4. « Pendant la guerre, les besoins en main-d’œuvre continuent ! »

Durant les années trente, la crise économique mondiale ne marque une pause que dans les premiers mois du Front Populaire, puis dans les mois qui précèdent le déclenchement de la guerre. L'appel à la main-d’œuvre étrangère a subi, nous l'avons vu, un ralentissement sensible. Pourtant, au moment de l'arrivée en masse de réfugiés espagnols, des voix – dont celle d'Adolphe LANDRY – s'élèvent pour que la force de travail qu'ils représentent puisse être utilisée en faveur de l'économie française. Ces voix sont systématiquement étouffées par d'autres qui prônent le refoulement 254 . Cet aveuglement n'est pourtant pas obligatoirement partagé au sein de l'administration chargée de la main-d’œuvre étrangère.

‘« Cette main-d’œuvre, importante en temps de paix doit nécessairement s’augmenter du fait de la guerre pour répondre aux besoins de la production nationale » 255 . ’

Selon leur nationalité d’origine, la situation de guerre entraîne des conséquences différentes pour les étrangers présents sur le territoire.

Pour les réfugiés et apatrides, des dispositions particulières sont prises. En ce qui concerne les seconds, les autorités distinguent les réfugiés dits « Nansen » des autres réfugiés. Ils bénéficient d’un régime de faveur pour le travail et d’un titre de voyage particulier, le « passeport Nansen ». Sont essentiellement concernés les Russes, les Arméniens et les Sarrois. Pour les autres origines – Roumains, Polonais, Lithuaniens, Allemands ou Autrichiens pouvant apporter la preuve de la perte de leur nationalité – leur carte comporte la mention : « ne justifie d’aucune nationalité, origine X… ».

Au-delà de ces catégories, beaucoup d’étrangers n’ont pas perdu leur nationalité mais ne souhaitent pas pour autant retourner dans leur pays. C’est le cas de la plupart des réfugiés allemands arrivés en France entre 1933 et 1936 et qui bénéficient de la Convention de Genève 256 . Un décret-loi du 12 avril 1939 prévoit que les étrangers bénéficiaires du droit d’asile ont l’obligation d’accomplir des « prestations » d’une durée équivalente au service militaire 257 . S’ils refusent de se soumettre à cette disposition, ils perdent la qualité de réfugiés 258 . Dans la mesure où un gouvernement et une armée continuent d’exister en exil, les Polonais, pour leur part, sont mobilisés dans celle-ci 259 . Tous les étrangers, à l’exception des Polonais et des Tchécoslovaques, peuvent s’engager dans la Légion Étrangère pour la durée de la guerre et non pour cinq ans comme le prévoient les contrats habituels.

Les effets de ces mesures, telles qu’elles sont déclinées en directives officielles, ne vont pas systématiquement dans le sens d’une compensation de main-d’œuvre permettant, par un apport extérieur, de combler le déficit résultant de la mobilisation.

Les Espagnols, du moins ceux qui ont pu sortir des camps « d’hébergement », se trouvent dans un premier temps embrigadés dans des formations quasi militaires permettant aux secteurs industriel et agricole de bénéficier d’une main-d’œuvre bon marché. Peu à peu, lorsqu’ils ne retournent pas en Espagne, certains réussissent à intégrer normalement l’économie « nationale ». Là encore, il leur faut vaincre les préventions et les préjugés car la méfiance vis-à-vis des travailleurs étrangers est souvent plus forte que tout. Néanmoins, dès que leurs moyens le leur permettent, certains peuvent faire venir leur famille. Toutefois, cette main-d’œuvre considérée par la Direction générale du Travail comme en voie d’assimilation reste insuffisante car l'incorporation des Polonais et des Tchécoslovaques dans leurs armées respectives crée de nouveaux déficits. De nouveau, le ministère du Travail se met en quête de main-d’œuvre extérieure. Des négociations sont entreprises avec des pays non belligérants pour acheminer des travailleurs vers certains secteurs économiques 260 .

Comme durant la Première Guerre mondiale, le recours à la main-d’œuvre coloniale est aussitôt organisé. Mais les résultats obtenus restent bien en deçà des prévisions initiales et, surtout, bien inférieurs au mouvement qui s’était produit entre 1914 et 1918 261 . Considérée comme une main-d’œuvre devant être fortement encadrée, les services ministériels la différencient de la main-d’œuvre étrangère. Celle-ci « est au contraire une main-d’œuvre libre qui va se trouver en contact permanent avec nos nationaux, et sur l’adaptation et l’assimilation de laquelle il est indispensable de veiller » 262 .

Cette mission de surveillance et d’assistance ne peut revenir qu’à un service comme le Service Social de la Main d’Oeuvre Étrangère. Et les tâches ne manquent pas. Signe de cet essor, l’extension continue et régulière du nombre des comités départementaux. En mars 1940, seize sont d’ores et déjà constitués, d’autres sont en préparation. Un nouvel arrêté en date du 21 janvier 1940 renforce celui déjà paru en mars 1939. Il rend obligatoire la constitution des comités dans chaque département, en fixe les règles de composition et harmonise le taux de rémunération des agents employés comme assistantes sociales 263 . La question du traitement est d’ailleurs l’une des plus délicate pour les comités. En règle générale, le budget d’un poste est évalué à 25.000 F annuels (salaire et frais de fonctionnement). Les recettes peuvent être obtenues par des participations du Conseil général, de la Chambre d’agriculture ou de la Chambre de commerce 264 . Plusieurs départements peuvent se regrouper pour recruter une seule et même assistante sociale.

Durant la période de guerre, les activités se centrent sur le soutien moral à apporter aux ouvrières polonaises isolées qui sont sans nouvelles de leur famille – mari et enfants – restée au pays. En France, la mobilisation des conjoints polonais et tchécoslovaques laisse des familles entières en situation de détresse matérielle, les allocations militaires auxquelles elles peuvent prétendre n’étant versées la plupart du temps qu’avec retard ou incomplètement. Ces incidents nécessitent démarches et réclamations. En outre, les assistantes sociales se rendent dans les centres d’hébergement où sont internés des réfugiés espagnols. Le but de ces visites est de les faire sortir pour opérer leur placement dans l’industrie ou l’agriculture. Dans ce dernier domaine, les besoins sont tels qu’ils inspirent beaucoup d’idées. Marcel PAON, au ministère de l’Agriculture, effectue un recensement des métairies abandonnées dans le Sud-ouest. Il souhaite que des familles espagnoles puissent reprendre ces exploitations rurales pour les faire revivre. Afin de mieux organiser cette opération, il sollicite Lucie CHEVALLEY pour que le SSAE constitue une« section du métayage », section qui serait dirigée par la Présidente de l’Association et lui-même, et qui bénéficierait d’une forte subvention de fonctionnement du ministère. Cette section ne verra jamais le jour, mais ce projet incitera le service à solliciter le soutien des finances publiques pour créer un centre d’accueil et de placement de femmes espagnoles dans l’agriculture.

À la fin du mois de novembre 1939, une maison est trouvée à MÉRICOURT, dans le département de la Seine-et-Oise. Il s’agit de former des vachères et des bonnes de ferme afin de les placer ensuite dans des exploitations agricoles. Il s’agit surtout de faire sortir rapidement des centres d’internement des femmes qui supportent de plus en plus mal leurs conditions d’existence. Malgré la générosité d’une telle opération, la mise en place du Centre d’accueil va se heurter à des obstacles imprévus et se solder par un demi-échec. Ouvert au début du mois de janvier 1940, le Centre accueille 22 femmes réfugiées dès le 19 janvier. Les critères de sélection 265 ont sensiblement réduit le nombre des prétendantes, et les visites dans plusieurs centres regroupant près de 3000 réfugiés n’ont pas permis d’offrir à plus de candidates la possibilité de sortir de leur zone d’internement. Autre déconvenue, dès leur arrivée, huit d’entre elles déclarent qu’elles ne souhaitent pas travailler dans l’agriculture car elles redoutent la dureté des conditions de travail et d’existence. Sur l’ensemble des personnes accueillies, seules trois se déclareront satisfaites de leur placement. Les échecs ne sont pas, loin de là, à mettre exclusivement au compte des réfugiées ni à celui des démarches plus ou moins bien inspirées des promotrices. Comme le souligne une assistante sociale dans son rapport, « malgré le manque de main-d’œuvre, les agriculteurs se méfient des Espagnoles. Ils préfèrent les Polonaises et les Tchèques » 266 .

Le Centre arrête de fonctionner définitivement en mai 1940. Si les résultats de l’action n’ont pas été à la hauteur des espérances initiales, la direction du SSAE en retire néanmoins un enseignement de taille ; pour sortir les internés des camps, dans lesquels ils végètent, il est possible d’ouvrir deux voies : l’émigration ou le placement dans des centres. C’est un enseignement, qu’avec d’autres organisations, elle n’oubliera pas dans les heures sombres qui s’annoncent.

Notes
254.

Albert SARRAUT, devant la Chambre des députés, n'hésite pas à proclamer : « J'ai demandé à Monsieur le ministre des Colonies, s'il ne pouvait pas nous désigner, dans le fin fonds du Pacifique, des îles désertes, mais cultivables, où l'on pourrait faire (aux réfugiés espagnols) ce que l'Angleterre a fait en Australie avec les convicts». Cité par Alfred SAUVY, Histoire économique de la France entre les deux guerres, Economica, 1984, Volume II, p. 413.

255.

Archives SSAE, intervention d'Alexandre PARODI à la réunion des assistantes sociales du SSMOE des 11, 12, 13 et 14 avril 1940.

256.

Celle-ci date de 1936. La plupart n’ont pas souhaité bénéficier du passeport «Nansen » et possèdent un titre de voyage particulier ainsi qu’un certificat d’identité. En revanche, ils ne peuvent prétendre à l’application de la Convention de 1933 sur la prévoyance et l’assistance.

257.

C’est-à-dire 24 mois.

258.

«Les étrangers concernés sont recensés et passent devant un conseil de révision avant de devenir prestataires. Le seul moyen d’échapper à cet enrôlement est de quitter le territoire français avant que le recensement n’ait pu être établi. Mais, il ne sera plus possible ultérieurement de revenir car le nom du réfractaire se verra porté sur les listes d’interdiction d’entrée sur le territoire. Dès que le passage devant le conseil de révision est effectif, il est impossible de partir. Seul un arrêté ministériel peut libérer l’intéressé.», Archives SSAE, note sur «Les mesures législatives et réglementaires concernant l’entrée, le séjour et la sortie des étrangers», provenant du ministère de l’Intérieur, service de la Sûreté Nationale.

259.

Pour ceux qui auraient été dénaturalisés, ils doivent devenir prestataires.

260.

Alexandre PARODI, dans son intervention auprès des assistantes sociales du SSMOE, fait état de traités en cours avec le Portugal, d'une part, pour faire venir des bûcherons et des ouvriers industriels, et avec la Yougoslavie, d'autre part, pour des métallurgistes et des ouvriers agricoles, et enfin avec la Grèce pour des bergers.

261.

Sur les 100.000 travailleurs nord-africains prévus, seuls 20.000 seront introduits ainsi que 20.000 travailleurs indochinois.

262.

Et Alexandre PARODI d’ajouter : «Ces problèmes actuels créés par la guerre ne cesseront pas avec la guerre. L’état démographique de notre pays nécessite un apport d’éléments sains de l’immigration (…).», Archives SSAE, Conférence annuelle des assistantes sociales du SSMOE, avril 1940.

263.

Le salaire est fixé entre 1.350 et 1.500 francs mensuels suivant l’expérience au moment du recrutement, le plafond est prévu à 2.000 francs. À ces traitements peuvent s’ajouter des indemnités de résidence, de cherté de la vie, de travaux exceptionnels… (Archives SSAE, note du ministère du Travail du 23 mars 1940 aux Préfets pour information aux Inspecteurs divisionnaires du Travail et de la Main d’œuvre).

264.

En mars 1940, sur 9 départements, les participations des Conseils généraux allaient de 4.000 à 25.000 francs ; celles des Chambres d’agriculture de 3.000 à 10.000 francs. Le SSAE, quant à lui, apporte une contribution qui peut atteindre le quart du budget total.

265.

Femmes sans enfants ou acceptant de s’en séparer, ayant déjà travaillé dans l’agriculture ou n’ayant pas travaillé dans l’agriculture mais dont les parents ou le mari sont ou étaient agriculteurs. En tout état de cause, il est demandé la capacité physique et la volonté de travailler dans l’agriculture.

266.

Archives SSAE, rapport établi par Denise GRUNEWALD : « Trois mois de travail à Méricourt », avril 1940.