II – Du service international d’aide aux émigrants au service social d’aide aux émigrants : la construction d’une reconnaissance par les pouvoirs publics.

1. Du don à la subvention.

Dès la création de l’Association, la nécessité vitale de consacrer une partie non négligeable de son activité à collecter les subsides nécessaires au fonctionnement du service a permis de construire certaines stratégies. Ces dernières s'avèrent plus ou moins efficaces pour diversifier l’origine des dons mais aussi pour en augmenter le montant global.

En règle générale, deux sources de collectes sont utilisées : d'une part, la prospection et la sollicitation auprès de bienfaiteurs, d'autre part, l’organisation de tombolas, thés dansants et concerts. La prospection s’effectue, comme nous l’avons déjà vu, par la mobilisation de cercles proches facilement accessibles du fait de l’appartenance sociale des membres du Conseil d’administration. Les limites d’une telle démarche conduisent les protagonistes à élargir le cercle d’origine et, dès 1926, à entreprendre des « tournées » auprès des employeurs et des industriels. Le nombre et la diversification des donateurs vont connaître, jusqu’en 1929, une augmentation significative, comme l'indique le tableau ci dessous :

Tableau N°1 : Évolution du nombre de donateurs et des sommes recueillies de 1925 à 1929.
Année 1925 1926 1927 1928 1929
Donateurs 3 20 53 56 60
Sommes (en F) 8000 22300 62540 58525 69444

Plus significative encore est la répartition entre les différentes catégories de donateurs. Si les bienfaiteurs contribuant à titre personnel – avec des dons relativement importants et répétés des membres du Conseil d’administration en période critique de déficit budgétaire – restent majoritaires au seuil des années trente, la participation des employeurs et industriels ne cesse de progresser.

Tableau N°2 : Répartition des dons (en francs) selon la nature des donateurs.
Année 1926 1927 1928 1929
Banques 1.500 2.000 1.750 2.600
Industriels 2.700 25.700 25.250 32.535
Particuliers 16.100 30.340 31.025 33.409
Œuvres de bienfaisance. 3.000 3.000 1.000 Non renseigné

L’examen de la liste exhaustive des donateurs, telle qu’elle est établie en 1929, montre la diversification mais aussi la dispersion des soutiens obtenus. Outre l’inégale importance des dons (pour les particuliers de 30 à 5000 francs, pour les industriels de 500 à 5000 francs), les sommes versées telle année ne sont pas reconduites l’année suivante, sauf démarche volontaire pour effectuer de nouvelles sollicitations avec des résultats aléatoires. Les fonds obtenus grâce à ces campagnes de collecte constituent cependant un soutien appréciable des actions. Appréciable mais trop fragile et toujours insuffisante pour assurer l’intégralité du budget de fonctionnement. En 1930, le budget total est évalué à 150.000 francs. Les souscriptions régulières couvrent à peine la moitié de ce montant. Quant aux manifestations mondaines diverses, elles semblent bien aléatoires pour combler la part restante. L’option, défendue notamment par Lucie CHEVALLEY, de professionnaliser le service rend obligatoire l’embauche de salariées, et la part des appointements représente très vite plus de 53% de la totalité du budget. L’activité ne cesse de croître et rend la charge de plus en plus lourde pour les salariées déjà présentes.

Le bilan tiré des premières années d’existence de l’Association met assez vite les responsables devant la nécessité, voire l’urgence, de transformer les sources des subsides afin de maintenir leur action au niveau des aspirations. Évoquée dès 1925, l’orientation consistant à s’intéresser de plus près aux problèmes de la main-d’œuvre étrangère s’appuie sur l’observation d’une décrue des services à rendre à une population en transit alors que la montée migratoire de travailleurs étrangers s’accentue. Les difficultés économiques dûes à la crise des années trente ont un impact direct sur les ressources de l’Association. Dès 1931, les contributions des particuliers, comme celles du secteur industriel, s’effondrent. Les possibilités d’obtenir subsides et secours auprès des œuvres caritatives habituelles sont, elles aussi, en diminution 193 . Des réductions de personnels sont envisagées. Leur remplacement par des bénévoles, pour remplir au moins les tâches liées aux formalités et courriers divers, se met en place. Très vite, les limites de cette organisation palliative sont atteintes et le Comité juge impensable de « tenir » dans un tel contexte sauf à mettre définitivement en péril l’Association. Rien n’est à attendre du réseau international, l’ensemble des branches se débattant dans les mêmes problèmes financiers.

Les démarches sont donc à élaborer selon une autre logique. Il faut, d’une part, entamer une procédure de reconnaissance d’utilité publique du SIAE et, d’autre part, entreprendre des demandes de subventions auprès des ministères. Entamée en 1930, la procédure de reconnaissance d’utilité publique met deux ans pour arriver à son terme. La longueur de ce délai est à imputer aux difficultés rencontrées pour répondre à l'obligation de réunir la dotation de 100.000 F. Près d’un an après le début de la procédure, seuls 8000 F ont pu être réunis. Et encore, ils vont être ponctionnés en 1930 pour combler un déficit budgétaire pouvant être fatal à la continuité du SIAE. Enfin, le 23 août 1932, le Service est reconnu d’utilité publique par décret. Il devra néanmoins modifier son titre. Le terme d’ « international » étant incompatible avec la reconnaissance obtenue, le SIAE devient le Service Social d’Aide aux Émigrants (SSAE) 194 . Bien avant la reconnaissance officielle d’utilité publique, les démarches auprès des ministères s’étaient multipliées. En mai 1930, le directeur de cabinet du Président du Conseil attribue 3000 F « à titre personnel » sur les fonds secrets. Utilisant la proximité des relations avec les sphères du pouvoir, les contacts s’établissent dans un premier temps « de personne à personne ». Une fois la première somme obtenue, c’est une demande officielle de subvention qui est adressée. Néanmoins, si l’obtention de sommes ponctuelles sur les fonds secrets, sans être aisée, ne présente pas d’obstacles insurmontables, l’obtention de subventions sur le budget de l’État constituent une étape plus redoutable à franchir 195 – dans la mesure où elle implique un engagement officiel des services ministériels à une période où la question de l’immigration est au centre de polémiques ardentes. Elle requiert également des demandeurs une soumission à des règles qui ne sont pas toujours très bien maîtrisées. Ainsi, l’inexpérience conduit à remettre un dossier après les délais impartis pour les arbitrages budgétaires. Et les tentatives pour faire jouer les réseaux d’influence se soldent souvent par des échecs sans appel.

Si l’apprentissage de ces nouvelles contraintes est apparemment laborieux, la capacité d’adapter les arguments aux interlocuteurs est plus maîtrisée. Cette plasticité du discours permet à la fois de se plier « à l’air du temps » et d’espérer faire entendre des arguments non plus en faveur de la légitimité de l’Association mais pour la défense des étrangers eux-mêmes. Ainsi, auprès du ministère des Affaires Étrangères, on déclare que malgré l’intitulé du service :

‘« Nous ne nous occupons pas que d’étrangers (…) ; nous aidons aussi des familles françaises à l’étranger et nous sommes la seule œuvre, croyons-nous, qui puisse être un lien entre les Français établis et ceux qui sont restés en France »et d’insister » sur le rayonnement de la France due à l’attention portée aux besoins des étrangers lorsqu’ils doivent rejoindre leur pays. » 196

Face au ministère de l’Intérieur, interpellé en décembre 1935, on présente l’intérêt que le pays peut retirer de la contribution du Service aux rapatriements . Ces derniers concernent :

‘« des chômeurs, des refoulés ou même des expulsés sans ressources (…) Nous essayons (ainsi) de décharger les œuvres publiques et privées, nous tâchons de supprimer un certain vagabondage provenant de l’absence d’autorisation de séjour, bref, en nous occupant d’étrangers, c’est pour le pays que nous travaillons… »  197

Cet opportunisme, dû aux exigences de la situation, ne porte guère ses fruits. Si bien qu’en 1936 la situation financière est telle que l’éventualité d’une fermeture définitive du SSAE est sérieusement envisagée. La crise économique contribue à donner des arguments aux industriels et manufacturiers pour diminuer, voire interrompre, leur contribution. La SGI, elle-même, cesse de verser les 2000 francs de subvention annuelle qu’elle adressait depuis 1925, mettant un terme à une relation empreinte par ailleurs de méfiance réciproque. Pourtant, la diminution des nouvelles introductions de travailleurs étrangers n’entraîne pas de baisse mécanique de l’activité du SSAE. Les difficultés de tous ordres rencontrées par ceux qui tentent de rester ou qui souhaitent retourner dans leur pays constituent une sollicitation de plus en plus forte.

L’arrivée du Front Populaire en mai 1936, puis les grandes grèves qui se déclenchent trois semaines plus tard, accentuent le reflux des contributions des industriels au budget associatif. Malgré l’intercession de Mme BLUM pour obtenir un rendez-vous et un appui financier auprès de la Présidence du Conseil, la somme attribuée ne permet pas de combler un déficit que les réductions de personnel et de frais engagées depuis deux ans n’ont pas réduit de façon significative 198 . Avant d’envisager des licenciements, le personnel en place propose de se mettre en congés sans solde en attendant de voir… Proposition acceptée par le Comité.

Comme si les ennuis ne pouvaient s’arrêter là, l’Association est informée en juin que l’immeuble dans lequel se trouvent ses locaux d’accueil est vendu et qu’il faut vider les lieux. L’absence de trésorerie ne permet d’étudier qu’une seule hypothèse : celle de la gratuité de nouveaux locaux. C’est Paul DEVINAT 199 qui va agir. Son épouse fait partie du Comité depuis les premières années et assume les responsabilités de secrétaire de l’Association. Son intervention auprès de Vincent AURIOL, alors ministre des Finances, sera décisive. Des locaux sis au 391 de la rue de Vaugirard sont mis gracieusement à la disposition du SSAE. Ils sont situés dans le même bâtiment que les services de la main-d’œuvre du ministère du Travail et de Prévoyance Sociale.

Dès la fin de l’année 1936, l'horizon quelque peu obscurci par de longs mois d’instabilité et d’insécurité semble s’éclaircir. Arguant d’une reconnaissance d’utilité publique et d’une attribution de locaux au sein de services ministériels, l’offensive repart de plus belle auprès des différents ministères.

À partir de 1938, c’est le ministère du Travail qui se trouve mis à contribution avec la création d’un sous-secrétariat d’État à l’Immigration. Des pourparlers sont engagés rapidement avec Philippe SERRE qui est à sa tête de février à mars 1938 200 . Prévoyant une augmentation et un aménagement de la taxe instituée par le décret-loi du 28 août 1937 sur les employeurs demandant de la main-d’œuvre étrangère, il évalue le supplément de recettes à 1.100.000 F. Sa proposition est d’affecter sur cette somme une subvention de 500.000 F au SSAE. En contrepartie, il demande au service d’étendre son action en organisant dans les départements dont la population étrangère est nombreuse, un service social « approprié » et de coordonner le travail des Inspectrices départementales qui assurent la protection de la main-d’œuvre féminine étrangère agricole dans 17 départements. Le but est d’étendre la compétence de ces inspectrices à l’ensemble des familles de travailleurs étrangers, qu’ils soient dans le secteur agricole ou industriel. Le projet de subvention est approuvé par la commission parlementaire et sera voté dans la nuit du 7 au 8 décembre 1938. Il aura donc fallu plusieurs mois pour concrétiser cette nouvelle situation qui eût la chance de ne pas être remise en cause par la suite, en dépit de la disparition du sous-secrétariat 201 . Durant la courte période de ces si fructueuses négociations, le SSAE est sollicité pour établir différents projets tant techniques que budgétaires afin de dessiner les contours de ce nouveau service. Projet qui se concrétisera par l’arrêté du 7 avril 1939 instaurant le Service Social de la Main d’Œuvre Étrangère (SSMOE).

Notes
193.

« Les budgets dit de ‘charité’ sont très diminués et hésitent à s’intéresser à la main-d’œuvre étrangère en France alors que le chômage parmi les non nationaux augmente chaque jour.», Archives SSAE, réunion du Comité de Paris, 6 Novembre 1931.

194.

Non sans avoir longuement hésité entre deux termes «migrants» et «émigrants». On peut s’étonner, étant donné le changement de nature de l’activité dès la fin des années vingt, que le terme d’«Émigrants » ait été en définitive conservé – sauf à considérer qu'il traduisait le lien permanent avec le réseau international représenté par l'IMS et auquel le SSAE continuait d'appartenir.

195.

L’attribution sur les fonds secrets concerne les ministères suivants : ministère des Affaires Étrangères : 5.000 F en 1931, 18.000 F en 1938 (en fait 26.000 F seront effectivement versés) ; ministère de l’Intérieur : 4.000 F en 1932 ; Présidence du Conseil : 3.000 F en 1930 , 15.000 F en 1931 et 10.000 F en 1936. Un autre mode de subvention est proposé, celui du versement «unique et extraordinaire» sur la Commission des Jeux. 30.000 F sont versés en 1933 par ce canal. Cette attribution officiellement non renouvelable sera néanmoins reconduite en 1936 et 1938 à la hauteur de 15.000 F pour chaque nouveau versement.

196.

Archives SSAE, courrier au ministère des Affaires Étrangères le 9 janvier 1932.

197.

Archives SSAE, courrier au ministère de l'Intérieur le 26 Décembre 1935.

198.

En 1930, les appointements du personnel s’élevaient à 80.400 F. Ils n’étaient plus que de 65.212 francs en 1935 pour baisser encore, en 1936, à 51.600 francs.

199.

Paul DEVINAT (1890-1980) : Après avoir commencé sa carrière au Secrétariat Général de la SDN où il se lie d'amitié avec Albert THOMAS, il rejoint en 1929 le Parti Radical-Socialiste et exerce des fonctions dans différents cabinets ministériels (Travaux publics, Colonies). Nommé Conseiller Maître à la Cour des Comptes en 1941, il utilise ses anciennes relations au sein de la S.D.N. pour créer un réseau de renseignements pour la France Libre. Après la guerre, il sera élu député et occupera plusieurs postes de Secrétaire d'État.

200.

Sur la courte expérience du sous-secrétariat d’État, voir Patrick WEIL, La France et ses étrangers. L'aventure d'une politique de l'immigration de 1938 à nos jours, Gallimard, 1995, pp. 42-48.

201.

Il faudra néanmoins tempérer l’enthousiasme initial car, en fait, sur les 500.000 F annoncés, seuls 125.000 F seront effectivement versés pour l’exercice 1938.