1. La neutralité comme un bouclier.

En ce début d’année 1939, l’assemblée générale du SSAE se tient dans un climat de sérénité relative. L’appui politique officiel amorcé avec Philippe SERRE ne s’est certes pas démenti malgré le départ de ce dernier du sous-secrétariat d’État ; mais ce départ signe aussi la disparition de la première expression d’une volonté d’action publique dans un domaine aussi cher au SSAE. Alexandre PARODI 234 , Directeur général de la Main d’œuvre au ministère du Travail, apporte un soutien constant à l’Association. Certes, l’extension du SSMOE est à l’ordre du jour. Le service peut faire valoir l’existence de 18 comités et il compte bien, avant la fin de l’année, s'étendre à dix nouveaux départements. Tout semble donc aller pour le mieux. Mais, sur l’autre face d’une médaille qui a été si difficile à graver, des signes d’inquiétudes se font jour : inquiétudes non plus liées à la fragilité du service mais au contexte général. La situation internationale connaît depuis plusieurs mois une tension croissante.

Les Accords de MUNICH 235 ont trompeusement laissé croire à une possible solution diplomatique des sources de conflits provoqués par les revendications belliqueuses et expansionnistes de l’État nazi. Le refus de la guerre semble alors absolu. Les manifestations répétées en faveur d’une paix à tout prix paraissent avoir convaincu. Obsédés par le souvenir de la « Der des der », des pans entiers de la société s'opposent à toute politique potentiellement dangereuse. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, des intellectuels, des artistes, des hommes politiques et des anciens combattants sont à l’origine d’un mouvement pacifiste plus ou moins « intégral » 236 .

En ce début d’année 1939, le « lâche soulagement » partagé par tous à l’issue des négociations de l’automne 1938, n’a laissé qu’un bref répit. Il faut se préparer à l’inéluctable ouverture d’un nouveau conflit. Entre engourdissement et souci « d’en finir », c’est cette attente qui inquiète au sein du SSAE. Il sait d’expérience que ce contexte ne peut qu’ouvrir une période encore plus défavorable à la défense et à la protection des étrangers. La menace est lourde pour eux : menace d’être, plus encore qu’à l’ordinaire, considérés comme des « indésirables » ou, pire, comme des « ennemis de la nation ». Les années trente n’auraient-elles été que les prémices d’une exclusion et d’une oppression plus terribles qui seraient à venir ?

Quelle riposte préparer pour contribuer à une protection efficace ? La logique suivie semble se résumer à l’adage « se protéger pour protéger les autres ». Pour cela, il faut se dégager de toute emprise partisane et afficher une neutralité sans faille 237 . S'abstenir de tout parti pris, de toute critique sur les évènements qui se déroulent. Cette position se justifie par le souci de ne devenir en aucun cas une cible. La neutralité n’est pas le pacifisme. Ce qui peut apparaître comme une sorte d’indifférence est surtout un moyen de se protéger et de maintenir – autant que faire se peut – une certaine façon de voir et d’agir. Ainsi, le SSAE revendique de s’occuper de tout étranger sans la moindre exclusive nationale ou confessionnelle. Une telle attitude détonne car, à l’époque, la plupart des œuvres ou comités d’assistance privilégient leurs nationaux ou leurs coreligionnaires. C’est au prix du refus de tout commentaire ou pire, de toute contestation, que l’on pense être capable de maintenir cette exigence. Aussi la neutralité revendiquée a-t-elle pour corrélat un légalisme fort, une certaine « plasticité » permettant de tolérer ou de juger amendables les réticences, les faux-fuyants et les lacunes des politiques.

Se préparer au pire devient l’horizon de l’action. À l'aube du 1er septembre 1939, L’Allemagne attaque la Pologne 238 . La mobilisation générale est décrétée en France le 2 septembre, et la convocation du Parlement pour l’après-midi du même jour. Après une dernière tentative de dernière conférence pour de retarder l’échéance d’une entrée en guerre 239 , la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne le 3 septembre. Édouard DALADIER s’adresse à la nation : « Nous faisons la guerre parce qu’on nous l’a imposée » 240 . Imposée, certes, mais aussi acceptée par un pays qui se prépare à l’accomplir sans enthousiasme mais avec peut-être plus de sens du devoir que ce que l'on a voulu retenir par la suite.

Notes
234.

Alexandre PARODI commence sa carrière en 1926 en entrant au Conseil d’État. En 1939, il est directeur général du Travail et de la Main d’œuvre. Il contribue largement à la décision de faire attribuer au SSAE sa première subvention et il a étroitement collaboré au projet de statut du Service Social de la Main d’œuvre Étrangère. Relevé de ses fonctions par Vichy en Octobre 1940, il est chargé dans la Résistance de participer à un comité des sages pour préparer l'administration et les lois qui entreraient en vigueur à la Libération.

235.

En Mars 1938, l’Anschluss provoque un sursaut de la diplomatie française. Le Gouvernement s’interroge sur les moyens à mettre en œuvre pour secourir la Tchécoslovaquie, menacée par les prétentions d’HITLER sur le territoire des Sudètes, et qu'elle a promis d’aider par voie de traité. Mais il est difficile de concevoir et appliquer toute forme de riposte de façon isolée. La Grande-Bretagne, de son côté, est réticente à l’idée de s’engager, craignant un embrasement général. Le délicat équilibre entre l’apparence de fermeté, le refus de déclencher un nouveau conflit mondial, tout en s’inquiétant des intentions du Reich devient un exercice de plus en plus périlleux. Un subtil manège de rapports de force, de reculades et de menaces montre des alliés paralysés et incapables de mesurer les intentions et la force réelle du futur ennemi. Un plan franco-britannique est proposé au gouvernement tchèque. Ce plan prévoit la cession territoriale d’une partie de la Tchécoslovaquie. Après avoir été «douloureusement » accepté, ce plan est repoussé par HITLER. Une brusque tension s’en suit. En France, on prépare la mobilisation. Mais préserver la paix l’emporte sur tout le reste, et des pressions de plus en plus fermes s’exercent sur les autorités tchèques afin qu’elles acceptent des concessions toujours plus grandes. DALADIER souhaite défendre «la paix dans l’honneur». L’espoir réside dans le fait que la satisfaction d’une «ultime » revendication de HITLER permettrait de régler définitivement les causes larvées d’un conflit menaçant. Dans la nuit du 29 au 30 septembre 1938, les quatre puissances – Allemagne, Grande-Bretagne, France et Italie – signent un accord visant à mettre fin au conflit germano-tchèque. Cet accord prévoit un plan d’évacuation par les Tchèques suivie d'une occupation par étapes par le Reich, du territoire des Sudètes. Sur les négociations menant aux Accords de Munich, on se reportera à Jean Baptiste DUROSELLE, Politique Étrangère de la France 1871-1969. La Décadence, 1932-1939, Imprimerie Nationale, Paris, 1985, pp. 325-366. On pourra aussi consulter Le Livre Jaune Français, Documents Diplomatiques, 1938-1939, Ministère des Affaires Étrangères, Imprimerie Nationale, Paris, 1939.

236.

Voir Antoine PROST, Les Anciens Combattants et la Société française, 1914-1939, Volume Mentalités et Idéologie, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1977, et Jean Pierre BIONDI, La Mêlée des Pacifistes. La Grande Dérive, Maisonneuve et Larose, Paris, 2000.

237.

« Les assistantes sociales, étrangères aux considérations politiques, exclusivement soucieuses de remédier à des détresses, d’assurer une vie familiale normale aux étrangers, en les réadaptant dans la collectivité qui leur sera le plus favorable en dehors de tout esprit de système. Leurs observations, objectives, désintéressées sont une excellente base d’étude pour un certain nombre de questions concernant les étrangers en France. Elles donnent les moyens de dégager, pour les suggérer à l’administration, des solutions certes très partielles mais pratiques et aisément réalisables. » Archives SSAE, conclusion de l’Assemblée Générale SSAE tenue en janvier 1939.

238.

HITLER déclare au Reichstag le samedi 2 septembre : «Depuis des mois nous souffrons tous, sous le cauchemar d’un problème créé par le Traité de Versailles et qui nous était devenu insupportable. Dantzig et le Corridor furent et sont allemands. Dantzig a été séparé de nous, et le Corridor annexé par la Pologne. Mais surtout les minorités allemandes ont été maltraitées de la manière la plus douloureuse (…) Je me montrerai le premier soldat du Reich allemand. » Cité par Étienne VIVALDI, De Munich à Yalta, Tome I : 1938-1940, Les Démocraties en péril, Autre temps, Marseille, 1994, p. 158.

239.

Jean Baptiste DUROSELLE, Op. cit. pp. 484-493.

240.

Le Livre Jaune, Op.cit., p. 416.