirmations de ses contemporains sur la dévitalisation de la « race », il reconnaît néanmoins un « trou démographique » de 2.500.000 individus qu’il faut combler au plus vite. Il lui semble donc que l’immigration est seule susceptible d’apporter une réponse satisfaisante. Encore faut-il qu'elle soit encadrée pour répondre valablement à cette nécessité. Les besoins de peuplement impliquent , selon lui, l’appel à une immigration familiale, ayant vocation à s’implanter en milieu rural et de manière permanente 147 .

Cette préoccupation démographique et ce souci d’orienter la main-d’œuvre étrangère en milieu agricole sont partagés par Charles LAMBERT. Député radical de Lyon, Charles LAMBERT est membre de la Ligue des droits de l’Homme et devient, dès le début de sa carrière politique, un ardent défenseur et un interpellateur tenace des questions liées à l’immigration 148 . Il fonde l’Amitié Française, journal « consacré à la défense de [la] politique de naturalisation en masse et de courte échéance ». En 1928, il publie La France et les étrangers : dépopulation, immigration, naturalisation 149 . Si l’on y retrouve certains des arguments développés par Marcel PAON 150 , Charles LAMBERT s’inscrit néanmoins dans une vision plus pessimiste quant au problème démographique français, prédisant même un risque d’affaiblissement et de perte irrémédiable d’influence d’un pays qui se trouverait dans l’impossibilité de maintenir son emprise sur les colonies, voire qui serait menacé d’incapacité à se défendre en cas d’agression extérieure. Dénonçant l’anarchie administrative et l’insuffisance de la CIPI, il prône une politique de fermeté accrue pour expulser les éléments indésirables mais surtout une capacité d’attirer de nouveaux émigrants de « souche robuste » pour combler l’effondrement de la population rurale. Il préconise, lui aussi, la création d’un organisme fort qui concentrerait l’ensemble des compétences liées au contrôle de l’immigration. Et de citer l’exemple américain en mentionnant les 318 fonctionnaires permanents d’Ellis Island. Cet « Office national de l’Immigration  », qu’il appelle de ses vœux, se verrait également confier des compétences en matière de naturalisations. La naturalisation, dont Charles LAMBERT est un ardent défenseur, représente l’aboutissement naturel de l’immigration. Le souci d’assimiler les populations étrangères, du moins pour celles qui correspondraient aux critères établis par la France, reste prédominant dans cette plaidoirie pour une immigration « utile ».

Au-delà du caractère généreux d’une telle démonstration, les attentes liées à une politique de peuplement entraînent obligatoirement la fixation de critères de sélection propres à ne retenir que les « bons éléments » et à repousser les autres. Cette sélection, pour les deux auteurs, ne doit s’appliquer qu’aux recrutements organisés de main-d’œuvre. Ils l’excluent explicitement pour tout ce qui concerne les étrangers demandant l’asile. Dans cette logique de sélection, s’il faut faire abstraction des critères de religion et de nationalité, il est indispensable, pour Marcel PAON, de prendre en considération « la race » 151 . Même écho chez Charles LAMBERT qui définit même les « races les plus absorbables » :

‘« Parmi les latins, les Espagnols, les Italiens, les Belges (sic) constituent d’excellents éléments. [Il faut] en contrebalancer l’absorption par l’assimilation de slaves ou nordiques, de Tchécoslovaques, de Polonais, de Russes, de Suédois, de Hollandais, de Suisses, prolifiques et forts, dont le mélange serait particulièrement heureux. »  152

La prescription de cette potion revigorante est à accompagner de contrôles sanitaires préalables, renforcés par une éducation à l’hygiène, afin d’éliminer les individus porteurs de tares « morales et physiques ».

Notes
137.

Vincent VIET, Op. cit., p. 37.

138.

Aux cinq ministères concernés, il faut ajouter dès 1930 celui de la Santé Publique prenant en charge les aspects sanitaires en organisant des contrôles dans les bureaux d’immigration situés aux postes frontières. Sur les compétences respectives des ministères : Jean-Charles BONNET, Op. cit., pp. 32 à 56.

139.

Celui des « Régions Libérées », présent à la création de la CIPI, devait disparaître en 1921.

140.

Sur l’efficacité globale de la Commission, on peut noter un désaccord entre J.-Ch. BONNET et V. VIET.

141.

Ce dernier office est une organisation privée, créé en 1923, se chargeant de recruter des ouvriers dans les pays slaves. J.-CH. BONNET, Op.cit, p. 90.

142.

L'URD est un groupe parlementaire conservateur.

143.

Ralph SCHOR, Op. cit., p. 55.

144.

Le capital de la SGI passe de 2 à 20 millions de francs entre 1924 et 1930.

145.

La SGI ira jusqu’à imaginer un vaste projet de colonisation de l’Aquitaine par des émigrants agricoles. Le projet ne verra pas le jour mais illustre bien l’envergure de l’organisation patronale au faîte de sa puissance (Yves LEQUIN, Op. cit., p. 346). Sur la SGI, on pourra aussi se référer, entre autres, à Jean-Charles BONNET, Op. cit., pp. 89-94, et Ralph SCHOR, Op. cit., pp. 54-56.

146.

Marcel PAON, L’Immigration en France, Payot, 1926, p. 26.

147.

«Brémontier, pour vaincre le désert des Landes, y sema des pins. Pour vaincre l’abandon des hommes dans cette Gascogne si riche et si accueillante, nous avons dû y semer des étrangers.», Marcel PAON, Op. cit., p. 23.

148.

Sur Charles LAMBERT, voir Jean-Charles BONNET, Op.cit., pp. 79 à 85.

149.

Ouvrage publié par la Librairie Delagrave, 1928.

150.

Ce dernier fut son chef de cabinet au ministère de l’Agriculture.

151.

Marcel PAON, Op. cit., p. 114.

152.

Charles LAMBERT, Op. cit., p. 75.