3. Les incidences de la guerre pour le ssae.

L’entrée en guerre de la France contre l’Allemagne trouble la quiétude précaire du Service. Les menaces répétées contre la Pologne, comme l’abandon de la Tchécoslovaquie aux appétits du Reich, ne pouvaient qu’ébranler un équilibre bien fragile. Deux pays sont au cœur de la tourmente, deux pays avec lesquels depuis des décennies un long travail avait permis de tisser des liens, des relations, des amitiés. Premiers signes d'affolement, les ressortissants résidant en France, connus du service, assaillent les permanences en quête de nouvelles de leurs proches restés au pays natal.

Dans ce contexte de tension et d'incertitude, le Conseil d’administration reste fidèle au poste. Depuis 1938, Georges MAUCO a fait son entrée comme nouvel administrateur ainsi que le Comte CLAUZEL. Si les nouveaux venus participent de façon plus ou moins intense à la vie de l’Association, le « premier cercle » continue à tenir des séances régulières afin de suivre de près le déroulement des évènements. La mobilisation du trésorier oblige à quelques réaménagements internes vite opérationnels. C’est la Directrice du bureau de PARIS, Adèle de BLONAY, qui reçoit le pouvoir de signature afin de permettre au SSAE de continuer à fonctionner. Car l’argent arrive. Dès le mois d’octobre, le versement d’une partie de la subvention du ministère du Travail 248 permet enfin d’assurer les recrutements tant attendus pour faire face à l’augmentation croissante de l’activité.

L’activité, en effet, se modifie très vite dès l’ouverture des hostilités. À la fin de l’année 1939, la préparation du rapport d’activité traduit ces changements. Les demandes de rapatriements et de regroupements familiaux sont en baisse sensible. La guerre fige les mouvements de circulation d’un pays à l’autre, et l’arrêt des communications et des échanges d’information met une fin brutale aux demandes en cours ou à venir.

En revanche, les sollicitations financières augmentent. Elles proviennent de familles que la guerre précipite dans la misère. Femmes étrangères de mobilisés ou d’engagés ne percevant plus d’allocation 249 , travailleuses réduites au chômage, épouses dont le conjoint ou soutien de famille est interné, elles sont nombreuses à venir chercher des solutions à leur situation. De plus, les évacuations ont provoqué de nombreuses séparations de famille. Comment faire pour retrouver la trace d’un parent, d’un enfant ? Les situations personnelles sont bouleversées : il faut pouvoir établir la nationalité aux fins de mobilisation ou d’engagement, conseiller et aider pour les mariages d’étrangers mobilisés ou engagés…

D’une façon générale, l’activité mesurée par le nombre de situations traitées augmente de façon régulière. Ainsi, pour le seul mois de décembre 1939, le nombre de nouveaux dossiers s’élève à 282. Il était de 55 pour le même mois de l’année précédente 250 . À l’augmentation des sollicitations s’ajoutent des appels de différents comités de défense et de protection des étrangers, surtout de réfugiés, qui pressent le SSAE d’intervenir auprès des pouvoirs publics ou de les abriter au sein même de l’association. C'est ainsi que l’Office des Sarrois contacte Lucie CHEVALLEY pour lui demander l'appui du Service afin d’intervenir auprès des autorités françaises en faveur des réfugiés de la Sarre. Si le Service peut tirer une certaine fierté d’être devenu un passage obligé – car légitimé – pour appuyer toute requête, il ne souhaite pas s’engager dans ce qui pourrait devenir une simple activité de distribution de secours. Aussi le compromis suivant est-il trouvé : les secours seront attribués et distribués par le Comité d’assistance aux réfugiés ; le SSAE, lui, prendra en charge les problèmes familiaux.

Pour beaucoup de ces comités, la déclaration de guerre signifie l'arrêt brutal de leurs activités. Leurs responsables mobilisés et leurs ressources exsangues font que la désorganisation les guette. Cette situation amène certains d’entre eux à une quasi-incorporation dans le service. C’est le cas du Comité Central d’Aide aux Émigrants Juifs. Créé en 1933, au moment de l’arrivée des Allemands israélites fuyant leur pays après l’accession d’HITLER au pouvoir, ce Comité, avec l’appui de la HICEM, se charge d’aider ceux qui le peuvent encore à émigrer aux États-Unis ou en Amérique du Sud. Le SSAE accepte de partager une partie des locaux qu’il occupe rue de Vaugirard et une partition des tâches et des responsabilités s’établit entre les deux organisations : le Comité central continue à assurer les démarches nécessaires auprès de ses propres bureaux en France et à l’étranger ; le SSAE, en revanche, se voit réorienté vers les situations nécessitant une intervention auprès des autorités françaises (Préfecture, ministère du Travail…). Le Comité central devient ainsi la « section C » du SSAE, les deux premières sections recouvrant l’action internationale (« A ») et le Service de la main-d’œuvre étrangère (« B »). L'activité de cette nouvelle section est mentionnée, mais non détaillée, dans le rapport d’activité présenté à l’assemblée générale du SSAE en avril 1940.

On peut s’étonner que le SSAE, d’ordinaire peu enclin à partager, ait proposé en quelque sorte « un régime de faveur ». Le rattachement d'un service d’entraide juive à une telle organisation représentait, à n’en pas douter, une réelle garantie de protection. Certes, la vocation première d’aide à l’émigration présente un cousinage fort avec la branche française d’une organisation internationale préoccupée des conséquences de la migration ; certes, les liens entre les représentants de la HICEM, dont le siège est new-yorkais, et Georges WARREN, directeur de la branche américaine de l’IMS, sont très étroits ; mais ceci n’explique que partiellement la situation.

Souvenons-nous de la très forte proximité entre plusieurs responsables du SSAE et les adhérentes du CNFF. Dans le réseau construit et consolidé depuis les années vingt, se côtoient bourgeoises et aristocrates israélites et protestantes. Certaines collaborations établies depuis de nombreuses années facilitent les relations avec les Comités d’entraide juive qui se sont, depuis les années trente, mis en place pour venir au secours de leurs coreligionnaires. Ainsi William OUALID, juriste et professeur de droit, préside régulièrement les journées qui rassemblent les assistantes sociales du SSMOE. Membre actif du Consistoire et de l’Inter Comité des œuvres françaises d’assistance aux réfugiés, spécialiste des questions d’immigration et de main-d’œuvre, il est un interlocuteur et un allié naturel du SSAE avec qui il entretient des relations suivies, notamment avec Lucie CHEVALLEY qu'il met en contact avec les principaux acteurs de l’entraide israélite du moment.

Concrètement, l’activité du Comité central d’aide aux Émigrants juifs restera autonome vis-à-vis des actions menées habituellement par le SSAE. Le rapport d’activité présenté en février 1940, mentionne bien l’existence de la section « C », mais insiste sur l’indépendance du Comité 251 . À tel point que nombre de volontaires qui y apportent leur contribution ne connaissent que très formellement la relation avec le SSAE et n’ont aucun contact direct avec sa direction. C’est le cas d’Henry BULAWKO. Non mobilisable, il est un membre actif du Comité. Il connaît Lucie CHEVALLEY de nom, et il sait que des rencontres ont lieu « au sommet » – sans plus. Fuyant PARIS au moment de l’arrivée des troupes allemandes, il reviendra pour s’engager aux côtés de David RAPOPORT dans l’action du Comité Amelot.

‘« Je n’ai même pas, à mon retour, pensé à revenir ni vers le Comité ni vers le SSAE. Dans mon esprit, il était impossible que ces deux services puissent continuer à fonctionner étant donné la situation » 252 . ’

Il est pourtant indéniable qu’un travail en commun se construit entre les deux services afin d’aider le plus largement possible les réfugiés qui ont encore la possibilité d’émigrer. Des recherches sont menées ensemble dans les «   centres d’hébergement d’étrangers   » afin de proposer à ceux qui peuvent en bénéficier l’obtention de visas nécessaires pour l’entrée en Amérique du Nord ou du Sud. Le SSAE tente de faciliter la procédure de sortie des camps au moment de l’embarquement, et il organise les regroupements de familles en vue du départ. «   En quelques semaines avant la fin de 1939, plus de 150 départs ont pu être effectués et de nouveaux groupes vont partir au cours des prochaines semaines   » 253 . À Marseille aussi, les liens avec le Comité se traduisent par des actions menées en commun. La directrice du bureau et le délégué du Comité font ensemble les visites sur les bateaux et dans le port, afin de se mettre à la disposition des émigrants en transit.

Notes
248.

125.000 francs sur les 500.000 initialement votés.

249.

Étrangères, elles ne possèdent pas de carte de travail et ne peuvent subvenir aux besoins économiques de la famille.

250.

Pour l’ensemble de l’année 1939, le nombre de cas traités est de 1.701, auquel s'ajoutent 925 situations de «légers services» n'ayant pas nécessité d'ouverture de dossier.

251.

« Depuis le 1 er Octobre, le Comité d’Assistance aux Émigrants Juifs s’est mis en relation très suivie avec notre service. Installé à côté de nous, il conserve toutefois son indépendance et peut, d’un moment à l’autre, reprendre ailleurs son existence propre ; aussi ne croyons-nous pas avoir à donner ici un compte-rendu complet de son activité. », Archives SSAE, Rapport sur l’exercice 1939 présenté à l’Assemblée Générale du 20 février 1940, p. 9.

252.

Entretien avec Henry BULAWKO, le 18 mai 2000. Henry BULAWKO travaillait aussi pour la HICEM avant guerre, et c'est sa rencontre avec David RAPOPORT, qui dirigeait le Centre Amelot, qui l'impliqua fortement dans les actions clandestines du Centre. L'une de ses tâches principales consistait en la fabrication de fausses pièces d'identités. Très engagé politiquement, il développe rapidement des liens avec les mouvements de résistance juifs et communistes. Arrêté en novembre 1942, il est interné à DRANCY et BEAUNE-La-ROLANDE durant huit mois puis déporté à AUSCHWITZ où il restera jusqu'à la libération du camp par les Russes. Il est devenu ensuite un militant inlassable de la cause sioniste et de la mémoire de la résistance juive. Il a écrit ses souvenirs de déportation dans un ouvrage paru une dizaine d'années après son retour des camps : Henry BULAWKO, Les jeux de la mort et de l'espoir, Auschwitz / Javorzno, Encres, 1980(réédition).

253.

Archives SSAE, rapport d’activité 1939.