2. Un mouvement qui se fige.

Avec la déclaration des hostilités s’ouvre une période de déplacements de populations sans précédent en Europe. Si l’exode de juin 1940 reste l’image la plus marquante de ce phénomène, on oublie très souvent que, dès septembre 1939, les premières évacuations jettent sur les routes des milliers de réfugiés. Ces évacuations contraintes se déroulent en application d’un plan concerté dont les bases ont été établies dès la fin de la Première Guerre mondiale 241 .

C’est ainsi qu’en septembre 1939, 630.000 Alsaciens et Mosellans doivent quitter leurs foyers et sont dirigés vers les départements de la Dordogne, de la Vienne ou de la Charente… 242 . Malgré les prévisions et les précautions prises, ces mouvements ne vont pas sans problèmes, sans compter l’arrachement insupportable que représente l’abandon de tout ce que l’on possède. Néanmoins, le mouvement s’effectue dans le calme. Pour les évacués commence l’aventure d’une migration, certes à l’intérieur d’un même pays, mais dont les péripéties heureuses et malheureuses rejoignent le parcours chaotique et incertain de tous les migrants. Modes de vie différents, choc entre le Nord et le Sud, tous les ingrédients sont réunis pour créer une situation de tension 243 .

La mobilisation se déroule dans des conditions satisfaisantes. Comme au cours de la Première Guerre mondiale, elle provoque une ponction massive dans la population masculine. La France compte alors 41 millions d’habitants 244 . 4 à 5 millions de Français se retrouvent sous l’uniforme, ce qui représente 29 classes d’âge de 1909 à 1938, dont 12 d’anciens combattants retrouvant le chemin du front vingt ans après « la Der des der ». Après ces mouvements plus ou moins ordonnés, le pays s’englue dans la « Drôle de guerre ». Les adversaires s’observent. Commence alors une attente à la fois justifiée par une stratégie 245 mais aussi subie dans un sentiment d’engourdissement général. Tout instant d’attente est aussi une illusion de sursis.

Si, au front, les hommes ne se battent pas, à l’arrière la lutte pour la survie commence. L’hiver de cette année est particulièrement rude. Les premières restrictions commencent, « le pain est cher, les prix s’envolent » 246 . Comme en 1914, la mobilisation des hommes déséquilibre l’économie agricole, industrielle et familiale. La paralysie ambiante commence à produire des effets dévastateurs sur l’unité du pays, unité qui s’était apparemment recomposée au moment de la déclaration de guerre. Les séquelles des années trente, années de division et de clivages insurmontables, réapparaissent. Mal cicatrisées, les plaies s’ouvrent à nouveau et tracent de nouveaux clivages comme autant de lignes de front intérieures. Afin de pallier les insuffisances en main-d’œuvre, certains mobilisés quittent le front et viennent suppléer les actifs, surtout pour soutenir l’industrie de guerre. Ces « affectés spéciaux » font vite figure de « pistonnés » et sont la cible des rancœurs les plus diverses 247 . Contrairement à ce qui s’était passé entre 1914 et 1918, il est peu fait appel à une main-d’œuvre supplétive, féminine ou étrangère. Pour les étrangers, la suspicion est de rigueur et, pour ceux qui se préoccupent de leur sort, les temps ne sont pas plus favorables.

Notes
241.

8 En cas de nouveau conflit, l’État-Major français avait alors prévu l’organisation d’une ligne défensive sur les frontières Nord et Nord-Est du pays. Il s’agissait, entre autres, d’encadrer une évacuation massive des populations civiles se trouvant dans la zone proche du front, la construction d’une ligne de fortifications le long des frontières restant la mesure essentielle d'une stratégie globale de défense. Le projet d’évacuation fait l’objet de concertations préalables avec les municipalités. Il faut, en effet, établir l’inventaire des personnes et de toutes les ressources à déplacer – bétail comme matériel en tout genre – et prévoir les moyens correspondants afin de procéder au vaste mouvement. À chaque ville et département concernés par l’évacuation correspond une ville ou un département d’accueil. Ces derniers sont situés dans l’Ouest et le Sud-Ouest de la France, zones réputées à l’abri des «invasions».

242.

Sur le phénomène général des réfugiés et l’organisation des évacuations en particulier, on pourra se reporter à l’ouvrage de Paul LÉVY et Jean Jacques BECKER (dir.), Les Réfugiés pendant la Seconde Guerre mondiale, , CERHIM, Confolens, 1999.

243.

«Le fort accent germanique des exilés de l’Est les rapproche, pour les populations d’accueil, du 'boche'», Dominique VEILLON, Vivre et Survivre en France, 1939-1947, Payot, p. 33.

244.

Le solde démographique est toujours négatif. En 1938, on compte 612.248 naissances pour 647.987 décès.

245.

Édouard DALADIER déclare dès le 9 septembre : «Notre intérêt est d’attendre» (cité par François BÉDARIDA, Op. cit., p. 43). Quant à Winston CHURCHILL, il déclare : «Dans cette guerre, il faut se résigner à la monotonie».

246.

Dominique VEILLON, Op. cit., pp. 37-38.

247.

Voir Jean-Louis CRÉMIEUX BRILHAC, Les Français de l'an 40, Tome 1, pp. 456-465.